Après la Résistance du Nord-Ouest de 1885 (aussi connue sous le nom de Rébellion du Nord-Ouest), le gouvernement fédéral met en place le système de laissez-passer, qui exige des Autochtones de présenter un document de voyage approuvé par un agent des Indiens afin de pouvoir quitter leur réserve et d’y retourner. Permettant de gérer les déplacements des peuples autochtones, le système de laissez-passer vise à empêcher les grands rassemblements, considérés par bien des colons blancs comme une menace à leur colonisation. Les fonctionnaires coloniaux croient également que le système de laissez-passer permettra d’éviter d’autres conflits comme la Résistance du Nord-Ouest. Appliqué conjointement avec d’autres politiques telles que la Loi sur les Indiens et les pensionnats indiens, le système de laissez-passer contribue à une politique générale d’assimilation. Sans jamais faire loi, le système limite les libertés des Autochtones dans les prairies de l’Ouest à la fin du 19e siècle et au début du 20e. Les restrictions liées aux déplacements affaiblissent les économies, les cultures et les sociétés autochtones, ce qui a des répercussions sur plusieurs générations.
Contexte historique
Dans les années 1880, la Police à cheval du Nord-Ouest (P.C.N.-O.) fait appel à des lois de vagabondage pour limiter les déplacements des peuples autochtones, craignant qu’ils n’attaquent les États-Unis depuis le Canada ou qu’ils forment une alliance contre le gouvernement avec les peuples de l’autre côté de la frontière.Les fonctionnaires coloniaux sont convaincus que les grands rassemblements d’Autochtones mettent en péril la paix et la stabilité de l’occupation de l’Ouest par les Blancs. De tels regroupements permettent également la pratique de coutumes et de rituels religieux, ce qui va à l’encontre des efforts d’assimilation. (Voir aussiColonisation.)
En 1882, le gouvernement fédéral adopte un décret qui suggère aux autorités canadiennes et américaines d’accorder des permis aux Autochtones désireux de traverser la frontière. La même année, Acheson Gosford Irvine, commissaire de la P.C.N.-O., recommande que les agents des Indiens – les administrateurs des politiques autochtones – empêchent les groupes nombreux de quitter leur réserve.
En 1883, le ministère fédéral des Affaires indiennes s’inquiète particulièrement des déplacements des femmes autochtones. Campant dans des tipis près des installations des Blancs (probablement pour s’occuper de la maison en l’absence des hommes), les femmes autochtones sont perçues comme une menace pour les colons. Le surintendant général adjoint Lawrence Vankoughnet propose alors une solution : les agents des Indiens pourraient distribuer un permis aux propriétaires de tipis, qui devraient le présenter à la demande de la P.C.N.-O. Le commissaire des Indiens Edgar Dewdney propose à la P.C.N.-O. d’utiliser la Vagrant Act (Loi sur le vagabondage) pour déloger toute personne campant sans laissez-passer.
Toutefois, le commissaire Irvine de la P.C.N.-O. avance en 1884 qu’une politique de confinement des Autochtones dans leurs réserves serait considérée comme un abus de confiance : en effet, les peuples autochtones ont déjà signé plusieurs traités avec la Couronne, et de nombreux documents confirment leurs droits de pêcher et de se déplacer librement. (Voir aussiTraités numérotés.) Comme il n’existe alors aucun système de laissez-passer appuyé par le gouvernement fédéral, la gestion des déplacements des peuples autochtones relève donc principalement des autorités locales comme les agents des Indiens et la P.C.N.-O.
Mise en place du système de laissez-passer
La Résistance du Nord-Ouest de 1885 vient modifier l’approche du gouvernement quant aux déplacements des Autochtones. Faisant face à une rébellion, les fonctionnaires fédéraux cherchent à limiter les déplacements des Autochtones grâce à l’instauration d’une politique plus clairement définie et à plus grande échelle. En mai 1885, le major-général Frederick Dobson Middleton écrit au commissaire des Indiens Edgar Dewdney et lui propose que les fonctionnaires coloniaux contraignent les Autochtones à rester sur leur réserve, dans l’espoir de les empêcher de se joindre au conflit. Edgar Dewdney répond qu’il n’a pas le pouvoir d’émettre une telle proclamation, mais appelle tout de même les Autochtones à ne plus quitter leur réserve sans permission. La notion de laissez-passer formel vient alors de naître.
En juillet 1885, un mois après la fin du conflit, Hayter Reed, commissaire adjoint aux Affaires indiennes, rédige le Memorandum on the Future Management of Indians (Mémorandum sur la gestion future des Indiens). Le document, qui influence la politique relative aux Indiens de l’époque, contient ce qui deviendra plus tard le système de laissez-passer. Hayter Reed livre le mémorandum à Edgar Dewdney, qui donne son approbation, puis l’achemine à Lawrence Vankoughnet, qui à son tour l’envoie à John A. Macdonald, à l’époque premier ministre et surintendant général aux Affaires indiennes. Toutefois, Hayter Reed n’attend pas la réponse de John A. Macdonald (qui arrive par l’entremise de Lawrence Vankoughnet en octobre 1885) et, en août de la même année, instaure le système de laissez-passer. Il avoue à Edgar Dewdney être bien conscient du fait que la politique n’est appuyée par aucune loi, mais l’assure que ses actions sont justifiées parce qu’elles visent le bien commun.
Même si le premier ministre appuie le système de laissez-passer, la politique n’entre jamais dans les livres de loi. Elle est toutefois acceptée et appliquée, jugée utile pour les colons. Un tel système, selon Hayter Reed et ses contemporains, empêchera l’éclatement d’une autre rébellion et appuiera des mesures d’assimilation. (Voir aussiColonisation.)
En 1886, plusieurs agences indiennes reçoivent des livres contenant des laissez-passer. Pour pouvoir quitter sa réserve, un Autochtone doit désormais posséder un laissez-passer signé par un agent des Indiens indiquant la date à laquelle il peut partir, les endroits où il peut aller et la date à laquelle il doit revenir. L’obtention d’un permis n’est pas tâche facile. En fonction de la taille des agences indiennes et de l’endroit où se situent les réserves, certaines personnes doivent parfois parcourir de longues distances pour se rendre à la maison de l’agent pouvant leur délivrer un laissez-passer. De plus, elles n’ont aucune garantie qu’à leur arrivée, l’agent sera présent ou acquiescera à leur demande. S’il est absent, peu d’options sont possibles : attendre ou retourner à la maison. Si une personne quitte la réserve sans permission et se fait intercepter par la police, elle est arrêtée, puis ramenée à sa réserve.
Expérience humaine
Perdre la possibilité de se déplacer librement touche plusieurs aspects de la vie quotidienne. Au plan économique, les restrictions limitent les types de biens pouvant être vendus au marché par les fermiers autochtones et les lieux où ils peuvent vendre leurs aliments. Les vendeurs doivent non seulement détenir un laissez-passer pour quitter leur réserve, mais ils doivent aussi posséder un permis pour vendre leurs produits. Alors que le système de laissez-passer impose des restrictions sur les déplacements des gens, le système de permis (aussi utilisé dans les années 1880 et retiré de la Loi sur les Indiens en 1995) encadre la vente de biens à l’extérieur des réserves. Les délais dans l’obtention de laissez-passer et de permis mènent à la péremption des produits, ce qui provoque une perte de revenus. Conjugués à des politiques agricoles favorisant typiquement les fermiers blancs par rapport à leurs homologues autochtones – par exemple la Peasant Farm Policy (politique sur l’exploitation paysanne) (1889-1897), qui empêche les fermiers autochtones d’utiliser de la machinerie agricole, limitant ainsi leur production – les systèmes de laissez-passer et de permis étouffent le potentiel agricole et font du tort aux économies autochtones.
Le système de laissez-passer, en empêchant les gens de voyager, empêche la participation à des activités culturelles et spirituelles variées. Il facilite la mise en application de lois comme la Loi sur les Indiens, qui déclare illégales les cérémonies comme le potlatch et la danse du soleil. Même si ces traditions perdurent encore aujourd’hui, le système de laissez-passer et d’autres politiques d’assimilation ont estompé et, dans certains cas, éradiqué plusieurs aspects des cultures autochtones.
La vie familiale est elle aussi touchée pendant cette période. Pour les familles dont les membres habitent sur différentes réserves, les rencontres deviennent plus ardues. De plus, le système de laissez-passer dissuade, et parfois empêche, les parents d’aller visiter leurs enfants dans les pensionnats indiens. Ces séparations s’étalant sur plusieurs années ont des effets néfastes sur de multiples générations de familles et de communautés séparées les unes des autres. Le système de laissez-passer mène également à la ségrégation entre les Autochtones et les non-Autochtones vivant à l’extérieur des réserves, contribuant ainsi probablement à des sentiments de méfiance et à des inégalités socioéconomiques entre les deux groupes.
Bien que certains Autochtones soumis au système de laissez-passer tentent de résister à l’oppression, l’opposition s’avère difficile et présente le risque de graves conséquences. Les agents des Indiens détiennent un grand pouvoir sur les communautés autochtones, et très peu osent défier leur autorité. À cette époque, les Autochtones ont très peu de pouvoir politique relatif. Ils ne deviennent des citoyens à part entière qu’en 1960, soit l’année où les Indiens inscrits obtiennent le droit de vote au fédéral. (Voir aussiDroit de vote des peuples autochtones.)
Fin du système de laissez-passer
À plusieurs reprises après 1886, la P.C.N.-O. remet en question l’utilisation du système de laissez-passer, inapplicable selon la loi. En 1893, le commissaire de la P.C.N.-O. Lawrence Herchmer ordonne aux policiers de cesser de renvoyer sur leur réserve les gens sans laissez-passer. Hayter Reed, en désaccord avec Lawrence Herchmer, exige que le système demeure en place, même s’il admet une fois de plus qu’aucune loi n’oblige les Autochtones à rester sur leur réserve. Il va même jusqu’à suggérer de continuer de cacher cette information aux Autochtones aussi longtemps que possible. Le 14 juin 1893, dans une lettre destinée au surintendant général adjoint des Affaires indiennes, Hayter Reed écrit :
Si la police est incapable de faire plus que de demander aux Indiens de retourner [à leur réserve], il serait préférable qu’elle n’en fasse rien, puisque cela ne fera qu’attirer l’attention des Indiens sur le fait que [la police] n’a pas le pouvoir d’imposer sa requête. [...] Si l’on avait gardé le silence, les Indiens seraient peut-être restés quelque temps dans l’ignorance, mais puisqu’on y a déjà fait allusion dans la presse publique, il n’est maintenant plus nécessaire d’espérer le leur cacher.
Le système de laissez-passer continue d’être appliqué à plusieurs endroits et à différents degrés jusqu’à sa suppression dans les années 1930. Toutefois, certains faits tendent à démontrer que, dans quelques régions isolées, il reste en vigueur jusqu’au début des années 1940.
Effets actuels
Le système de laissez-passer a des effets sur plusieurs générations de peuples autochtones. Plus d’un siècle de ségrégation et de restrictions sur les déplacements mène à une perte de culture, à des relations familiales tendues et à une perte de confiance envers le gouvernement et la police, en plus de causer des inégalités socioéconomiques entre les communautés autochtones et non autochtones (et entre celles vivant sur les réserves et celles vivant à l’extérieur).
Jusqu’à récemment, très peu de Canadiens connaissaient l’existence du système de laissez-passer et ceux qui en étaient informés ignoraient probablement le fait qu’il n’a jamais été adopté sous forme de loi. Ceci pourrait être attribué au fait que des études récentes ont démontré que le gouvernement fédéral a fait des efforts pour détruire toute preuve d’un système de laissez-passer au Canada. Aujourd’hui, à l’époque de la Commission de vérité et réconciliation, le système de laissez-passer met en lumière un sombre chapitre méconnu de l’histoire du Canada.
On a déployé certains efforts afin de découvrir la vérité sur le système de laissez-passer grâce aux récits oraux. En 2015, après une longue enquête de cinq ans, le cinéaste Alex Williams produit le documentaire The Pass System, qui propose une exploration des origines et des effets du système, en plus de montrer ce à quoi ressemblait la vie dans ces circonstances. Narré par l’actrice Tantoo Cardinal, le film est mis en nomination pour deux Prix Écrans canadiens.