Le « simulacre de parlement » est une contribution toute canadienne aux luttes et campagnes visant l’obtention du droit de vote. Ces productions constituent une sorte d’agit-prop – de l’art accompagné d’un message politique explicite – et sont écrites dans le but de recueillir des fonds et de gagner des appuis pour le droit de vote des femmes. De nombreux simulacres de parlement sont mis en scène de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, dont au moins sept en Ontario, deux en Colombie-Britannique et quatre au Manitoba. Le plus connu d’entre eux est mis en scène le 28 janvier 1914 au Walker Theatre de Winnipeg, deux ans jour pour jour avant que les femmes obtiennent le droit de vote dans cette province. (Voir aussi Droit de vote des femmes : chronologies historiques.)
Contexte
Bien que des productions similaires soient aussi organisées en Grande-Bretagne et aux États-Unis, les simulacres de parlement canadienssont des créations collectives. Conçues par des femmes qui jouent elles-mêmes dans ces productions, ces dernières ont un cachet propre aux lieux où elles sont créées. Au moins sept parlements fictifs ont lieu en Ontario, y compris celui du 18 février 1896 à Toronto, mis en scène dans les jardins horticoles (qui seront plus tard nommés Allen Gardens). Deux sont réalisés en Colombie-Britannique ainsi que quatre au Manitoba, dont le tout premier simulacre de parlement, mis en scène au Bijou Opera House à Winnipeg le 9 février 1893.
Tout comme ceux qui s’en inspirent par la suite, le premier parlement fictif est réalisé par la Woman’s Christian Temperance Union (WTCU), la première organisation à appuyer le droit de vote des femmes dans l’Ouest canadien. La production met en scène certaines des militantes les plus connues du mouvement, telles que E. Cora Hind, journaliste de renommée mondiale, agricultrice et défenseure des droits des femmes, la Dre Amelia Yeomans, l’une des premières femmes médecins de la ville, Arminda Myrtal Blakely, présidente de la WCTU du Manitoba, de même qu’A.J. McClung, qui est une source d’inspiration pour sa future belle-mère Nellie McClung. Afin de promouvoir l’événement, avant qu’il débute, Amelia Yeomans lance un appel à l’Assemblée législative du Manitoba et demande son ajournement afin que les députés puissent assister au simulacre de parlement. Vingt députés choisissent d’y assister.
Au moment de la mise en scène du simulacre de parlement au Walker Theater en 1914, ce genre de performance offre un divertissement depuis déjà 21 ans et permet de gagner l’appui du public pour la cause du droit de vote. Cette fois, il est conçu et financé par les membres de la Manitoba Political Equality League (1912 à 1916), dont plusieurs sont également membres du Canadian Women’s Press Club. Encore une fois, la distribution comprend certaines des plus grandes suffragettes, dont Francis Marion Beynon et sa sœur, la journaliste et réformatrice sociale Lillian Beynon Thomas, ainsi que Nellie McClung et E. Cora Hind. Harriet Walker, ancienne actrice et première femme critique de théâtre de Winnipeg, en fait aussi partie. Son mari est également le propriétaire du théâtre. Ruth, la fille de Harriet Walker, et Florence, la fille de Nellie McClung, jouent le rôle de pages (jeunes assistants parlementaires).
Élan
Le simulacre de parlement mis en scène au Walker Theatre en 1914 est l’idée de Lillian Beynon Thomas, qui avait entendu parler d’une pièce similaire intitulée A Session of the Provincial Legislature in 2014 AD, présentée par le University Women’s Club à Vancouver, alors qu’elle y était en visite. Le University Women’s Club avait présenté une soirée théâtrale autour de cette représentation, la jumelant à la populaire pièce britannique How the Vote Was Won de Cicely Hamilton et Christopher St. John. Moins d’un mois après son retour de Vancouver, la Manitoba Political Equality League organise son propre parlement fictif. Comme la version de 1893 présentée au Bijou Opera House, la représentation coïncide avec une visite à l’Assemblée législative. Il s’agit de la première demande officielle de la Political Equality League pour le droit de vote des femmes dans la province, et des centaines d’hommes et de femmes provenant d’organisations diverses sont sur place pour exhorter le premier ministre à prendre la bonne décision.
Nellie McClung fait la lecture de « l’appel final » à l’Assemblée législative le 27 janvier et y joue le rôle du premier ministre dans le parlement fictif le jour suivant. Le Manitoba Free Press qualifie sa performance à l’Assemblée législative d’« éloquente, logique et dramatique », mais Nellie McClung se trouve dans une bien drôle de posture, souhaitant que le premier ministre sir Rodmond Roblin refuse le droit de vote des femmes. En effet, dans son autobiographie The Stream Runs Fast (1945), elle écrit: « Quel serait le sort de notre pièce de théâtre si sir Rodmond était assez sage pour nous donner une réponse favorable? » Elle raconte l’histoire ainsi :
[Roblin] était à son meilleur [et] je voulais prendre des notes. Je ne voulais pas oublier ses phrases exactes, mais comme je savais que je ne pouvais pas prendre de notes, je me suis assise avec toute ma concentration afin d’absorber sa diction et les tons précis de sa voix. Il prononçait le discours que j’allais prononcer moi-même sur scène moins de trente-six heures plus tard. Quelle joie j’ai ressentie à ce moment-là!
Simulacre de parlement, 1914
Présenté par la Manitoba Political Equality League (MPEL) le 28 janvier 1914, A Women’s Parliament met en vedette Nellie McClung dans le rôle du premier ministre et est présenté au Walker Theater à Winnipeg, lieu phare des salles de spectacle de C.P. Walker dans la région de Red River Valley. (La pièce est mise en scène une fois de plus à Winnipeg et plus tard à Brandon).
Le simulacre de parlement de 1914 est l’attraction principale parmi les performances qui sont à l’affiche. Au moins deux membres de l’Opposition à l’Assemblée législative arrivent à s’éclipser d’un dîner avec des citoyens pour y assister. La représentation est précédée de « chansons de suffragettes » par l’Assiniboine Quartette et d’une interprétation de How the Vote Was Won. Avec un contenu modifié pour refléter les noms de lieux de Winnipeg et mis en scène par Harriet Walker, How the Vote Was Won ravit le public et le prépare à l’événement principal.
Nellie McClung, dans le compte-rendu fictif de la performance dans son roman Purple Springs (1921) – compte-rendu qu’elle dit cependant être fidèle à l’histoire – raconte qu’à la levée du rideau, le premier ministre se présente devant le public et déclare :
Nous pensons que ce genre de parlement ne devrait pas exister [...] dans le parlement que nous avons à l’heure actuelle, un seul sexe adopte toutes les lois. Ce soir, dans notre parlement, nous vous présentons des femmes, au lieu d’hommes, simplement pour vous montrer une autre perspective. Parfois, on semble mieux saisir une blague lorsque la réalité est renversée.
Comme dans toutes les pièces de théâtre de ce style, on peut y reconnaître l’Assemblée législative sur la scène. Dans des décors sobres et simples, on y trouve deux sections de sièges se faisant face : l’un représentant le gouvernement provincial et l’autre, l’opposition officielle. Le président de l’Assemblée est perché sur un podium en arrière-scène entre les deux sections. Des pages en uniforme vont chercher de l’eau pour les députés de l’assemblée et sont également chargés de « distribuer les projets de loi et d’avertir les députées lorsqu’elles reçoivent un appel téléphonique ». Quant aux députées elles-mêmes, elles sont vêtues de manteaux noirs, lisent les journaux et interrompent constamment et intelligemment les discours.
Les députées du gouvernement [...] lisent leurs journaux, l’une des ministres fait de la dentelle, certaines des députées les plus jeunes se poudrent le nez, plusieurs mangent des chocolats. De nombreuses députées traitent avec mépris l’honorable députée de Mountain, insinuant qu’elle prend cette position pour être en bonne posture parmi les hommes. Ceci provoque un grand éclat de rire, et on martèle joyeusement les bureaux.
Satirique, ironique et de toute évidence parodique, la pièce met en scène un programme parlementaire et reste conforme aux « règles » de l’assemblée. Elle commence avec « les procédures de routine » : une pétition est présentée par la « Société pour la prévention de la laideur, priant pour que les hommes portant une cravate rouge écarlate, un col de six pouces et des chaussures qui grincent ne soient pas autorisés à pénétrer dans quelque bâtiment public que ce soit ». À une époque de réforme vestimentaire chez les femmes, cette pétition se moque des hommes qui croient avoir le droit de juger ce qu’est une tenue vestimentaire appropriée pour les femmes. Une critique semblable avait été faite en 1896 dans un simulacre de parlement à Toronto, lors duquel les vêtements pour hommes avaient également été l’objet de discussions.
Le programme politique des femmes et des hommes éduqués de la classe moyenne qui appartiennent à la MPEL comprend la réforme de la propriété. Ainsi, un projet de loi proposé dans A Women’s Parliament vise à « conférer aux hommes mariés le droit à la dot », mettant en évidence l’absence de droit des femmes sur la propriété de leur mari. Dans la même veine, Lillian Beynon Thomas propose un projet de loi visant à « conférer aux pères des droits égaux de garde légale ».
Le clou du spectacle est la parodie que Nellie McClung fait du discours tenu la veille par sir Rodmond Roblin. Jouant le rôle du premier ministre, Nellie McClung rejette la demande d’un groupe d’hommes députés, menés par R.C. Skinner, venu plaider pour le droit de vote. La façon dont Nellie McClung imite la posture berçante, les gestes et le style oratoire grandiloquent du premier ministre donne lieu à de nombreuses hypothèses et suppositions qui sont basées sur le compte-rendu fictif de la pièce se trouvant dans le roman Purple Springs. Quoi qu’il en soit, les spectateurs, qui pour la plupart connaissent bien le discours de sir Rodmond Roblin et l’appel de Nellie McClung à l’Assemblée législative prononcés la veille, éclatent de rire tout au long de la pièce. Sir Rodmond Roblin déclare dans son discours que « dans l’ensemble de son expérience politique, [je n’ai] jamais découvert la moindre trace de corruption », ce dont Nellie McClung se moque durant la pièce, déclarant: « vous pouvez être sûr que si quelque chose de ce genre avait été commis, j’aurais été dans le coup ». Sir Rodmond Roblin établit un lien entre le droit de vote des femmes aux États-Unis et le taux élevé de divorce de ce pays, allant jusqu’à avancer que « le droit de vote des femmes mènerait à la décomposition des foyers » au Manitoba. Nellie McClung rétorque alors que « la politique perturbe les hommes, et les hommes perturbés omettent de régler les factures, brisent les meubles et rompent leurs vœux, ce qui mène au divorce ».
L’interprétation fidèle du paternalisme de sir Rodmond Roblin par Nellie McClung met la foule en liesse. Cependant, l’importance de la cause pour laquelle la pièce est montée n’échappe pas aux spectateurs; des « brochures abordant les différents aspects du droit de vote des femmes » sont vendues sur place, et au cours de la soirée, une pétition appelant le « gouvernement à accorder le droit de voteaux femmes » circule parmi les spectateurs.
Impact et importance
Le 28 janvier 1916, le Manitoba devient la première province canadienne à accorder le vote aux femmes. Les féministes de l’Ouest canadien contribuent par de nombreuses initiatives à l’obtention du droit de vote au Manitoba, mais aucune n’a l’impact des pièces de théâtre comiques sur le droit de vote. Avec des billets à 25 ou 50 cents, A Women’s Parliament joue à guichets fermés deux fois à Winnipeg et une fois à Brandon, permettant ainsi de recueillir assez d’argent pour financer la campagne pour le droit de vote provincial, alors à court de fonds. La production contribue également à renverser le gouvernement conservateur de sir Rodmond Roblin (1900 à 1915) et à porter Tobias Crawford Norris au pouvoir (1915 à 1922).
Le Manitobain Reg Skene, historien du théâtre, considère le simulacre de parlement de 1914 comme l’un des événements les plus marquants à avoir rempli les 1 800 sièges du Walker Theatre. On s’en souvient comme l’événement théâtral le plus remarquable de la campagne pour le droit de vote.