The Vertical Mosaic (TVM) est le titre d’un livre emblématique écrit par le sociologue canadien John Porter (1921-1979) et publié en 1965. TVM est le livre le plus célèbre et le plus influent que John Porter ait écrit; il a fait de lui l’une des figures les plus connues dans la science sociale canadienne du XXe siècle. Il s’agit de la première étude empirique compréhensive fondée sur des bases théoriques portant sur la structure de la classe et du pouvoir au Canada, en plus d’être sans doute le plus important de tous les livres écrits par un sociologue canadien. C’est du moins la manière dont le livre est perçu au Canada anglais. Au Québec, il demeure relativement obscur et n’a jamais été traduit en français. Avant sa publication, on tenait pour acquis que le Canada était une société ouverte, démocratique et égalitaire qui offrait à chacun la chance de « réussir », quelle que soit son origine ethnique ou sa situation économique. Le livre de John Porter démontre de façon décisive qu’il s’agit d’un mythe.
Fondations
TVM est séparé en deux sections. La première porte sur les classes sociales, et présente des données statistiques détaillées concernant les grandes différences de revenus, de richesse et de statut professionnel, entre autres, qui séparaient les Canadiens. Cette section expose l’idée que le Canada serait une nation sans classe, ou du moins une nation où tout le monde appartient à la classe moyenne, comme erronée. Selon le livre, seulement 3 % des Canadiens de l’époque possèdent un revenu suffisant pour se permettre un train de vie conforme à l’image populaire de la classe moyenne. En fait, 75 % d’entre eux possèdent moins de la moitié du revenu suffisant. En ce qui concerne l’éducation et la mobilité sociale, les opportunités sont elles aussi réparties de façon inégale. Les membres du « groupe fondateur » anglais (White Anglo-Saxon Protestant ou WASP) sont largement surreprésentés dans les niveaux supérieurs des systèmes de rémunération et de la structure professionnelle de la société canadienne. Qui plus est, ils bénéficient d’une mobilité sociale à laquelle les autres groupes ethniques et raciaux n’ont pas accès, y compris l’autre « groupe fondateur » : les Français.
La deuxième section est consacrée au pouvoir. La société canadienne y est présentée comme étant formée de quatre sous-systèmes institutionnels majeurs : économique, politique, administratif et idéologique. Ceux qui possèdent les plus hautes positions dans l’organisation de chaque sous-système forment un petit groupe exclusif, c’est-à-dire une élite influente, qui contrôle ce sous-système. La plus influente de ces élites contrôle l’économie, et est composée des patrons et des administrateurs des plus grandes corporations du Canada (voir Élites du monde des affaires). Ces élites sont presque exclusivement originaires de milieux WASP des classes supérieures ou de la classe moyenne supérieure. Ils avaient fréquenté les mêmes écoles privées et les mêmes universités, appartenaient aux mêmes clubs sociaux, se connaissaient souvent depuis longtemps, et beaucoup étaient apparentés. Fréquemment, les positions d’élite sont occupées par des individus provenant de ce petit groupe exclusif défini par la classe sociale et les liens familiaux. Ces individus étaient presque tous des hommes.
Conclusions principales
John Porter utilise plusieurs théories alors en vogue, notamment la théorie de la modernisation, le postindustrialisme, le fonctionnalisme et la théorie de l’élite pour construire un cadre théorique expliquant les origines, la structure et le fonctionnement de la classe et du pouvoir au Canada. Il rejette la théorie marxiste des classes, qu’il considère obsolète, et s’inspire plutôt de la tradition de la théorie de la stratification, alors populaire dans la sociologie britannique et américaine, pour poser les bases de son étude des classes sociales. Les classes sociales sont donc présentées comme des groupes d’individus dont les revenus, le niveau d’études et le statut professionnel étaient semblables. Le pouvoir, à savoir « le droit de prendre des décisions efficaces au nom d’un groupe d’individus », était entre les mains de la petite fraternité d’élites, définie plus tôt. Chacune de ces élites occupait une base institutionnelle spécifique (par exemple l’économie), et utilisait cette base pour défendre et accroître son influence. Ces élites n’étaient pas des cabales de conspirateurs, pas plus qu’elles n’agissaient en concert en tout temps. Cependant, elles partageaient les mêmes intérêts collectifs et individuels, produit d’expériences de socialisation rendues similaires par leur classe sociale. Cela leur permet de maximiser leur position sociale et de s’accommoder mutuellement tout en maintenant l’unité du système et en préservant son efficacité. L’une des plus importantes conclusions tirées par John Porter est que tout en étant légalement une démocratie, le Canada ne mérite que partiellement ce qualificatif, car le peuple ne contrôle pas les élites. À la place, les élites se limitent mutuellement, et l’élite économique est la plus puissante parmi elles.
Critique et impact
Le livre de John Porter capte l’attention des sociologues, des historiens et des journalistes canadiens. L’idée que le Canada était une mosaïque verticale illustre une réalité complexe, à savoir que le Canada est un casse-tête hiérarchique de classes et de groupes ethniques. Le terme devient vite célèbre et est encore en usage. En effet, tout comme les idées présentant le Canada comme étant une nation de deux solitudes ou un « fragment de la Grande-Bretagne », la mosaïque verticale fait désormais partie du patrimoine symbolique du pays, faisant contraste avec l’idée du creuset américain.
TVM laisse un impact non négligeable sur la recherche en science sociale au Canada, particulièrement en sociologie et en science politique. À l’échelle nationale, le livre pose une nouvelle norme de recherche et sert de point de comparaison pendant plus de dix ans, en plus de donner le ton en sociologie. Il devient aussi le point de départ pour de nombreuses études portant sur les classes sociales, les élites, le pouvoir, la mobilité sociale, l’ethnicité, l’accès à l’éducation et à la réussite, etc. Cela inclut une série d’études complémentaires réalisées par John Porter lui-même (The measure of Canadian society, 1987; J. Porter, M. Porter et B. R. Blishen, Stations and Callings, 1982; Boyd et cie, Ascription and Achievement, 1985). Plusieurs de ces études sont des suppléments ou des critiques conventionnelles de l’œuvre de John Porter, mais pas toutes. TVM sert de point de départ autour duquel sont développées une série de traditions alternatives populaires dans la sociologie canadienne, notamment le féminisme, le marxisme et l’économie politique radicale (W. Clement, The Canadian Corporate Elite, 1975).
TVM pose de « grandes questions ». Est-ce que le Canada possède une structure de classe? Au Canada, qui possède le pouvoir? Est-ce que le Canada est une démocratie? Les réponses données par John Porter se révèlent politiquement inquiétantes. La société canadienne était élitiste, marquée par de profondes inégalités ethniques, dominée par les élites, et méritait à peine le titre de démocratie. John Porter supplémente cette description et cette analyse avec une critique morale et logique sur les inégalités de classe et de pouvoir. Comme la science sociale de l’époque se voulait généralement impartiale, ce genre de prise de position morale était peu commune et demandait donc un certain courage.
Pertinence
Bien que remarquable, TVM n’était pas sans faiblesses ou lacunes. Par exemple, le livre s’intéresse trop peu au Québec, parle à peine de la domination économique et culturelle exercée par les États-Unis, rejette le multiculturalisme, et ignore en grande partie les problèmes posés par l’inégalité et l’oppression fondée sur le sexe. Qui plus est, la solution méritocratique proposée par le livre (un système éducatif plus accessible et basé sur le mérite, particulièrement au niveau postsecondaire) s’est avérée insuffisante. En dépit de ses faiblesses, TVM demeure une poignante critique morale et empirique du statu quo. Donc, en quoi la mosaïque verticale est-elle encore pertinente de nos jours? Bien que quelque peu démodée à certains égards, l’expression « mosaïque verticale » et l’image qu’elle projette illustrent encore un aspect fondamental de la société canadienne. Les dynamiques de classe de la société canadienne ont beau être plus complexes qu’elles l’étaient dans les années 1960 et cette société a beau être plus diversifiée sur le plan ethnique, elle demeure encore une mosaïque verticale dont les « pièces » ne bénéficient pas toutes des mêmes opportunités ou conditions de vie.