Mégaprojets
Le terme « mégaprojet » est déjà inapproprié au début des années 70 pour désigner des projets de très grande envergure comme le PROJET DE LA BAIE JAMES et le projet Syncrude de mise en valeur des sables bitumineux du Nord de l'Alberta. En effet, « Méga » signifie un multiple d'un million, alors que le préfixe approprié aux projets géants d'INGÉNIERIE du Canada des années 70, 80 et 90 est « giga » (multiple d'un milliard), puisque ces projets ont la caractéristique commune de représenter des coûts de plusieurs milliards de dollars. Au Canada, durant les années 80, dans le secteur de l'énergie uniquement, on planifie des projets importants coûtant plus de 200 milliards de dollars, mais la majorité d'entre eux sont annulés, réduits en importance ou reportés indéfiniment. Une simple plate-forme de forage pour la production de pétrole en mer peut coûter des milliards de dollars.Conception de mégaprojets
Le concept entier est remis en question lorsque la longue série de mégaprojets proposés dans les années 70 est compromise par la récession ainsi que par le diminution des prix de l'énergie au cours des années 80. Il est uniquement possible d'élaborer des mégaprojets dans un climat de certitude. On ne peut prendre des engagements de 10 ans, de 20 ans ou même de 50 ans, dans le cadre desquels sont investis des milliards de dollars et des milliers d'années-personnes, qu'avec un financement garanti, une bonne demande pour le produit, un environnement politique favorable et une technologie sûre. Sans cette certitude, les mégaprojets se transforment facilement en « éléphants blancs ».
Le Canada est un vaste pays doté d'un patrimoine exceptionnel de RESSOURCES naturelles et offre ainsi un environnement idéal pour les mégaprojets. On relève dans son histoire une série de projets qui sont, en fait, dans le contexte de l'époque des mégaprojets : le CANAL WELLAND et le CANAL RIDEAU en Ontario, le chemin de fer du CANADIEN PACIFIQUE et les CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA, les mobilisations en temps de guerre, les réseaux HYDROÉLECTRIQUES, les PIPELINES transcanadien et de la côte Ouest, les oléoducs entre les provinces et au travers des montagnes, la ROUTE TRANSCANADIENNE et la ROUTE DE L'ALASKA, la VOIE MARITIME DU SAINT-LAURENT, les réacteurs nucléaires canadiens au deutérium et à l'uranium (CANDU) et enfin, le projet Syncrude de mise en valeur des sables bitumineux. Tous ont été mis en branle en fonction d'au moins un des trois objectifs d'intérêt national : transport, énergie ou défense.
Conception pour usage à long terme
Outre de simples questions de taille et d'envergure, les mégaprojets impliquent des perspectives à long terme qui ressemblent à des prévisions faites à l'aide d'une boule de cristal. Les mégaprojets sont habituellement conçus pour un avenir qui débutera dans les 5 à 10 ans et s'étendra pendant les 25 à 30 années suivantes. De plus, les mégaprojets n'entrent habituellement pas graduellement dans le système économique, mais représentent un progrès considérable en capacité de production. D'où la nécessité de combler un besoin important insatisfait au moment de la mise en chantier du projet ou de combler des besoins déjà satisfaits, mais de façon plus économique et plus efficace. Des modes d'approvisionnement déjà existants (par exemple des bateaux contournant le cap Horn, l'importation de pétrole, les centrales électriques au mazout) sont soudainement supplantés par l'arrivée du chemin de fer, des centrales au mazout et un développement hydroélectrique important.
Les premiers critiques et les plus persistants de ces projets importants sont habituellement les comptables. La simple proposition d'un projet comporte un risque financier important : le consortium Canadian Arctic Gas investit plus de 100 millions de dollars pour son projet de PIPELINE DE LA VALLÉE DU MACKENZIE rejeté en 1977. Le groupe Alsands investit un montant similaire avant de reporter indéfiniment le projet des sables bitumineux en 1982. Au Canada, le rendement réel à long terme sur l'investissement est en moyenne de 7 p. 100. Les investisseurs souhaitent un profit potentiel d'au moins 7 p. 100 plus élevé que le taux d'inflation prévu. Par conséquent, les investisseurs exigent des garanties de la part du gouvernement en matière de règles fiscales, de prix et de réglementation qui seront appliqués. Les gouvernements ont une préoccupation parallèle : que l'avantage collectif d'un projet soit supérieur à ses coûts sociaux et que ces mêmes avantages (comme l'approvisionnement en pétrole, le transport, l'emploi) ne puissent être obtenus par d'autres moyens plus économiques. Par exemple, les mégaprojets sont construits en général dans l'arrière-pays, mais au profit des grands centres, parfois à l'extérieur de la province ou même du pays (voir CHUTES CHURCHILL). Les gouvernements doivent déterminer si les avantages pour le coeur industriel du pays compensent les cicatrices infligées aux régions éloignées traumatisées par la succession de périodes de superactivité et de dépression.
L'aspect économique fondamental
Le calcul du coût de renonciation, et du rapport coût/bénéfice est intimement lié à la signification économique de base des projets eux-mêmes. Au cours des années 70, le taux d'inflation pour les projets du secteur de l'énergie est une fois et demie plus élevé que le taux général. Avec la récession du début des années 80, on craint que les produits très coûteux enfantés par ces mégaprojets ne seront peut-être plus nécessaires quand ils arriveront finalement sur le marché. Les prévisions de croissance annuelle de la demande en énergie au Canada tombent alors de 7 p. 100 à près de 2 p. 100, sans compter quelques prévisions d'un taux de croissance nul ou négatif pendant de nombreuses années. Par conséquent, plusieurs projets sont mis sur les tablettes.
L'effondrement du prix de l'énergie prévu étouffe l'enthousiasme envers pratiquement tous les mégaprojets. La stratégie nationale à long terme (pour assurer l'énergie, la BALANCE DES PAIEMENTS, l'infrastructure économique, la défense, etc.) peut l'emporter sur les facteurs économiques décourageants, mais une telle planification exige une vision particulièrement claire, rarement évidente chez les politiciens qui doivent se présenter devant l'électorat à des années rapprochées. Les élections fédérales et provinciales, comme la campagne de 1981 au Manitoba, sont centrées sur des mégaprojets (voir POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE). Les hommes d'affaires citent fréquemment l'incertitude entourant le soutien politique pour expliquer l'abandon des mégaprojets d'exploitation des sables bitumineux au début des années 80.
Mégaprojets notables
Parmi les mégaprojets mis de l'avant dans les années 80 et 90, on note le Projet hydroélectrique de la baie James dans le Nord du Québec, la centrale nucléaire de Darlington en Ontario, l'élargissement à quatre voies du chemin de fer du Canadien Pacifique dans les Rocheuses, le pont de la Confédération entre l'île-du-Prince-Édouard et le Nouveau-Brunswick, la mine de charbon de Tumbler Ridge et son chemin de fer en Colombie-Britannique, les principales usines pétrochimiques en Alberta, une unité de valorisation du pétrole lourd à Lloydminster, à la frontière de l'Alberta et de la Saskatchewan, de nouveaux gazoducs de l'Alberta jusqu'aux États-Unis, la plate-forme de forage de pétrole Hibernia au large de Terre-Neuve, ainsi qu'une plus petite installation de production de pétrole au large de la Nouvelle-Écosse. En Nouvelle-Écosse, un projet majeur de gazoduc, le Projet énergétique extracôtier de l'île de Sable, devait commencer la livraison du gaz naturel en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Angleterre à la fin de 1999. Le projet Terra Nova d'extraction de pétrole au large des côtes de Terre-Neuve devrait débuter la production en 2000. En 1997 et en 1998, des compagnies de pétrole ont annoncé divers plans d'expansion totalisant 20 milliards de dollars pour développer dans les dix prochaines années les réserves de sables bitumineux et de pétrole lourd de l'Alberta.
Toutefois, de nombreux mégaprojets sont annulés ou reportés indéfiniment. Parmi ceux-ci, le gazoduc et l'oléduc à partir de l'Arctique, des installations en Colombie-Britannique et dans les Territoires du Nord-Ouest pour liquéfier le gaz naturel destiné au Japon et à l'Europe, la production de gaz naturel au large de la Nouvelle-Écosse, des gazoducs dans les Maritimes, la production de carburant de synthèse à partir du charbon au Cap-Breton, le projet de mise en valeur de l'ÉNERGIE MARÉMOTRICE de la baie de FUNDY en Nouvelle-Écosse et des centrales nucléaires CANDU supplémentaires au Québec et au Nouveau-Brunswick. Plusieurs événements bouleversent les calculs économiques de tous ces projets : une hausse de la demande en énergie bien inférieure aux prévisions, l'apparition de ressources alternatives capables de combler les besoins de façon plus économique et, enfin, la chute de 50 p. 100 des prix mondiaux du pétrole en 1986 qui entraîne celle des prix de toutes les ressources énergétiques. Comme les gouvernements commencent à se préoccuper de l'augmentation du poids de la dette, ils se montrent moins intéressés à investir des fonds publics dans des mégaprojets à risques économiques. On note cependant une exception, soit le projet Hibernia d'une valeur de 6 milliards de dollars, qui entre en production en septembre 1997 et que le gouvernement décide de soutenir en raison du bienfait social qu'il représente pour la province de Terre-Neuve, défavorisée sur le plan économique. Toutefois, d'autres projets de pétrole et de gaz au large de la côte Est, tels que l'exploration des sables bitumineux déjà prévue, se poursuivent sans aide directe des gouvernements.
Les concepteurs de mégaprojets essaient de profiter d'économies d'échelle. En d'autres mots, plus l'installation est importante, moins son coût de production unitaire est élevé. C'est sur ce critère de base que des générations d'ingénieurs et d'économistes se fondent, mais sa validité repose en grande partie sur l'hypothèse d'une stabilité financière, économique et politique. Les incertitudes des années 80 forcent le réexamen de ce critère qui en montre les failles à plusieurs égards.
Vulnérabilités des mégaprojets
Premièrement, le fonctionnement d'un très grand projet est sujet à défaillance. Ainsi ne serait-il pas indiqué de dépendre trop d'une seule technologie (par exemple CANDU) qui peut être mise au rebut à cause d'un vice caché ou du hasard. Par exemple, au cours de ses premières années, le projet Syncrude est frappé par des incendies, le gel, des bris et des accidents qui diminuent sa production de moitié. La plus petite et la plus ancienne des usines de mise en valeur des sables bitumineux de Suncor connaît, elle aussi, des arrêts de production aussi récemment qu'en 1987. Deuxièmement, beaucoup de projets actuels peuvent être construits par phases ou modules, ce qui permet d'avoir une main-d'oeuvre continue et d'apporter des améliorations au concept quand on trouve des erreurs dans les premiers modules. Les rentrées nettes liées à l'exploitation des premières unités permettent de financer les suivantes, réduisant de beaucoup les risques financiers, et on peut adapter le choix du moment pour les unités supplémentaires afin de s'ajuster aux changements de prix, à la demande et à la concurrence. Troisièmement, le processus de réglementation est plus simple et plus rapide pour des projets de moindre envergure. Quatrièmement, certaines technologies (par exemple, l'extraction in situ des sables bitumineux, la transformation du pétrole à pression très élevée) ne sont pas particulièrement plus économiques à grande échelle.
Approche modulaire
La Compagnie pétrolière impériale Ltée adopte l'approche modulaire pour la mise en valeur des sables bitumineux à Cold Lake après avoir abandonné un mégaprojet de 12 milliards de dollars. Le projet de Cold Lake est érigé en 12 étapes, pour une production devant dépasser en 1997 a dépassé les 125 000 barils par jour prévus dans le projet original, et ce, à un moindre coût. Au lieu de valoriser le bitume par sa transformation en pétrole brut de synthèse, la compagnie le dilue avec un condensé (un sous-produit de la production de gaz naturel ressemblant à de l'essence) afin de l'expédier par pipelines aux raffineries. Les raffineries se sont dotées d'installations de valorisation, en mode modulaire, pour traiter les quantités croissantes de pétrole lourd de l'Ouest du Canada. L'approche modulaire de cette compagnie, qui convient parfaitement à l'extraction in situ du bitume, est suivie aussi par d'autres exploitants de sables bitumineux comme la Compagnie des pétroles Amoco Canada Ltée, Koch Exploration Ltd., Shell Canada Ltée.
Les mégaprojets actuels d'exploitation des sables bitumineux de Syncrude et de Suncor adoptent entre-temps de nouvelles technologies (extraction par pelleteuses mécaniques chargeant des camions, transport par cours d'eau de la mine vers les installations de valorisation et hydrocraquage en cours de valorisation) qui permettent une exploitation plus rentable et plus efficace. Ces technologies permettent aussi aux projets existants de se développer en mode modulaire. En 1995, la production annuelle de Syncrude est passée d'une capacité initiale de 125 000 barils par jour à une capacité de 200 000 et on prévoit atteindre 300 000 barils par jour au début du XXIe siècle. Suncor est passé de 40 000 barils par jour à 70 000, et prévoit en atteindre 100 000.
La mise en valeur des sables bitumineux continue, sous forme modifiée, grâce au déclin de la production classique de pétrole au Canada et aux États-Unis, ce qui garantit une demande pour de tels projets aussi longtemps que leur prix pourra concurrencer celui du pétrole brut importé. D'autres types de mégaprojets tels que les centrales nucléaires et les barrages hydroélectriques ont soufferts du fait que la demande ne progresse pas comme prévu puisqu'elle peut être comblée à un moindre coût par des procédés concurrents tels que la cogénération des centrales au gaz naturel. Beaucoup de compagnies adoptent une stratégie de protection contre les risques de leurs mégaprojets. Qu'on pense à la construction préliminaire du tronçon de la partie sud, rentable, du pipeline de la route prévue de l'Alaska et au report indéfini de la portion nord comportant plus de risques financiers (40 milliards de dollars).
Gigantisme insoutenable
En rétrospective, de nombreuses technologies passent à une ère de gigantisme finalement insoutenable qui les rend complètement désuètes avant de s'orienter vers des projets de moindre envergure et plus faciles à gérer. Si les gouvernements continuent à ne pas vouloir partager les risques financiers, il est sûr qu'il y aura moins de mégaprojets que par le passé.