Le français en Ontario (1867-1960)
Dans le cadre de la Confédération canadienne, la question des droits constitutionnels des minorités protestante au Québec et catholique dans les autres provinces est contentieuse. Pourtant, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB) de 1867 reconnaît le financement public d’écoles séparées pour la minorité religieuse (article 93). En ce qui concerne les chambres du Parlement du Canada et de la Législature de Québec, ainsi que les tribunaux du Canada et de Québec, l’AANB prévoit l’usage de l’une ou l’autre langue (mais exige que la rédaction des archives, procès-verbaux, journaux et lois soit faite dans les deux langues) (article 133). Toutefois, l’AANB ne reconnaît pas explicitement le droit à l’éducation en français hors Québec, ce qui a mené, de 1871 à 1931, à la suspension de l’enseignement en français dans toutes les provinces à majorité anglophone, pendant des durées et des intensités variables, provoquant des crises scolaires au cours desquelles s’est posée la question des responsabilités que doivent prendre les provinces à l’égard de leur minorité acadienne, canadienne-française ou métisse (voir Question des écoles du Nouveau-Brunswick; Question des écoles de l’Ontario; Question des écoles du Manitoba; Question des écoles du Nord-Ouest).
En 1927, le gouvernement de l’Ontario suspend l’application du règlement 17, permettant ainsi à l’enseignement en français de revenir dans les écoles franco-ontariennes. On crée un bureau de l’enseignement français et on élabore un cours de Special French à l’intention des Canadiens français qui fréquentent les high schools publics. La province reconnaît l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFÉO), fondée en 1910, comme porte-parole des Franco-Ontariens en lui accordant, dès 1942, un financement annuel destiné aux services en éducation.
Le renouveau constitutionnel (1960-1982)
Après la Deuxième Guerre mondiale, la formation de l’État providence incite l’ACFÉO à revendiquer auprès de la province plus de services gouvernementaux adaptés aux besoins des Franco-Ontariens. En 1961, l’ACFÉO suggère au gouvernement de doter l’Ontario de panneaux de signalisation bilingues, puis lors de son congrès de 1962, elle demande que tous les services soient offerts en français. L’obtention de l’égalité entre tous les Ontariens, mais aussi de droits particuliers, équivalents à ceux des Anglo-Québécois, constitue le noyau de cette nouvelle quête de justice sociale. Toutefois, la province s’en tient à l’éducation et à la culture. Ainsi, dès 1963, les institutrices des écoles primaires ont le droit d’enseigner tout leur programme en français. En 1968, c’est au tour des écoles secondaires et en 1969, le gouvernement constitue des sections françaises au sein de TVOntario et du Conseil des arts de l’Ontario.
Dans la foulée des travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963-1970) et de l’Ontario Advisory Committee on Confederation (1967-1970), le premier ministre John Robarts envisage, lors de la conférence fédérale-provinciale tenue en février 1968, de proclamer le français langue officielle de la Législature. Puis, pendant les pourparlers précédant la rédaction de la Charte de Victoria (1971), un ensemble de propositions constitutionnelles que présente le premier ministre Pierre Elliott Trudeau en vue de rapatrier et de modifier la Constitution canadienne, John Robarts accepte que l’Ontario reconnaisse le droit de s’exprimer en français à la Législature et dans la fonction publique et d’obtenir les services d’un interprète, au besoin, dans les tribunaux de la province. La rencontre de Victoria est un échec et le successeur de John Robarts, le premier ministre William (Bill) Davis, adopte, en 1972, une simple politique de prestation de services en français. Celle-ci permet, par exemple, l’émission de permis de conduire bilingues et la traduction de documents publics.
L’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) prend la balle au bond en rencontrant le ministre de la Santé, Frank Miller. En 1974, ce dernier accepte de confier au Dr Jacques Dubois une étude sur la prestation des services de santé en français, laquelle fait état des lacunes du personnel médical en matière de bilinguisme dans de nombreuses régions. Dans le domaine juridique, les militants du mouvement « C’est l’temps » (1975) revendiquent le droit à des services en français; ils refusent, par exemple, de payer les contraventions unilingues anglaises, quitte à devoir passer quelques nuits en prison. Ce moyen de pression attire l’attention du procureur général Roy McMurtry, qui autorise la tenue d’un premier procès en français à Sudbury en 1976.
Lors de son congrès en 1977, l’ACFO demande l’adoption d’une « loi-cadre », c’est-à-dire une loi globale encadrant l’offre de tous les services provinciaux en français. Une telle mesure conférerait également à la population franco-ontarienne une reconnaissance officielle. En 1978, elle dépose un mémoire, inspiré de 120 000 télégrammes, lettres et signatures de pétitions, visant à faire reconnaître les « droits fondamentaux » des Franco-Ontariens en matière de services en français. Au printemps 1978, les efforts entrepris par l’ACFO pour sensibiliser l’Opposition officielle incite le député libéral de la circonscription d’Ottawa-Est, Albert Roy, à déposer un projet de loi privé assurant des services en français dans les différents secteurs d’activités relevant de la compétence provinciale.
Le projet de loi franchit l’étape de la deuxième lecture, mais le premier ministre Davis impose son veto. Ce dernier considère que son gouvernement a déjà adopté plusieurs politiques similaires en faveur des services en français. Il défend sa politique des « petits pas », pour ménager l’opinion publique anglophone, et cherche plutôt à gagner des avantages politiques dans la négociation avec les conseils scolaires qui refusent de constituer des écoles secondaires de langue française. Même si le français n’a pas le statut de langue officielle en Ontario, les ministères de la Santé et des Services sociaux et communautaires adoptent, respectivement en 1979 et 1980, des politiques de services en français et de bilinguisme dans l’affichage et la documentation dans certaines régions où la demande le justifie. À partir de 1981, les conseils municipaux peuvent tenir des séances en français, puis en 1984, le procureur général Roy McMurtry accorde un statut égal au français devant les tribunaux.
L’instauration d’une loi globale sur les services en français (1985-1989)
La formation d’un gouvernement libéral minoritaire mené par David Peterson, et soutenu par les néo-démocrates, en septembre 1985, mène au dépôt, en mai 1986, par le député libéral Bernard Grandmaître, de la Loi sur les services en français (communément appelée la Loi 8). Son préambule stipule que la langue française « a joué en Ontario un rôle historique…que la Constitution lui reconnaît le statut de langue officielle au Canada; … que cette langue jouit, en Ontario, du statut de langue officielle devant les tribunaux et dans l’éducation…qu’il est souhaitable de garantir l’emploi de la langue française dans les institutions de la Législature et du gouvernement de l’Ontario ».
Le député Grandmaître s’empresse toutefois de souligner qu’il ne s’agit pas d’instaurer le bilinguisme officiel : les trois quarts des électeurs s’opposeraient à une telle mesure. Selon le souvenir de l’ancien député Jean Poirier, ce « compromis » représente le maximum acceptable pour une majorité. « C’est ça ou rien », rappelle-t-il, ajoutant que la Loi 8ne mènera probablement pas au bilinguisme officiel. Pour le premier ministre David Peterson, la Loi 8 représente aussi un geste de bonne foi envers le Québec, qui cherche alors à intégrer honorablement l’accord constitutionnel de 1982 (voir Loi constitutionnelle de 1982). En effet, David Peterson souhaite donner l’exemple en montrant que le fédéralisme peut faire preuve de souplesse et de respect envers les minorités francophones. À l’Assemblée législative de l’Ontario, le consensus créé est tel que le projet de loi est adopté à l’unanimité en troisième lecture.
Sanctionnée le 18 novembre 1986, la Loi sur les services en français (LSF) désigne 23 villes, municipalités, comtés et districts où les francophones représentent au moins 5 000 personnes ou 10 % de la population (en 2018, on compte 26 régions désignées). Pour les citoyens de ces régions, la LSF prévoit leur droit de communiquer en français avec l’administration centrale d’un organisme public ou d’une institution de la Législature. Le gouvernement a trois ans pour se conformer à ses nouvelles obligations.
Entretemps, la province accroît le financement des universités bilingues afin qu’elles complètent et créent des programmes en français dans les domaines de la santé, tandis que le nouvel Office des affaires francophones tâche de recruter les professionnels francophones dont on a besoin. L’ACFO organisent des forums de concertation à Ottawa et à Sudbury pour corriger les lacunes du système en matière de services spécialisés en français. La création de centres de santé communautaire francophones s’impose comme une solution pour regrouper les services de langue française. Ces centres autonomes permettent aux Franco-Ontariens de concevoir, d’offrir et de gérer eux-mêmes les services qui leur sont destinés, en fonction de leurs besoins particuliers et de leurs aspirations collectives.
L’entrée en vigueur et la résistance (1989-1990)
Si les Franco-Ontariens ont l’esprit à la fête, le 19 novembre 1989, comme l’évoque la chanson « Notre place », écrite et chantée par Paul Demers pour souligner l’entrée en vigueur de la LSF, ce n’est pas le cas de l’Alliance for the Preservation of English in Canada (APEC) qui s’oppose à la Loi depuis son adoption en 1986. L’APEC s’adonne à la désinformation et nourrit la peur en répétant que les emplois des fonctionnaires anglophones sont menacés et que l’on va imposer le français aux Anglo-Ontariens unilingues. D’ailleurs, après des protestations par des municipalités et des universités, quoique financées majoritairement par la province, ces deux types d’institutions réussissent à se soustraire aux obligations de la LSF. Certains vont jusqu’à croire à un complot visant à faire du français une langue officielle qui aurait préséance sur l’anglais en Ontario. Les progressistes-conservateurs tentent de mettre à profit cette croyance lors de l’élection de 1987. Pendant la campagne électorale, l’ACFO s’allie à des organismes francophiles, notamment la Canadian Parents for French, afin de défendre leur « grosse miette » (selon l’expression du président Serge Plouffe) dans l’espace public.
Par ailleurs, les réactions négatives se poursuivent : une dizaine de municipalités, de Niagara Falls à Brockville, débattent de résolutions leur permettant de se déclarer unilingues anglaises. En réponse à des pétitions populaires, les villes de Thunder Bay et Sault Ste. Marie adoptent de telles politiques quelques semaines après l’adoption de la LSF et ce, même si la loin’exige rien des municipalités (en 1994, la Cour d’appel de l’Ontario invalidera ces résolutions). L’ACFO avoue avoir sous-estimé l’impact de l’APEC sur l’ opinion publique, mais aussi sur l’unité canadienne, rappelant ainsi la précarité des droits linguistiques des Franco-Ontariens. Des élus francophones de 45 municipalités réagissent à cette situation et forment l’Association française des municipalités de l’Ontario (AFMO) en 1990. Des Franco-Ontariens organisent également une campagne pour faire de la ville d’Ottawa une municipalité officiellement bilingue; une campagne qui a toujours cours en 2018.
L’autonomie institutionnelle d’un hôpital et de collèges (1990-2002)
La LSF permet d’accroître l’autonomie institutionnelle dans deux secteurs. En plus des centres de santé communautaire francophones, la LSF contribue à donner raison au mouvement franco-ontarien qui plaide pour la création d’un 23e collège communautaire en Ontario. Depuis les années 1970, des étudiants et gestionnaires franco-ontariens militent pour l’élaboration et la consolidation des cours et des programmes de niveau collégial offerts en français à Ottawa, Sudbury, Timmins et Cornwall. L’ACFO revendique le regroupement des programmes dans au moins un collège de langue française, au lieu de les disperser dans les 26 régions désignées. Si le gouvernement de l’Ontario n’avait pas prévu la chose, il finit tout de même par accorder, en janvier 1989, un financement égal à celui du gouvernement fédéral, ce qui permettra de fonder à Ottawa l’année suivante La Cité collégiale. Cependant, dans le nord et le sud de la province, le gouvernement néo-démocrate de Bob Rae, élu en septembre 1990, se traîne les pieds. Ce n’est qu’en 1993 qu’il annonce l’ouverture prévue des collèges des Grands Lacs et Boréal à Toronto et à Sudbury en 1995 (le collège des Grands Lacs ferme toutefois ses portes en 2002). Or, le projet de regrouper les programmes en français au sein d’une université franco-ontarienne autonome échoue, puis aucune ville ne devient officiellement bilingue – la LSF les ayant soustraites de ses obligations.
Comprise par certains comme un point de départ menant au bilinguisme officiel, la LSF apparaît progressivement comme un point d’arrivée. Une atteinte à la Loi est invoquée dans la poursuite intentée en 1998 (Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé)) contre le gouvernement progressiste-conservateur de Mike Harris pour la fermeture (annoncée) de l’hôpital Montfort, le plus grand hôpital de langue française et seul centre universitaire d’enseignement clinique de la médicine familiale en français de l’Ontario. Dans sa plaidoirie, l’avocat Paul Rouleau sous-tend que l’esprit de la LSF et de la Constitution canadienne prévoit des mécanismes de consultation et d’habilitation de la population franco-ontarienne. En novembre 1999, la Cour divisionnaire de l’Ontario donne raison aux militants du mouvement SOS Montfort. La Commission de restructuration des services de santé interjette appel du jugement, mais deux ans plus tard, le 7 décembre 2001, les juges de la Cour d’appel de l’Ontario tranchent encore une fois en faveur de SOS Montfort.
Les petites avancées sous les libéraux (2003-2018)
Sous les gouvernements libéraux de Dalton McGuinty et de Kathleen Wynne, la LSF obtient certains renforts. On constitue un Commissariat aux services en français (2007) pour veiller au respect de la Loi. Relevant directement de l’Assemblée législative de l’Ontario, son rôle est de s’assurer du respect de la LSF dans la province. M. François Boileau est nommé à ce poste en août 2007. On désigne les villes de Kingston (2009) et de Markham (2018) après qu’elles ont atteint le seuil d’admissibilité fixé en 1986, puis on désigne (partiellement) les universités bilingues (2011-2013).
Depuis 2013, le Commissaire aux services en français ne relève plus directement de la ministre déléguée aux Affaires francophones, mais plutôt de l’Assemblée législative. Par conséquent, le Commissaire devient un officier indépendant de l’Assemblée législative, et le bureau lui-même devient indépendant du gouvernement. Or, les libéraux lui refusent certaines demandes, notamment : la désignation des villes d’Oshawa et de Vaughan, malgré les démarches entreprises par les municipalités et le fait qu’elles sont admissibles selon les critères établis en 1986, le regroupement des programmes universitaires au sein d’une université franco-ontarienne provinciale, la refonte et la constitutionnalisation de la LSF. Selon les juristes Mark Power, François Laroque et Albert Nolette, la constitutionnalisation de la Loi permettrait d’augmenter les pouvoirs du Commissariat, d’élargir ses obligations aux ordres professionnels et d’enclencher le processus menant au bilinguisme officiel.
En 2016, l’Assemblée législative reconduit le mandat de M. Boileau à titre de Commissaire aux services en français pour une autre période de cinq ans.
Le gouvernement libéral de Kathleen Wynne a créé un ministère des Affaires francophones en juillet 2017, lequel a remplacé l’Office des affaires francophones. La loi 177, adoptée la même année, reconnaît le caractère bilingue de la Ville d’Ottawa et élabore des plans pour une université de langue française, l’Université de l’Ontario français, dans la région du Grand Toronto.
Défis sous le gouvernement progressiste-conservateur (2018 à aujourd’hui)
À la suite de l’élection du gouvernement progressiste-conservateur de Doug Ford en juin 2018, le ministère des Affaires francophones redevient l’Office des affaires francophones. En novembre 2018, le nouveau gouvernement annonce qu’il va abolir le Commissariat aux services en français, se débarrasser de la responsabilité de lancer des enquêtes et de formuler des recommandations, fusionnant seulement le service des plaintes avec le bureau de l’ombudsman de l’Ontario. Le gouvernement annonce aussi qu’il va suspendre les projets et le financement de l’université de langue française.
Voir aussi Document de source primaire : Charte canadienne des droits et libertés