Je vivais alors sur l’île de Wight***, au large de la côte sud de l’Angleterre. En fait, je suis née à Ryde [Angleterre], mais la station balnéaire de Sandown était ma principale demeure. C’était une vie heureuse, en bord de mer et en pleine nature, mais tout a brusquement changé quand la guerre a été déclarée en septembre 1939. On a installé des barbelés sur nos plages pour empêcher l’ennemi d’atterrir, et notre île est devenue un lieu protégé. On ne pouvait aller nulle part, sauf si on y habitait ou si on faisait partie des Forces armées. Rien n’était plus comme avant, sans parler de la peur d’être bombardés, car des avions nous survolaient en route vers Portsmouth et South Hampton. Nous avons passé plusieurs nuits dans des abris antiaériens.
Je devais quitter l’île en 1942. J’avais étudié quatre ans à l’École secondaire de Sandown et juste avant la fin des classes, des notables de la ville nous ont interrogées une à la fois. Ils nous ont demandé ce que nous voulions faire maintenant que notre scolarité était terminée. Je ne le savais pas trop, mais j’ai répondu que je ne voulais surtout pas m’enfermer entre les quatre murs d’une maison. Et je crois que c’était audacieux pour une jeune fille qui allait avoir 16 ans.
L’un de ces notables était la responsable des guides de l’île de Wight, et elle me connaissait un peu car j’avais été brownie avant d’être guide. Elle m’a proposé d’aller à Foxley comme jardinière. J’ai tout de suite dit oui. C’était un endroit magnifique, loin des bombardements, vraiment très beau et très paisible. Mais on y travaillait fort et ils étaient plutôt sévères avec nous, ce qui était sans doute une excellente chose. Toutes les filles devaient rentrer à 20 h 30, sauf un soir par semaine où nous pouvions rentrer une heure plus tard. Et nous abattions énormément de travail. Ils avaient labouré des terrains qui servaient jusque-là de camping, et l’on y faisait pousser des pommes de terre, des légumes-racines comme la carotte, le navet et le panais, ou encore des légumes verts comme le chou, le chou-fleur et le brocoli, et bien sûr des choux de Bruxelles. Nous avions aussi des animaux. Une cinquantaine de poules, deux ou trois oies, des lapins et six cochons.
Nous avions baptisé tous nos cochons. Vous savez, c’est très amusant, un cochon. Nous les sortions chaque semaine pour nettoyer leurs tranchées, et ils revenaient en fouinant du groin dans la paille fraîche. C’était très drôle. Puis les quatre cochons de taille moyenne ont été vendus. Il ne restait plus que deux truies, l’une appelée Paula et l’autre, plus petite et tachetée de noir, que j’avais baptisée Porkina, un nom que je trouvais très féminin pour une petite truie. Hélas ! Paula et Porkina ont un jour pris le chemin de l’abattoir, et nous étions toutes tristes car nous les adorions.
Entre-temps, j’avais épousé un Canadien, le soldat John H. Johnson, matricule B43298, du 1er Bataillon de parachutistes. Avec des copines, j’étais allée à une soirée dansante à Camp Borden [Ontario] et j’y avais rencontré mon futur mari. Puis un jour, je travaillais dans les champs avec le jardinier, et nous n’avions pas le cœur à l’ouvrage. Et soudain, nous avons levé les yeux au ciel et compris que c’était la journée que nous attendions depuis si longtemps. C’était le 6 juin, le Jour J. Des milliers d’avions sillonnaient le ciel, et c’était une émotion incroyable.
Je me souviens aussi très bien du jour de la Victoire sur le Japon. Ce jour-là, mon mari était stationné dans les baraquements et je ne pouvais entrer en contact avec lui. Quand la victoire a été déclarée, je me suis rendue en auto-stop à Londres avec un routier qui m’avait fait monter dans son camion. Je connaissais peu la ville, même s’il m’était arrivé d’y aller en train pour un après-midi quand je vivais à Ascot [Angleterre]. Mais cette fois, j’ai fait de l’auto-stop et je suis descendue à Trafalgar Square. Quand on voit des photos, derrière la colonne Nelson, il y a la National Art Gallery, puis une partie surélevée qui ressemble à ce que j’appellerais une balustrade en pierre. Je me suis retrouvée là et j’ai pleuré. Quel âge pouvais-je bien avoir, 17 ou 18 ans ? Sans doute 18.
Et vous savez, la foule avait tout envahi, comme on le voit sur les photos de grands événements à Londres et à Trafalgar Square. Pas la moindre voiture. Bien sûr, il y en avait très peu en Grande-Bretagne pendant la guerre, les gens ne pouvaient s’en offrir une payer l’essence. Et on avait rallumé toutes les lumières de la ville, ce qui signifiait qu’on ne serait plus bombardé. C’était la fin. La fin des horreurs que nous avions vécues. Et la foule s’est massée devant l’Arche de l’Amirauté, traversant la galerie au-delà de Clarence House, qui deviendrait la résidence de la Reine-Mère, puis s’avançant jusqu’à Buckingham Palace. C’était la tombée de la nuit, et comme je l’ai dit, c’était merveilleux de voir la ville tout éclairée. Nous étions des dizaines de milliers à réclamer « Le roi ! Le roi ! » Puis un peu passé minuit, le roi, la reine et deux princesses ont fait leur apparition et salué la foule en liesse. C’était un immense soulagement. La guerre était bel et bien finie et nos hommes allaient bientôt revenir. Une émotion absolument extraordinaire. Puis la foule s’est dispersée, et les gens se sont mis à ramasser tout ce qu’ils pouvaient trouver pour faire des feux de joie dans les parcs. Tout le monde chantait et dansait. Et moi, je me suis allongée dans l’herbe et je me suis endormie. J’étais seule parmi cette foule immense. Je n’oublierai jamais ce jour de la Victoire sur le Japon. C’était bouleversant, et j’éprouve encore aujourd’hui la même émotion.