Éditorial

Rendre à César ce qui appartient à César : l’histoire méconnue du rapatriement de la Constitution du Canada

L'article suivant est un éditorial rédigé par le personnel de l'Encyclopédie canadienne. Ces articles ne sont pas généralement mis à jour.

Dans les décennies depuis 1982, les politiciens et les médias ont souvent fait un récit identique du rapatriement de la constitution du Canada et de l’adoption de la Charte des droits et libertés. Cette version attribue au premier ministre Pierre Trudeau la plus grande part du mérite, tout en reconnaissant que trois autres acteurs ont joué un rôle important pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvaient les négociations en 1981: le ministre fédéral de la Justice Jean Chrétien, le procureur général de la Saskatchewan Roy Romanow et celui de l’Ontario Roy McMurtry. Dans ses mémoires, l’ancien premier ministre de Terre‑Neuve Brian Peckford fait valoir que l’intervention clé qui a débloqué la situation tire ses origines de lui‑même et des membres de la délégation de Terre‑Neuve.

Brian Peckford

Brian Peckford, ancien premier ministre de Terre-Neuve.
(avec la permission de la Presse canadienne)


Le récit des événements ayant toujours prévalu se présente ainsi. Au début des années 1980, Pierre Trudeau est déterminé à créer une charte des droits et à mettre en place une procédure permettant au Canada de modifier sa Constitution sans demander la permission de la Grande‑Bretagne. Huit premiers ministres provinciaux, représentant la totalité des provinces sauf l’Ontario et le Nouveau‑Brunswick, s’opposent aux plans de Pierre Trudeau. Ils forment ce que l’on appellera « la bande des huit » afin de promouvoir leur propre vision décentralisée du Canada. (Voir Fédéralisme.) Ayant échoué à obtenir un accord avec les provinces, Pierre Trudeau décide d’agir seul. Cependant, une décision de la Cour suprême dans l’affaire de la résolution d’amendement de la Constitution l’oblige à revenir à la table des négociations.

Dans cette version de l’histoire, le moment décisif se produit lors d’une conférence fédérale‑provinciale en novembre 1981. L’impasse dans laquelle se trouvent les négociations entre Ottawa et les provinces est brisée lorsque Jean Chrétien, Roy Romanow et Roy McMurtry s’éclipsent dans une arrière‑cuisine inoccupée du Centre de conférences d’Ottawa. C’est là qu’à l’occasion de pourparlers secrets, ils parviennent à un compromis auquel les journalistes donneront plus tard le nom d’« accord de la cuisine ». Considéré comme l’épine dorsale de la nouvelle Constitution, l’accord prévoit une charte des droits, la Charte canadienne des droits et libertés, et une clause dérogatoire, dite clause « nonobstant ». Celle-ci permet aux parlements de déroger à certaines dispositions de la Charte lors de l’adoption d’une loi. Il inclut également une disposition prévoyant que la Constitution pourra être amendée avec l’approbation du gouvernement fédéral et de deux tiers des provinces (soit sept) représentant au moins 50% de la population canadienne. Cette disposition est appelée la règle du 7/50.

Dans Some Day the Sun Will Shine and Have Not Will Be No More, ses mémoires publiées en 2012, Brian Peckford fournit un certain nombre de documents étayant son affirmation selon laquelle l’ensemble définitif des dispositions relatives au rapatriement de la Constitution de 1981 sur lequel les négociateurs finissent par tomber d’accord s’articule autour de la proposition de Terre‑Neuve et non de l’accord de la cuisine. Selon la version du premier ministre terre‑neuvien, c’est lui qui rédige un document formel, à l’occasion d’une réunion avec les représentants de plusieurs provinces. Le document est amendé durant la nuit du 4 novembre 1981, plusieurs heures après la conclusion de l’accord de la cuisine. Le lendemain matin, Brian Peckford présente cette entente lors de la conférence fédérale‑provinciale. Le gouvernement fédéral et toutes les provinces, sauf le Québec, tombent d’accord sur cette proposition globale. Avec quelques modifications, elle deviendra la Constitution du Canada.

La version du premier ministre de Terre‑Neuve permet de nuancer le récit de ces événements. Le processus du rapatriement de la Constitution a en effet été fort complexe, et plusieurs personnes y ont joué des rôles essentiels. Octroyer l’intégralité du mérite de cet accord à Pierre Trudeau, Jean Chrétien, Roy Romanow et Roy McMurtry revient à occulter une large part de ce qui s’est réellement passé. De nombreux politiciens et officiels gouvernementaux sont présents, la nuit du 4 novembre 1981, dans la suite du premier ministre de la Saskatchewan, Allan Blakeney, au Château Laurier. Là, six provinces acceptent une version révisée du plan de Brian Peckford. Or, parmi les nombreuses personnes ayant participé à cette réunion historique, peu d’entre elles ont eu vent de l’« accord de la cuisine ».

Il ne s’agit pas de prétendre que l’accord de la cuisine n’a pas eu son importance. S’il est vrai qu’il n’a peut-être pas eu d’effet direct sur les positions de la délégation de Terre‑Neuve et sur celles de la plupart des autres délégations provinciales, il n’en demeure pas moins qu’il s’est avéré essentiel pour faire évoluer les positions de l’Ontario et du gouvernement fédéral. Jean Chrétien et Roy McMurtry sont décidés à obtenir une entente incluant une disposition dérogatoire limitant les conséquences d’une nouvelle Charte des droits. Jean Chrétien entreprend alors de convaincre Pierre Trudeau d’accepter un accord de ce type, le préparant, sans le savoir, à la proposition du premier ministre terre‑neuvien. De son côté, l’Ontario est maintenant en position d’accepter une entente telle que celle que Brian Peckford s’apprête à présenter. Par ailleurs, c’est bien Roy Romanow, et non le premier ministre terre‑neuvien, qui, dans le cadre de l’accord de la cuisine, obtient l’acquiescement des gouvernements du Canada et de l’Ontario.

Il faut par conséquent reconnaître le rôle éminent joué par Brian Peckford, aux côtés de Pierre Trudeau, Jean Chrétien, Roy Romanow et Roy McMurtry, dans l’avènement de la Constitution canadienne. Il ne faut toutefois pas oublier l’importance des interventions de Howard Leeson de la Saskatchewan, de Peter Meekison de l’Alberta et d’innombrables autres fonctionnaires non élus, rarement sous la lumière des projecteurs et largement ignorés des livres d’histoire.

Les gens aiment les histoires simples, et les médias et les politiciens se sentent dans l’obligation de les leur fournir. Pourtant, dans notre drame constitutionnel de 1981, rien n’a vraiment été simple.

Voir aussi Constitution du Canada; Histoire constitutionnelle; Droit constitutionnel; Loi constitutionnelle de 1982; Loi constitutionnelle de 1982: document; Rapatriement de la Constitution.