Littérature de langue anglaise, théorie et critique dans la
Samuel Taylor Coleridge, l'une des principales références dans le domaine de la théorie littéraire moderne de langue anglaise, suscite peu d'intérêt au XIXe siècle au Canada. En effet, à l'exemple de l'Angleterre victorienne, le Canada affiche à cette époque une attitude anti-théorique. Thomas Carlyle, John Ruskin et Matthew Arnold, les grands défenseurs de la littérature victorienne, étaient des déterministes convaincus. Selon eux, l'art véritable est « à la base » une question de bonne morale; il oriente l'imagination « sensuelle » de l'artiste et du public. Si la vision artistique est vraie, les détails techniques nécessaires à son expression se règlent d'eux-mêmes. En abordant la « vision » dans ce sens, ces défenseurs de la littérature victorienne prônent avec succès que seule une démarche non critique et non systématique donne accès au mystère de l'art. Les oeuvres remarquables ou ayant remporté beaucoup de succès permettent de fournir une définition claire (comparaison avec des exemples similaires tirés de l'oeuvre d'Homère, de Dante, de Shakespeare ou de Milton) ou d'invoquer un sens moral. Cependant, elles ne permettent pas de réfléchir sur des formes littéraires particulières ou d'isoler et d'analyser les caractéristiques distinctives d'un texte.
Au Canada, la théorie littéraire commence par s'exprimer dans les revues littéraires (voir REVUES LITTÉRAIRES DE LANGUE ANGLAISE). Bien avant The lntellectual Development of Canadian Literature (1881) de John George BOURINOT, les essais et critiques publiés dans la presse littéraire identifient et tentent de cerner les questions fondamentales abordées dans les oeuvres britanniques et américaines contemporaines. La tâche n'est pas facile étant donné les ressources et la diffusion limitées des revues, ainsi que la constante et complexe migration des idées. Ces premiers efforts sont remarquables pour la perspicacité et la clarté avec lesquelles ils ont mis en lumière les sujets qui sont demeurés au centre du débat théorique canadien, soit la possibilité et l'intérêt d'avoir une littérature canadienne distincte, ainsi que la nature de la contribution de la littérature à la vie nationale.
Bien que les romantiques européens aient déjà abordé ces questions, les Canadiens se les sont appropriées. Pour cela, ils ne suivent pas les voies habituelles vers l'innovation théorique (la création de nouveaux outils et d'une nouvelle terminologie analytiques, ainsi que de nouveaux concepts), mais ils cherchent plutôt à faire reconnaître et admettre qu'en abordant ces questions, on s'attarde à la condition de tous les Canadiens, enracinés dans la réalité historique et géographique de leur pays.
Cela donne lieu à de nombreux commentaires prosaïques et peu originaux sur les genres littéraires, sur la littérature en tant qu'interaction entre les faits et les préceptes et sur d'autres sujets du même genre. Il est donc facile pour Goldwin SMITH de convaincre, en 1894, les lecteurs du journal The Week qu' « une chose comme la littérature canadienne, dans le sens régional du terme, n'existe pas et n'est pas près d'exister ». À une époque où même l'autonomie du Canada est hypothétique, les perspectives d'élaborer des théories originales sont faibles.
Pendant ce temps, les Canadiens s'inspirent des valeurs et des attentes de la tradition intellectuelle écossaise présente chez des immigrants comme Daniel Chisholme, David Wilson et Graeme Mercer Adam. Ils s'encouragent aussi en constatant la sensibilité affichée par des Canadiens de naissance, tels la journaliste et romancière Sara Jeannette DUNCAN et le commentateur social John A. Cooper.
Le début du XXe siècle est marqué par une croissance soutenue de l'érudition littéraire canadienne, mais aussi par une théorie peu innovatrice. Malgré l'analyse de la situation dans Aesthetic Criticism in Canada (1917) de J.D. LOGAN et l'appel ironique lancé par A.J.M. SMITH, « on recherche : une critique canadienne », le conservatisme intellectuel tient bon. L'étude de la PHILOSOPHIE et de la langue canadienne (voir LANGAGE) reste plus historique qu'analytique, tandis que des universitaires comme Pelham Edgar, E.K. BROWN, et A.S.P. WOODHOUSE renforcent le conformisme. Dans Poetic Process (1953), George Whalley rend davantage hommage à Coleridge qu'il n'ouvre de nouvelles voies. Cependant, avec les oeuvres de Marshall MCLUHAN et de Northrop FRYE, la situation change radicalement.
Les essais littéraires de McLuhan rédigés entre 1943 et 1962 (réunis dans The lnterior Landscape, 1969) révèlent un esprit érudit, mais profondément rebelle, qui s'éloigne de la « littérature pure » et du savoir traditionnel afin d'aborder l'histoire culturelle, la connaissance humaine et les défis de l'enseignement sous un autre angle. Dans The Gutenberg Galaxy : The Making of Typographical Man (162; trad. LA GALAXIE GUTENBERG : LA GENÈSE DE L'HOMME TYPOGRAPHIQUE, 1967), McLuhan anticipe l'inquiétude des théoriciens européens au sujet de l'impact de la technologie sur l'homme et de l'usage que ce dernier en fera. Il réfléchit aussi aux changements que la TECHNOLOGIE DES COMMUNICATIONS apportent dans la parole et l'écriture. De plus, il utilise les ressources spirituelles et intellectuelles propres à la scolastique afin d'élucider les implications de la Galaxie Gutenberg. McLuhan enrichit par la même occasion le vocabulaire de la théorie littéraire, reconnaît l'avantage des études interdisciplinaires et soutient qu'une critique animée par une théorie radicale qui ne craint pas l'analogie peut refuser l'étiquette de parasitisme ou de prostitution et revendiquer celle de prédation créative.
Frye, tout comme McLuhan, rédige une oeuvre théorique majeure, et maints documents ultérieurs viendront la corroborer. Avec la parution d'Anatomy of Criticism (1957; trad. ANATOMIE DE LA CRITIQUE : QUATRE ESSAISAnatomy of Criticism (1957; trad. ANATOMIE DE LA CRITIQUE : QUATRE ESSAIS, 1969), il devient l'un des théoriciens les plus influents. Cet ouvrage à la fois lucide, savant, plein d'esprit, polémique et convaincant consiste en un recueil d'essais théoriques imbriqués les uns dans les autres et construits à partir de définitions du symbole (« toute unité de toute structure littéraire que l'on peut isoler à des fins critiques »), de la critique (qui « commence par la systématisation du symbolisme littéraire sur lequel elle repose en grande partie ») et des termes qui y sont liés. La proposition selon laquelle « le mythe isole le principe de la structure littéraire » sert de structure au schéma synoptique. Dans des séries telles The Bush Gardens (1971), il se réfère non pas à l'isolement canadien comme tel, mais plutôt à l'autonomie due à l'isolement dont ont bénéficié la « grande » littérature et les études littéraires.
Ses travaux inspirent certains des plus grands écrivains canadiens contemporains, mais, trop souvent, ne suscitent que l'indignation ou l'enchantement dans la communauté universitaire, ou se limitent à conduire les lecteurs plus attentifs dans un no man's land situé entre l'autonomie et la réussite telle que déterminée par la société, comme dans The Concept of Criticism (1967), de Francis Sparshott. Les théoriciens littéraires se sont récemment éloignés de la tendance de Frye à rejeter le structuralisme et la critique idéologique. Le débat se poursuit au sein des SOCIÉTÉS SAVANTES et dans certaines publications comme Journal of Literary Theory (depuis 1980), Taxte (depuis 1982), Dark Interpreter (1980) de Tillottama Rajan et Identity of the Literary Text (1985), sous la direction de Valdés et Miller.
Open Letter, une revue littéraire créée en 1965 et dirigée par Frank DAVEY, favorise une approche avant-gardiste et théorique. L'influence des tendances européennes récentes (poststructuralisme, déconstruction, narratologie, théorie de la réception) se fait sentir dans Narcissistic Narrative (1980, 1984) de Linda Hutcheon, Configuration (1982) d'E.D. Blodgett et Labyrinths of Voice (1981), une série d'entrevues avec Robert KROETSCH, réalisées par Shirley Neuman et Robert Wilson. Les travaux des critiques féministes sont peut-être la preuve la plus flagrante du nouvel intérêt pour la théorie, notamment ceux de Mary Nyquist, de Lorraine Weir et du collectif d'opinion Tessera (Barbara Godard, Kathy Mezei, Daphne Marlatt et Gail Scott), dont les travaux lient aussi la critique du Canada anglais à l'oeuvre de critiques ou d'écrivaines québécoises, telles Nicole Brossard, Louky Bersianik et Louise Cotnoir.
LEONARD M. FINDLAY
Critique
Le travail des critiques consiste généralement à définir, à classer, à interpréter et à juger la littérature, mais l'importance de chacun de ces aspects varie selon l'endroit et l'époque. Dans des pays comme la France et l'Angleterre, où l'on s'accorde sur ce que sont les humanités, il n'est pas vraiment nécessaire de définir la littérature nationale (qui se limite à l'ensemble des classiques) ou de la promouvoir (puisqu'on s'entend pour dire que les classiques devraient tous être lus et enseignés). Quand un tel consensus existe, les critiques peuvent consacrer leur temps à analyser des oeuvres célèbres ou à interpréter des auteurs reconnus.
Bien des critiques canadiens-anglais, parmi lesquels Barker FAIRLEY, Douglas Bush, Leon EDEL, Hugh Kenner, Kathleen Coburn, Marshall McLuhan, George WOODCOCK et Northrop Frye, ont acquis une renommée internationale en travaillant sur des auteurs internationaux ou grâce à leur théorie littéraire. Si ces critiques tournent leur attention vers la littérature canadienne, une nouvelle littérature comportant peu de classiques, ils modifient souvent leur approche. Au Canada, on a dépensé beaucoup d'énergie à tenter de définir la littérature canadienne. De plus, les critiques qui pensent que cette littérature mérite d'être lue doivent promouvoir sa publication, son étude et son accueil par le public.
L'histoire de la critique littéraire au Canada anglais comporte aussi une lutte visant à promouvoir la littérature canadienne en lui fournissant des institutions littéraires : éditeurs, lectorat, critiques, libraires, cercles littéraires, revues, ouvrages de référence, manuels scolaires et cours universitaires (voir AUTEURS ET MILIEUX DE L'ÉDITION; ÉDITION). Déjà avant la Confédération, Edward Hartley Dewart s'intéresse aux difficultés financières des auteurs et des éditeurs canadiens.
Par la suite, Pelham Edgar, directeur du département d'anglais au Victoria College à l'U. de Toronto (1903-1918), Lorne PIERCE, rédacteur littéraire pour THE RYERSON PRESS (1922-1960) et William Arthur Deacon, critique de livre pour le GLOBE AND MAIL et d'autres publications renommées de Toronto (1922-1960), figurent parmi les fondateurs d'institutions littéraires. Non seulement ils rédigent de nombreux textes sur la littérature canadienne, mais ils luttent aussi pour établir des structures institutionnelles permanentes destinées à favoriser le développement de la littérature. Leurs projets sont les précurseurs d'autres projets du même genre, comme la BIBLIOTHÈQUE NATIONALE (1953) et le CONSEIL DES ARTS DU CANADA (1957), ainsi que la publication de Literary History of Canada (1965, rév. 1976).
Dans leurs efforts pour définir la littérature canadienne, les critiques subissent l'influence du nationalisme romantique. Cette approche encore très répandue considère l'État-nation comme l'association idéale, parce qu'elle est principalement basée sur une unité linguistique, culturelle, sociale et géophysique, plutôt que sur l'intérêt politique ou les accidents de l'impérialisme. Les pays non européens ont rarement l'unité requise par cette théorie et il en est de même pour le Canada. Par exemple, le Canada reconnaît officiellement le BILINGUISME et le MULTICULTURALISME. De ce fait, les critiques ont dû identifier les caractéristiques nationales que les États-Unis ou la Grande-Bretagne ne partagent pas, mais qui sont communes aux Canadiens anglais et français. Ainsi, le climat rigoureux du Canada, les vastes étendues sauvages du Nord et la mentalité coloniale sont considérés comme cruciaux dans la littérature canadienne. Plus récemment, les populations et les mythes autochtones, les relations entre francophones et anglophones et les débuts de l'histoire sont devenus des thèmes « canadiens » populaires.
Plusieurs livres destinés au grand public et basées sur les idées du nationalisme romantique sont publiés. Le plus représentatif est peut-être Headwaters of Canadian Literature (1924), d'Archibald MacMechan. Les oeuvres d'E.K. Brown, notamment On Canadian Poetry (1943), sont l'exemple le plus probant du maintien du nationalisme romantique. Appraisals of Canadian Literature (1926), de Lionel Stevenson, apporte quelques modifications intéressantes aux grands principes du nationalisme romantique afin d'aborder les anciens poètes canadiens avec plus de souplesse.
Avec les années 20 et l'avènement de la poésie moderne au Canada (définie dans The Making of Modern Poetry in Canada, 1967, de Louis Dudek et Michael Gnarowski), naît un mouvement de résistance face au goût romantique et aux théories nationalistes romantiques. CANADIAN FORUM (depuis 1920) est le véhicule par excellence de la nouvelle poésie et de la critique qui appuie ce nouveau mouvement, toutes deux influencées par T.S. Eliot, les imagistes et les symbolistes français. The White Savannahs (1936), de W.E. Collin, illustre cette nouvelle tendance.
A.J.M. Smith, une des figures influentes du mouvement qui s'oppose à la poésie et à la critique romantiques canadiennes, soutient que l'importance attachée à l'écriture d'une poésie « typiquement canadienne » a engendré des normes de qualité médiocre et un esprit de clocher ignorant tout ce qui se passe à l'étranger. Dans son introduction de The Book of Canadian Poetry (1943), il fait une distinction importante entre les écrivains « canadiens », qui s'attachent à ce qui est « unique et particulier à la vie canadienne », et les écrivains « cosmopolites », qui par des « efforts héroïques, transcendent le colonialisme en pénétrant la culture universelle et civilisatrice des idées ». Bien que Smith se rétracte dans les éditions ultérieures de son livre, le fossé entre « canadiens et cosmopolites » fait à nouveau l'objet de discussions lors du débat qui oppose Frank Davey, postmoderniste et défenseur du concept de « village mondial » de McLuhan, et Robin Mathews, nationaliste de gauche.
L'influence contemporaine la plus marquante sur la critique canadienne demeure l'oeuvre de Northrop Frye. Tout en approuvant la modernité de Smith, Frye récupère bon nombre des thèmes de la critique nationaliste romantique. Par exemple, son avis selon lequel la nature est un facteur déterminant majeur pour une littérature de qualité « canadienne » rappelle la théorie de Dewart, qui écrivait, en 1864, que « la nature canadienne dévoile ses formes les plus majestueuses afin d'exalter et d'inspirer la véritable âme poétique ». Pour Frye, la nature canadienne inspire la « terreur profonde » qui mène à une « mentalité de garnison ». En raison de la menace que représente « un milieu physique immense, froid, dangereux et redoutable », cette mentalité encourage les valeurs humaines et morales.
Les idées de Frye influencent Butterfly on Rocks (1970) de D.G. JONES, qui note l'évolution de la mentalité de garnison vers une communication entre l'homme et son environnement jadis hostile, ainsi que SURVIVA : A THEMATIC GUIDE TO CANADIAN LITERATURE (1972) de Margaret ATWOOD. Cette dernière pense que l'obsession littéraire de la survie provient davantage de la menace de domination culturelle américaine que du véritable environnement sauvage.
Les détracteurs de ces idées et d'autres théories portant sur la littérature canadienne affirment qu'en mettant l'accent sur la relation qu'entretient l'être humain avec la nature, qui n'est d'ailleurs pas unique à la littérature canadienne, l'on risque d'assimiler le contenu à la qualité, de simplifier à l'extrême les liens qui existent entre le Canada et les États-Unis, de donner trop d'importance au paysage canadien au détriment des influences intellectuelles, sociales, économiques et politiques, plus problématiques et davantage actuelles.
Les idées de Frye sont démenties par plusieurs auteurs et critiques qui, au lieu de dire que le territoire agit sur la littérature, affirment que les auteurs créent le territoire de toute pièce. Eli MANDEL prétend qu'un « environnement est une construction mentale, une vue de l'esprit, un mythe ». Étant donné que personne ne peut saisir la diversité du véritable Canada, les arts, la culture populaire, le journalisme, la critique littéraire, et surtout la littérature, développent une version imaginaire du Canada, qui remplace la réalité.
La prise de conscience de la réalité canadienne, qui coïncide avec le centenaire de la Confédération en 1967, encourage le développement des cours de littérature canadienne (voir LITTÉRATURE DE LANGUE ANGLAISE, ENSEIGNEMENT DE LA) et de la critique canadienne. De nouvelles revues paraissent : Journal of Canadian Fiction (1972), Essays on Canadian Writing (1974), Studies in Canadian Literature (1976). Désormais, la CANADIAN LITERATURE n'est plus la seule revue du genre.
Au début des années 80, les acquis des années 70 sont mis en évidence dans les articles critiques et sont consolidés par des projets de grande envergure comme The Oxford Companion to Canadian Literature (1983, dirigé par William Toye), le Center for Editing Early Canadian Texts de l'U. Carleton (sous la direction de Mary Jane Edwards) et la série de 20 volumes proposée par l'ECW Press, Canadian Writers and their Works (sous la direction de Robert Lecker, Jack David et Ellen Quigley). La publication récente de plusieurs travaux importants sur des personnalités du monde de la littérature (biographies, recueils de correspondance et monographies critiques) démontre que la seule survie de la littérature canadienne n'est peut-être plus le souci principal de la critique.
Récemment, les frontières traditionnelles entre la littérature, la critique littéraire et la théorie littéraire sont devenues plus floues chez les critiques canadiens qui s'inspirent de la théorie européenne. Ainsi, des écrivains d'avant-garde, tels Douglas BARBOUR, George BOWERING, Frank Davey, Robert Kroetsch, Stephen SCOBIE et Phylis Webb, des spécialistes de la littérature comparée, tels E.D. BLODGETT, Linda Hutcheon et Lorraine Weir, ainsi que des critiques féministes, comme Barbara Godard, Daphne MARLATT MARLATT, Kathy Mezei et Gail Scott (le groupe Tessera) rédigent des analyses critiques de la littérature canadienne en s'appuyant sur diverses perspectives théoriques internationales modernes. Même si la critique canadienne ne cessera jamais complètement de définir et de promouvoir la littérature canadienne, cette dernière semble être suffisamment institutionnalisée pour soutenir des textes critiques analytiques et théoriques.
MARGERY FEE
Auteurs ayant contribué à cet article: