Transcription
Vous vous êtes peut-être demandé ou peut-être pas ce que les anciens combattants pensent du Jour du Souvenir le 11 novembre. A cette étape de ma vie, j’ai assisté à une soixantaine de services du 11 novembre et pour moi, le 11 novembre est un jour qui se passe toujours de la même façon. Réveil, petit-déjeuner, prières journalières, se raser et s’habiller pour les cérémonies du Jour du Souvenir dans un stade du quartier. Il y a cinquante pour cent de chance pour que le temps soit couvert ou le ciel nuageux. Et c’est certain qu’on va endurer des températures froides de début d’hiver. C’est aussi tout à fait certain qu’un paquet de mauvais souvenirs vont accompagner la journée, particulièrement le souvenir de Charlie.
Au stade je rejoins les autres anciens combattants, qui vont marcher en peloton dans le défilé des forces armées qui servent aujourd’hui, la police et le corps des cadets. Notre peloton est un mélange des trois services. La marche est irrégulière parce qu’on est vieux et que les forces aériennes n’ont jamais su faire ça correctement. Je suis transporté par les cornemuses et le poom, poom, poom des grosses caisses. Mon cœur va vers les pauvres bougres tirés au sort pour monter la garde aux quatre coins du cénotaphe. Leurs têtes courbées et les armes au repos, sans pouvoir bouger pendant un long moment. C’est un exploit d’endurance physique incroyable. L’année dernière, l’un d’entre eux était une femme. C’est sûr que ce sont des volontaires dévoués.
Pour moi, l’ennemi se trouve là lui aussi, même si je n’ai jamais vu d’ennemi mort ou vif pendant la guerre. Ce sont les fantômes des 30 ou 40 marins allemands qui ont péri quand le NCSM Edmundston a attaqué le U-877 le 27 décembre 1944. Je me demande, ces hommes étaient-ils des membres enthousiastes du régime monstrueux et diabolique que nous combattions ou étaient-ils des conscrits ? D’une manière comme de l’autre ils sont morts d’une mort atroce. Deux minutes de silence pour ceux qui lui ont tout donné, ceux qui n’ont jamais entendu les notes froides et claires de la sonnerie de l’extinction des feux ou du réveil pendant le service du Jour du Souvenir. C’est fini et me femme, Muriel et moi, la famille nous emmène déjeuner. Après le déjeuner je me prépare à accueillir la foule de mes souvenirs pour le restant de la journée.
Et puis je me suis souvenu de Charlie. Charlie et moi, on s’est littéralement rentrés dedans au coin d’une rue à Saskatoon à peu près un an après la fin de la guerre. J’ai rencontré Charlie en faisant mes classes à Cornwallis en Nouvelle Ecosse. Il était grand, sportif, blond et amical. Quand je l’ai regardé au coin de la rue, je n’étais pas sûr que c’était Charlie. Le Charlie plein de confiance en lui n’était plus là. Le nouveau Charlie était hagard et négligé. Il était presque midi et je l’ai invité à déjeuner chez moi. Muriel, qui est toujours bienveillante, a accueilli Charlie et a habilement rectifié le menu. Quand le moment du café est arrivé, les mains de Charlie tremblaient tellement qu’il a été obligé de tenir la tasse avec ses deux mains pour la porter à ses lèvres. Petit à petit je l’ai amadoué pour qu’il nous raconte ce qui lui était arrivé.
Après Cornwallis, Charlie a rejoint le NCSM Nabob, un petit porte avion escorte. Au large des côtes de Norvège, le bateau s’est pris une topille. Charlie avait été éjecté de sa couchette. Quand il s’est relevé dans la cabine, il avait de l’eau jusqu’aux chevilles. Charlie était le premier sur l’échelle et trois amis suivaient. Alors que Charlie émergeait de l’écoutille, l’ordre « fermez toutes les portes blanches étanches et les écoutilles » est sorti en hurlant des haut-parleurs. Quand les marins postés là ont fermé en claquant le couvercle et resserré les tendeurs, les cris de protestation de Charlie ont été ignorés et ça l’a physiquement empêché d’ouvrir le panneau.
Le Nabob a été sévèrement endommagé, mais a continué à flotter. Il a fallu une dizaine de jours pour le remorquer jusqu’au port. Il y a eu une trentaine de morts, principalement par noyade. C’était une sorte de version de la marine de l’expression tué par des balles amies. Militairement parlant le capitaine a agi avec sagesse. Le matelot qui a fermé l’écoutille a fait son travail correctement, en obéissant immédiatement aux ordres. Le capitaine a probablement reçu des félicitations pour avoir sauvé le bateau. Tous les 11 novembre, je me souviens de Charlie et je finis par m’endormir, en les voyant dans ma tête, lui et ses trois amis en train de grimper sans fin à cette échelle et particulièrement le marin qui a fermé l’écoutille.