Pour être franc, je ne suis pas une personne de type militaire. Par conséquent, aller à l’armée ne me rendait pas fou de joie. Mais j’y suis allé et très rapidement, on m’a chargé d’apprendre aux gens à tirer avec une mitrailleuse Bren, une arme automatique dont on commençait juste à se servir dans l’Armée britannique. J’ai fait ça parce que dans le civil j’étais enseignant, donc on a pensé que je saurais bien communiquer avec les gens.
Mais j’ai eu des ennuis avec mes supérieurs, A, parce que j’oubliais constamment de porter ma casquette quand je donnais des explications ou que je faisais des démonstrations et ça fâchait considérablement le sergent-major. L’autre chose, c’est que chaque semaine il organisait un jeu de bingo et je dois avouer que le bingo n’est pas ma passion, ce qui fait que je n’allais jamais à son bingo. Donc, un jour il a fini par m’attraper et il m’a sermonné sur l’insubordination, ce qui m’a beaucoup étonné. À ma grande surprise, le lendemain matin, quelqu’un est venu vers moi et m’a dit : « Oh, je vois que vous êtes en poste outre-mer ». De toute évidence, il avait changé d’avis à mon sujet pour le pire et le jour suivant je me suis retrouvé dans un train avec 500 autres personnes. On est descendu à Southampton où on a embarqué dans un bateau et c’est là qu’on nous a dit qu’on allait en France.
On m’a affecté à un petit village où il y avait un détachement. C’est en grande partie, je pense, parce que personne dans le détachement ne parlait le français et que j’étais capable de communiquer raisonnablement bien avec les autorités françaises. Donc après trois mois environ dans ce petit village du nom de Sigy, je suis retourné à Vignacourt, peu de temps avant que les Allemands n’envahissent la Hollande et la Belgique.
Les Hollandais et les Belges ont vaillamment résisté, mais ils ont été débordés par les effectifs des forces allemandes. Et dans les deux cas, je pense dans les 48 heures, les deux pays ont capitulé. C’était en avril ou en mai 1940. Les combats ont continué je dirais à peu près pendant dix jours ou deux semaines, et finalement, le commandant des forces britanniques a été autorisé par Whitehall en Angleterre à se retirer graduellement vers la mer en vue de l’évacuation de ses forces. Et, si vous voulez, ça a été l’opération qui a commencé l’évacuation vers Dunkerque.
Donc en ce jour particulier, on était rassemblé et on est monté dans nos camions en direction de la côte. On a monté une colline, une route en pente et tout en haut de la route, il y avait 30 chars allemands qui nous attendaient et qui ont immédiatement ouvert le feu sur nous. Je dois dire que le convoi dont je faisais partie était composé en grande majorité de camions remplis d’essence. Donc dès qu’un camion était touché il explosait et mettait le feu au camion à côté de lui. Donc après un petit moment, le mot a circulé que c’était chacun pour soi.
J’ai traversé en courant le champ ouvert dans lequel les Allemands tiraient. Je voyais les mottes de terre voler en l’air. Ça semblait irréel, quand on a jamais vu ça avant c’est presque comme regarder un film, sauf que c’est réel. La première nuit, ça n’allait pas trop mal. La deuxième nuit on a commencé à avoir un peu faim. Et la troisième nuit, c’était vraiment le comble. On marchait au bord d’un champ et je dois dire que la lune était très claire donc on cherchait tout le temps à se couvrir, on mettait de la boue sur tous les accessoires en laiton de nos uniformes, etc. Tout à coup, une voiture arrive avec un officier et trois hommes, ils sautent de voiture et commencent à enrouler une ligne téléphonique posée au sol. On les regardait et, à notre grande horreur, on les voyait s’avancer. On s’est rendu compte que la ligne téléphonique passait dans le fossé où on avait tous sauté. À ce moment-là on n’avait pas d’armes et tout ce qu’on avait à faire, tout ce qu’on pouvait faire, c’était en fait espérer que les Allemands allaient ramener leur ligne sans nous voir et sans nous remarquer parce qu’on était en plein milieu de la nuit.
En tout cas, comme par hasard, alors qu’ils étaient à 20 m de nous environ, j’ai entendu le déclic d’une arme, comme un cran de sécurité qu’on libère, et on était là, des cibles assises. Les Allemands se sont approchés, mains en l’air, et un gars s’est élancé dans un buisson. L’officier a dit dans un anglais impeccable et assez fort pour qu’il l’entende : « je vais tirer si cet homme ne revient pas » et donc il est revenu. Ils nous ont encerclé tous les quatre, ils nous ont conduit à la voiture et nous ont retenu là-bas jusqu’à l’arrivée d’un camion. On nous a mis dans le camion et emmené dans une ferme.
À l’intérieur, l’interprète, un officier Allemand nous a demandé nom, numéro, ce genre de chose. Mais, il n’y avait aucune tentative de récolter d’autres informations, à part le nom, le grade et le numéro. Il disait juste une phrase qui est devenue une phrase standard : « pour vous, la guerre est terminée ». Ça, ils savaient tous comment le dire.
Par la suite, on est arrivé à un fort. Ce fort avait été construit par les Allemands pour se défendre contre la Russie. Je faisais partie d’un groupe de 100 personnes qui travaillaient pour la ville de Czersk [Pologne]. Mais durant les premiers mois à Czersk, il n’y avait pas grande envie de loisir parce qu’on était debout à 6 h du matin, on devait marcher un km et demi pour se rendre sur le chantier où on construisait une route.
Parmi les gardes, il y en avait toujours un qui n’était pas des plus intelligents et son travail ce jour-là, loin sur le côté, consistait à garder les vêtements des prisonniers. Comme il faisait tellement chaud, on laissait nos habits en pile et on allait faire notre travail. Alors le chef, le sergent-major ou je ne sais qui, lui a donné le signal qu’il était temps de rentrer. Il s’est penché pour essayer de ramasser tous ces uniformes parce que les prisonniers étaient à quelques centaines de mètres de là. Et bien sûr, il ne pouvait pas tous les ramasser avec son fusil et tout ça. Alors il s’est tourné vers le prisonnier le plus proche et lui a donné son fusil en continuant à ramasser les uniformes. Bien sûr, quand il est arrivé près du sergent-major, le sergent-major était hors de lui. Il y avait le prisonnier de guerre qui était là avec un fusil chargé et l’autre gars qui portait les uniformes, ce qu’il n’aurait pas dû faire pour commencer.