Contexte et critères de qualification
Pendant des décennies, le gouvernement fédéral s’est montré hésitant à exercer toute forme de contrôle sur la distribution et la projection de films au Canada (voir Histoire du cinéma canadien). Toutefois, il prend des mesures décisives pour offrir un encouragement financier à l’investissement dans la production nationale de films au moyen d’avantages fiscaux. En 1974, le gouvernement hausse l’amortissement fiscal de 60 à 100 %, créant par le fait même un abri fiscal qui permettait aux investisseurs de déduire 100 %de leur investissement dans des longs métrages certifiés canadiens de leurs revenus imposables.
Pour qu’un film se qualifie comme canadien, celui-ci devait avoir une durée minimale de 75 minutes, compter au moins un réalisateur et deux tiers de l’équipe créative principale d’origine canadienne et au moins 75 % de sa production et postproduction devaient s’effectuer au Canada.
L’ajustement amené par l’amortissement fiscal provenait en grande partie de l’échec commercial de la plupart des films réalisés par la Société de développement de l'industrie cinématographique canadienne (SDICC, aujourd’hui Téléfilm Canada) depuis sa mise sur pied, en 1967. Cette approche appuyait les conclusions du rapport Tompkins, émis par le secrétaire d’État en 1976, qui présentait la thèse selon laquelle le contrôle du secteur de la projection exercé au Canada par les Américains rendait pratiquement impossible la rentabilité des films canadiens aux guichets nationaux, et que l’industrie cinématographique canadienne devrait mettre l’accent sur la production de films commerciaux, en vue de les exporter.
Administration et valorisation commerciale
En 1978, la SDICC connaît un changement au niveau de la gestion visant à refléter la nouvelle orientation plus commerciale. Le vétéran de l’Office national du film Michael Spencer, qui dirigeait la SDICC depuis 1968, est remplacé par Michael McCabe, un gestionnaire financier avec des connexions politiques et très peu d’expérience en matière de cinéma. L’accent est mis sur le cinéma en tant qu’industrie, plutôt que comme médium artistique. Les producteurs sont favorisés au détriment des réalisateurs et la SDICC agit comme une banque, en fournissant un « financement provisoire » aux producteurs à la réputation établie et aux projets « rentables ». Les ententes qui avantageaient les producteurs et les avocats deviennent plus importantes que la réalisation de films. Les budgets de production explosent pour payer les salaires de vedettes hollywoodiennes de seconde classe, dont la tâche était de rehausser la valeur commerciale des films, et pour payer les avocats et les comptables, dont l’expertise était nécessaire pour naviguer les complexités de l’amortissement fiscal.
Controverses et critiques
L’industrie et les organismes publics responsables de la production cinématographique connaissent alors un regain d’agressivité. Les projets commerciaux à fort budget sont alors priorisés, plutôt que les films à saveur culturelle et à petit budget. Ce changement de politique, et le financement des longs métrages avec des fonds publics de manière générale, sont réexaminés suite à la critique cinglante de Robert Fulford (sous le pseudonyme de Marshall Delaney) du film d’horreur de David Croneberg Shivers financé par le SDICC, dans le numéro de septembre 1975 du magazine Saturday Night. La critique, intitulée « You Should Know How Bad This Film Is. After All, You Paid For It » (Vous avez le droit de savoir à quel point ce film est mauvais. Après tout, vous l’avez financé.), a déclaré le long métrage « une atrocité, une honte pour tous ceux qui en sont responsables, y compris les contribuables... Si l’utilisation des fonds publics pour produire de tels films est la seule manière dont le Canada anglais peut avoir une industrie cinématographique, alors peut-être que le Canada anglais devrait s’en abstenir. » Cet article déclenche un débat passionné à la Chambre des communes concernant l’utilisation de fonds publics pour financer l’industrie cinématographique.
Ironiquement, le début de l’ère des abris fiscaux période est marqué par deux films de haute qualité possédant une riche généalogie culturelle, qui deviennent des succès commerciaux et dont les scénarios se méritèrent tous deux une nomination aux Oscars : The Apprenticeship of Duddy Kravitz (L’apprentissage de Duddy Kravitz) (1974) de Ted Kotcheff, mettant en vedette Richard Dreyfuss et basé sur le roman de Mordecai Richler, et Lies My Father Told Me (1975) de Ján Kadár, basé sur un scénario de Ted Allen. Cependant, ces films sont l’exception et non la règle pendant cette période. La plupart des coproductions internationales et des productions commerciales banales qui pullulaient au cours de la seconde moitié des années 1970, comme City on Fire (1979) avec Henry Fonda et Ava Gardner, Running (1979) avec Michael Douglas, et Nothing Personal (1980) avec Donald Sutherland et Suzanne Somers n’ont été qu’une série d’échecs commerciaux et artistiques embarrassants.
Résultats positifs
L’ère des abris fiscaux a tout de même eu quelques bons côtés. Tout comme les quotas britanniques imposés au cours des années 1930 avaient engendré des films de piètre qualité, mais établissent l’infrastructure et les conditions nécessaires à l’éclosion de réalisateurs comme Alfred Hitchcock and Alexander Korda, les films produits à l’ère des abris fiscaux permettent à des artisans et à un contingent grandissant de réalisateurs d’envergure comme Harold Greenberg, Garth Drabinsky, Peter O’Brian, Robert Cooper, John Kemeny et Robert Lantos d’acquérir de l’expérience; ce dernier devient l’éminence grise du cinéma canadien, par l’entremise de ses entreprises Vivafilm et Alliance Communications. Bien que David Cronenberg ait reconnu que l’entente des abris fiscaux était un échec, il déclare également que cette même entente lui avait permis de lancer sa carrière avec une série de films dont Shivers (Frissons) (1975), Rabid (Rage) (1977), Fast Company (1979), The Brood (Chromosome 3) (1979) et Scanners (1981).
Succès commercial de films de l’ère des abris fiscaux
De nombreux films de l’ère des abris fiscaux s’en tirent fort bien aux guichets, bien qu’ils ne soient pas canadiens d’un point de vue strictement culturel : le classique du cinéma gai Outrageous! (1977); le film de Daryl Duke, The Silent Partner (L’argent de la banque) (1978), encensé par la critique et mettant en vedette Elliot Gould et Christopher Plummer; Meatballs (1979) d’Ivan Reitman, avec Bill Murray; Murder by Decree (Meutre par décret) (1979) de Bob Clark avec Christopher Plummer, Donald Sutherland et Geneviève Bujold; Prom Night (Le bal de l’horreur) (1980) de Paul Lynch, avec Jamie Lee Curtis; The Changeling (L’enfant du diable) (1980) de Peter Medak, avec George C. Scott; Atlantic City (1980) de Louis Malle, sélectionné aux Oscars, avec Burt Lancaster; Quest for Fire (La guerre du feu) (1982) de Jean-Jacques Annaud et le célèbre Porky’s (1981) de Bob Clark, qui pendant des décennies est demeuré le film canadien ayant généré le plus de revenus.
Films de l’ère des abris fiscaux acclamés par la critique
Bien que la majorité des films canadiens de la fin des années 1970 et du début des années 1980 souffrent d’une crise identitaire, quelques films de qualité émergent de cette période. Why Shoot the Teacher (1977) de Silvio Narizzano et Who Has Seen the Wind (Mais qui a vu le vent?) (1977) d’Allan King, tous deux des adaptations de romans canadiens, ont su conserver leur intégrité et font belle figure aux guichets. Plusieurs autres films réussissent à dépeindre une sensibilité typiquement canadienne. Les Plouffe (1981) de Gilles Carle, produit sous forme de série télévisée pour le compte de la SRC et dont une version écourtée est éventuellement présentée en salle, connaît une réception très chaleureuse. Les bons débarras (1980) de Francis Mankiewicz et l’impressionnant premier long métrage de Phillip BorsosThe Grey Fox (1982) sont considérés par la plupart comme étant les meilleurs films canadiens de tous les temps. The Grey Fox, en particulier est reconnu comme étant un film pivot, qui permet à l’industrie de reprendre confiance et donner aux Canadiens le sentiment qu’elle est en mesure de produire des films de haut calibre.
Résultat
L’encouragement des abris fiscaux engendre un boum au sein de la production cinématographique canadienne. En 1974, trois longs métrages sont produits au Canada. En 1979, à l’apogée de l’ère des abris fiscaux, davantage de longs métrages sont produits au Canada qu’au cours de toutes les années précédentes (77 au total, comparativement à 99 à Hollywood), avec un budget moyen de 2,5 millions de dollars. Cependant, plusieurs de ces films ne trouvent pas de distributeurs, et ceux qui sont distribués sont de piètre qualité et se distinguent difficilement des films de série B américains. Comme le constate un critique réaliste à l’époque, l’entente des abris fiscaux était « l’équivalent de tenter de concurrencer Ford Motors en construisant une voiture dans le sous-sol ». En 1982, les abris fiscaux sont coupés de 50 % et cette ère prend officiellement fin.