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Se souvenir de la tragédie de Polytechnique : au-delà du devoir de mémoire

​Chaque année, le 6 décembre, lors de la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes, on se souvient de celles qui ont perdu la vie. Les drapeaux sont mis en berne, on tient des vigiles, des conférences et des marches. Malgré tout, le sens à donner aux événements a suscité et continue de susciter la controverse.

Le 6 décembre 1989, un homme fait irruption dans une classe de génie mécanique de l’École polytechnique de l’Université de Montréal. Entre ses mains se trouve une arme semi-automatique. Marc Lépine exige des étudiants qu’ils se séparent en deux groupes : d’un côté les hommes, de l’autre, les femmes. Il fait sortir les hommes, puis tire à bout portant sur les neuf femmes du groupe en leur criant « J’haïs les féministes! Vous n'êtes toutes qu'une bande de féministes ». Six d’entre elles sont tuées et trois sont blessées.

Lépine ne s’arrête pas là. Il poursuit sa violence dans les couloirs de Polytechnique et atteint d’autres femmes. À court de munitions, Lépine se suicide. L’attaque a duré une vingtaine de minutes. Quatorze jeunes femmes y ont perdu la vie et quatorze autres personnes sont blessées (dont dix femmes). On retrouvera sur lui une lettre d’adieu dans laquelle il dresse une liste de personnalités féminines identifiées comme étant des « féministes à abattre ».

Quatorze femmes ont perdu la vie dans l’attaque. Leurs noms étaient Geneviève Bergeron ; Hélène Colgan ; Nathalie Croteau ; Barbara Daigneault ; Anne-Marie Edward ; Maud Haviernick ; Barbara Klucznik-Widajewicz; Maryse Laganière ; Maryse Leclair ; Anne-Marie Lemay ; Sonia Pelletier ; Michèle Richard ; Annie St-Arneault ; Annie Turcotte.

Aujourd’hui, une plaque avec le nom des victimes est apposée à l’entrée principale de Polytechnique. Cette tragédie, qui a provoqué une véritable onde de choc au Québec et dans l’ensemble du Canada, fait l’objet d’une commémoration importante. Des œuvres d’art et des monuments ont été érigés dans les villes de Toronto (1990), de Moncton (1996), de Vancouver (1997) et de Montréal (1999). Chaque année, le 6 décembre, lors de la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes, on se souvient de celles qui ont perdu la vie. Les drapeaux sont mis en berne, on tient des vigiles, des conférences et des marches. Un film de Denis Villeneuve, intitulé Polytechnique, a même été porté à l’écran en 2009. Malgré tout, le sens à donner aux événements a suscité et continue de susciter la controverse.

Dans les semaines et les mois qui ont suivi la tragédie, les médias ont fait appel à une multitude d’experts qui ont présenté le crime de Lépine comme un geste isolé et dément sans signification sociale particulière. Peu de place a été accordée à l’expertise féministe en matière de violence masculine et les groupes de femmes ont été accusés de récupérer le drame pour la cause féministe. Si la thèse antiféministe a été discréditée et malmenée dans les médias québécois, le drame a propulsé à l’avant-scène la question de la violence faite aux femmes au Canada anglais.

Encore aujourd’hui, la tragédie de Polytechnique est souvent présentée comme « une tuerie en milieu scolaire ». Et pourtant : le sexe des victimes, les paroles de Lépine lors des assassinats ou encore la lettre retrouvée sur lui, tout désigne la nature politique et profondément misogyne de son crime. La reconnaissance qu’il y a bel et bien un sens à donner aux événements de Polytechnique doit se transposer dans nos gestes qui visent à commémorer le 6 décembre. Sans cela, on met de côté la signification première de l’événement. Comme le soulignait l’historienne Micheline Dumont en 2009 :

« Nier le caractère antiféministe du drame, laisser croire que le féminisme est dépassé et que l’égalité est atteinte entre les hommes et les femmes, c’est refuser que les choses changent vraiment. On a le choix : nier ou reconnaître. Le 6 décembre doit être mis en parallèle avec les gestes antiféministes et non pas avec les tueries (…) dans les écoles. »