Wagons-lits Pullman
George M. Pullman, en partenariat avec Benjamin Field, est à l’origine du wagon-lit Pullman. Conçus pour les voyages de nuit, les wagons-lits Pullman sont d’abord utilisés aux États-Unis en 1865, puis sont introduits au Canada dans les années 1870. Les wagons Pullman sont plus confortables et luxueux que les wagons de passagers ordinaires. Ils comprennent notamment des chandeliers, des rideaux pour l’intimité, des stores en soie, des couleurs vives, des boiseries en noyer sombre et des sièges généreusement rembourrés. La nuit, les sièges sont dépliés pour former des lits et les murs sont ouverts pour révéler des lits superposés.
Après leur succès aux États-Unis, les wagons-lits se répandent rapidement au Canada. William Van Horne, directeur général et président du Chemin de fer du Canadien Pacifique (CFCP), fait tripler l’investissement de l’entreprise dans les wagons-lits entre 1885 et 1895. D’autres chemins de fer canadiens, tels que le Chemin de fer Atlantique-Canadien et le Chemin de fer Intercolonial, ajoutent également des wagons-lits à leur flotte.
Porteurs noirs au Canada
Les wagons-lits connaissent un grand succès, entre autres, grâce au service de qualité offert par les porteurs. Aux États-Unis comme au Canada, les hommes noirs sont les employés favorisés en raison de leur passé de domestiques. La guerre de Sécession des États-Unis, qui prend fin en 1865, libère des milliers d’esclaves noirs, dont la majorité cherchent du travail. George Pullman crée son modèle de train en se basant sur la servitude de l’époque de l’esclavage et embauche des hommes noirs pour travailler comme porteurs dans son entreprise. (Dans les années 1920, George Pullman est le plus grand employeur d’hommes noirs aux États-Unis.) Lors de l’arrivée des wagons-lits au Canada, le modèle de service de George Pullman est conservé.
Au Canada, les porteurs sont recrutés dans les villes où sont établies des communautés noires, notamment Africville, à Halifax, la Petite-Bourgogne, à Montréal, et le secteur où se croisent les rues Bathurst et Bloor, à Toronto. Selon l’historienne Sarah-Jane (Saje) Mathieu, « plusieurs Afro-Canadiens ont migré vers l’ouest pour obtenir des promotions ou avoir de meilleures possibilités d’emploi avec la Pullman Palace Car Company, le Chemin de fer du Canadien Pacifique (CFCP) et les Grand Trunk Railways. » Ainsi, en 1909, 76 hommes travaillent comme porteurs à Winnipeg. Un peuplement noir se forme également à Hogan’s Alley, à Vancouver, puisque la ville se situe à proximité d’une gare du chemin de fer du Grand Nord du Canada, où bien des hommes de la communauté travaillent comme porteurs.
Les porteurs sont également recrutés depuis le sud des États-Unis et jusque dans les Caraïbes. À l’époque, les immigrants noirs se font souvent refuser l’accès au Canada en raison de lacunes dans la Loi sur l’immigration (voir aussi Décret C.P. 1911‑1324, la proposition d’interdiction de l’immigration noire au Canada). Cependant, les agents du CFCP auraient suggéré aux recrues noires des États-Unis et des Caraïbes de présenter des cartes professionnelles du CFCP aux douaniers du Canada, ce qui leur permettrait le passage. Entre 1916 et 1919, plus de 500 porteurs noirs arrivent donc au Canada pour travailler pour le CFCP.
En tant que porteurs, un des rares emplois qui leur sont offerts, les hommes noirs reçoivent un revenu plutôt stable et régulier. Bien que plusieurs aient profité d’une éducation avancée, le racisme et les politiques d’embauche discriminatoires les empêchent d’obtenir des emplois dans leur domaine de choix. Ils doivent donc se replier sur un emploi de porteur pour recevoir un salaire régulier, quoique peu élevé.
Luttes ouvrières
Bien que le poste génère du respect et du prestige dans les communautés noires, il est accompagné de certains problèmes et limitations. Les porteurs doivent notamment travailler pendant de longs quarts de travail et dorment peu d’heures par nuit, et ce, souvent dans le fumoir des hommes. Ils travaillent sur appel 24 heures sur 24 et sont éloignés de leur domicile plusieurs jours à la fois. De plus, la discipline stricte des directeurs, les mauvaises paies et le manque de sécurité d’emploi sont monnaie courante. Puisque peu de postes sont offerts aux hommes noirs à l’époque, les employeurs sont en mesure d’exploiter les porteurs, sachant que si une personne démissionnait en raison de mauvaises conditions de travail, elle pourrait être facilement remplacée.
LE SAVIEZ-VOUS?
Le sénateur Calvin Ruck a travaillé comme porteur dans les wagons-lits pour les Chemins de fer nationaux du Canada. Il affirme quelques années plus tard que subir du racisme en tant que porteur a suscité chez lui un éveil politique. « Je me suis senti obligé de protester. » Il ajoute que les regroupements semblaient impossibles à l’époque. « Nous avions peur de faire des vagues. Nous craignions de nous trouver sans emploi. »
Calvin Ruck a travaillé comme porteur dans les wagons-lits pour le Chemin de fer national du Canada de 1945 à 1958.
Les porteurs noirs sont confrontés au racisme dans toutes les sphères de leur emploi. Par exemple, les passagers leur manquent souvent de respect et les rabaissent en les appelant « George » (d’après George Pullman) ou « garçon ». De plus, les porteurs noirs perçoivent un salaire inférieur à leurs collègues blancs, ne reçoivent aucune promotion et ne peuvent demander à obtenir un poste plus élevé (comme celui d’ingénieur ou de chef de train).
Fraternité des porteurs de wagons-lits
Les employés noirs se voient interdire l’adhésion à la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer, le syndicat de cheminots le plus important de l’époque. La constitution du regroupement, rédigée en 1908, déclare que seules les personnes blanches peuvent en être membres.
En avril 1917, des porteurs noirs de Winnipeg, soit John A. Robinson, J.W. Barber, B.F. Jones et P. White, forment l’Ordre des porteurs de wagons-lits, le premier syndicat de cheminots noirs en Amérique du Nord. En deux ans, le regroupement réussit à négocier des contrats pour les porteurs de wagons-lits travaillant pour le Chemin de fer Canadien du Nord et le Grand Trunk Railway. En 1919, il se joint à la Fraternité canadienne des employés de chemins de fer, qui accepte de retirer la clause « réservée aux Blancs ». Cependant, les membres noirs deviennent des membres distincts en raison de leur poste moins bien payé. Quatre syndicats noirs locaux de la fraternité sont alors créés.
LE SAVIEZ-VOUS?
En août 1925, la Fraternité des porteurs de wagons-lits est créée par des employés de chemin de fer noirs aux États-Unis. Ce syndicat, mené par Asa Philip Randolph et Milton P. Webster, cherche à obtenir un traitement juste et équitable pour les cheminots noirs.
En 1939, les porteurs canadiens deviennent membres de la Fraternité des porteurs de wagons-lits, un syndicat américain. La section canadienne travaille alors de concert avec son homologue américain pour lutter contre le racisme et les défis auxquels sont confrontés les porteurs noirs au travail. Au cours des années suivantes, les porteurs du Canada se regroupent en catimini pour éviter de perdre leur emploi. En 1942, ils forment des divisions de la Fraternité à Montréal, à Toronto et à Winnipeg, puis à Calgary, à Edmonton et à Vancouver. Les porteurs votent alors pour la formation d’un syndicat, mais une convention collective avec le CFCP n’est signée qu’en mai 1945.
LE SAVIEZ-VOUS?
Stanley G. Grizzle est le premier Canadien noir à devenir juge de la citoyenneté, après 20 ans de travail comme porteur. Pendant qu’il occupe ses fonctions de cheminot, il milite et négocie pour de meilleures conditions de travail pour les membres de sa profession et, en 1946, est élu président de la division de la Fraternité responsable du Canadien Pacifique à Toronto. En 1998, il publie son autobiographie, My Name’s Not George: The Story of the Brotherhood of Sleeping Car Porters in Canada, Personal Reminiscences of Stanley G. Grizzle.
Parmi les changements et les améliorations qui découlent de la nouvelle convention collective, on retrouve des augmentations de salaire, une semaine de vacances payée et une prime d’heures supplémentaires. De plus, les porteurs obtiennent le droit d’afficher une plaque dans les wagons-lits pour indiquer clairement leur nom. Le syndicat aide également à négocier de meilleures conditions de travail et de sommeil en milieu de travail ainsi que des mesures disciplinaires plus transparentes.
Même si la convention collective signée entre les porteurs et le CFCP est importante et mène à certains changements pour les porteurs noirs, ces derniers sont tout de même confrontés au racisme, à la discrimination et au manque de respect dans leur travail. De plus, la discrimination à laquelle ils sont confrontés lorsqu’ils postulent pour devenir chefs de train, un poste traditionnellement réservé aux hommes blancs, demeure bien en place. La Fraternité des porteurs de wagons-lits s’attaque alors à cette cause en 1953 et porte plainte au ministère du Travail en vertu de la Loi canadienne sur les justes méthodes d’emploi de 1953. L’année suivante, un des requérants de l’affaire, George V. Garraway, devient le premier chef de train canadien noir.
LE SAVIEZ-VOUS?
Rufus Rockhead a été porteur dans les wagons-lits pour le Chemin de fer du Canadien Pacifique, ce qui lui a permis de financer son célèbre club de jazz, le Rockhead’s Paradise. Fondé en 1928, le club accueille de grands noms américains du jazz tels que Louis Armstrong, Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Lead Belly, Nina Simone, Fats Waller, Dizzy Gillespie et Sammy Davis Jr. Il aide également à propulser les carrières d’artistes locaux, comme Oscar Peterson, Oliver Jones et Billy Georgette.
Importance et héritage
À partir des années 1960, les modifications apportées à l’industrie du voyage mènent les chemins de fer à embaucher moins de porteurs pour les wagons-lits. L’effet qu’a eu la Fraternité sur l’histoire du Canada demeure toutefois important. À une époque où les personnes noires se battent pour leurs droits fondamentaux, la Fraternité des porteurs de wagons-lits est un regroupement nécessaire qui aide à défendre les droits des hommes noirs au travail. Des Canadiens comme Stanley G. Grizzle, Donald W. Moore et Harry Gairey, porteurs au début de leur carrière, contribuent à la lutte pour l’égalité et à l’amélioration des conditions de travail et de la rémunération des porteurs. Grâce à des plaques commémoratives honorant la Fraternité des porteurs de wagons-lits installées au centre-ville de Toronto et à la gare Windsor de Montréal, l’impact profond du groupe et ses accomplissements restent gravés à tout jamais dans l’histoire canadienne.