Contexte
À partir des années 1830, les dirigeants coloniaux du Canada en devenir comprennent la nécessité d’installer des lignes de chemin de fer à l’intérieur et entre leurs colonies pour améliorer les communications, l’économie et les capacités de défense militaire. Les premières petites lignes sont mises en place dans les années 1850. Lors des conférences de la Confédération en 1864 à Charlottetown et à Québec, les délégués de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick déclarent qu’ils ne se joindront au Canada qu’à la condition que le chemin de fer Intercolonial soit construit. La construction commence peu après que le Canada devient un pays, en 1867. En 1876, un grand nombre de villes, de sites industriels et de ports sont déjà reliés par des voies ferrées.
Dans les années 1830, le Canada est une mosaïque constituée de centaines de territoires autochtones et de six colonies britanniques – le Haut et le Bas-Canada, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, l’Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve. Les colonies sont à l’époque isolées les unes des autres. Les colonies insulaires (l’Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve) sont séparées par des bras de mer; les autres le sont par de vastes et denses forêts parsemées de rivières tumultueuses, aux rapides indomptés. Les routes de terre sont boueuses au printemps et poussiéreuses en été, et la plupart des voies entre les villes ne sont rien de plus que les ornières grossières laissées par les chariots. Pour les voyageurs, c’est en hiver qu’il est le plus facile de se déplacer, sur des traîneaux tirés par des chevaux, blottis sous des peaux de bison. Le seul moyen de communiquer se résume aux lettres, dont la distribution peut prendre plusieurs semaines d’une colonie à l’autre.
La technologie vient cependant répondre aux besoins de modernisation des transports et des communications lorsqu’en 1825, en Grande-Bretagne, George Stephenson dévoile sa « Rocket » (fusée). La Rocket est la locomotive à vapeur la plus rapide et la plus puissante du monde. Elle est capable de transporter marchandises et passagers à la vitesse jusqu’alors inimaginable de 58 km/h. Plus rapide qu’un cheval au galop, elle surpasse donc tous les moyens de transport utilisés jusque-là par l’homme.
Cette nouvelle technologie du rail, qui progresse rapidement, enthousiasme les dirigeants coloniaux de l’Amérique du Nord britannique. Les colonies démunies, qui croulent sous les dettes, espèrent en effet l’utiliser pour relier non seulement les villes entre elles, mais aussi les mines et les scieries aux chantiers navals et aux ports, et engranger les retombées économiques qui en découleront. Si les colonies elles-mêmes peuvent être reliées par des voies ferrées, elles devraient voir leur économie se développer grâce à l’intensification des échanges commerciaux intercoloniaux. Les hommes d’affaires canadiens, quant à eux, voient d’un bon œil la possibilité de stimuler la vente de leurs produits agricoles et manufacturés en se connectant aux marchés maritimes et à la Grande-Bretagne par l’intermédiaire des villes portuaires de Saint Andrews, de Saint John et d’Halifax, libres de glace toute l’année. Il y a seulement une génération, les États-Unis envahissaient les colonies lors de la guerre de 1812. Les voies ferrées allaient permettre de défendre plus facilement les frontières grâce à la possibilité qu’elles offrent de déplacer rapidement les troupes et les armes.
Élan pour le chemin de fer Intercolonial
Une délégation envoyée à Londres en 1836 reçoit un accueil favorable. Le capitaine Yule, ingénieur au sein de l’armée britannique, est envoyé sur place pour faire des relevés et déterminer le tracé d’une possible voie ferrée. Les travaux sont cependant suspendus en 1842, lorsque les États-Unis et la Grande-Bretagne signent le traité Webster-Ashburton. Le tracé de la frontière entre l’État du Maine et le Nouveau-Brunswick fait partie des dispositions du traité. Or la plus grande partie de l’itinéraire proposé par Yule se trouve du côté américain de cette nouvelle frontière.
William Ewart Gladstone, secrétaire britannique aux Affaires coloniales, finit néanmoins par céder à la pression continuelle des dirigeants coloniaux et envoie des ingénieurs faire un nouveau relevé des itinéraires ferroviaires potentiels. Les ingénieurs proposent plusieurs tracés possibles, mais avertissent qu’ils seraient tous coûteux, car ils doivent tous franchir de nombreuses rivières et plusieurs collines aux pentes abruptes. De leur côté, les entreprises américaines du rail proposent d’ignorer la ligne intercoloniale et de relier plutôt le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse aux États-Unis en passant par Portland, dans le Maine. On assiste alors à une lutte entre ceux qui espèrent tirer de rapides bénéfices de la ligne américaine et ceux qui préféreraient maintenir les liens politiques et économiques avec la Grande-Bretagne. En 1860, seulement deux petites lignes ferroviaires ont été construites : une en Nouvelle-Écosse, qui relie Truro à Halifax (ouverte en 1858), et une autre au Nouveau-Brunswick, entre Saint John et Shediac (ouverte en 1860).
La guerre de Sécession éclate en 1861. La Grande-Bretagne et ses colonies nord-américaines sont officiellement neutres, mais les effets de la guerre se font ressentir par-delà la frontière. Lorsqu’un navire américain intercepte le Trent, un paquebot britannique, pour arrêter à son bord deux diplomates du sud des États-Unis, une guerre entre la Grande-Bretagne et les Américains semble imminente, avec comme première phase l’invasion des colonies britanniques. La nécessité de construire une voie ferrée intercoloniale devient évidente lorsque des soldats britanniques débarqués à Halifax et à Saint John et ultérieurement affectés à la Province du Canada ne disposent d’aucun moyen de s’y rendre rapidement. Ces soldats n’ont d’autres choix que de faire route vers le nord en se joignant à une longue file de traîneaux tirés par des chevaux.
L’affaire du Trent est résolue pacifiquement. Le premier ministre de la Nouvelle-Écosse, Joseph Howe, et celui du Nouveau-Brunswick, Samuel Leonard Tilley sont à Londres au moment de l’incident. Lors de leurs rencontres avec les représentants britanniques, ils évoquent cette crise et le problème du transport des troupes pour souligner le besoin de construire une voie ferrée intercoloniale. Ils font également part du besoin de construire une voie de transport ferroviaire pour marchandises et voyageurs entre le Canada et les colonies maritimes qui éviterait de traverser les États-Unis et même de s’en approcher.
L’affaire du Trent et les propositions portées par les dirigeants coloniaux aboutissent à l’attribution d’un fonds de garantie britannique ayant pour but de financer de nouvelles investigations concernant de possibles voies ferrées intercoloniales. En 1863, Sandford Fleming, ingénieur de talent, entame des travaux d’arpentage dans les épaisses forêts du Nouveau-Brunswick.
Confédération
Alors que Sandford Fleming poursuit ses travaux, les dirigeants coloniaux comprennent que la Grande-Bretagne est de plus en plus réticente à poursuivre son soutien économique et militaire et que les États-Unis restent une menace. La situation économique, politique et militaire est désastreuse dans chacune des colonies et des mesures draconiennes s’imposent. Des représentants de la Province du Canada, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard se réunissent à Charlottetown en septembre 1864 à l’occasion de la première conférence de la Confédération (voir Conférence de Charlottetown). Les colonies maritimes abandonnent vite leur idée de fusion en une colonie unique et elles approuvent le principe de se joindre au Canada pour former un nouveau pays. Les représentants discutent de la manière dont l’État canadien pourrait être structuré sur le plan constitutionnel, mais la construction du chemin de fer est un des principaux sujets de conversation.
L’Île-du-Prince-Édouard s’oppose à l’idée d’investir des fonds pour des voies ferrées dont elle ne tirera aucun bénéfice. À l’opposé, les délégués de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick déclarent que la construction des voies ferrées intercoloniales est une condition préalable à leur adhésion au Canada. Ils menacent d’accepter l’offre américaine de construire indépendamment un plus grand nombre de lignes, sans se joindre au projet canadien. Dans le même temps, les délégués canadiens, et en particulier le très influent Alexander Galt, de Montréal, parle avec passion de l’utilisation du rail non seulement pour relier les Maritimes au Canada, mais aussi pour étendre le nouveau pays vers le nord et l’ouest, jusqu’aux Prairies. Une semaine plus tard, à Québec, les délégués finalisent leurs plans pour le nouveau pays, qui comprennent notamment la construction de voies ferrées (voir Conférence de Québec). L’Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve, qui n’ont dépêché des délégués qu’à la Conférence de Québec, refusent de se joindre à la Confédération, principalement parce qu’elles estiment qu’elles ne bénéficieront en rien des dépenses prévues pour la construction des voies ferrées. Les autres colonies conviennent cependant de s’unir.
Tracé du chemin de fer Intercolonial
Pendant que les assemblées législatives du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick débattent et ratifient les textes relatifs à la Confédération, Sandford Fleming publie son rapport détaillant les meilleurs itinéraires possibles pour les voies ferrées intercoloniales. Il propose trois lignes, mais défend celle qu’il nomme la route de la baie des Chaleurs. Selon lui, c’est elle qui serait la plus viable sur le plan économique. Elle permettrait de relier les centres manufacturiers de Montréal, Kingston et Toronto aux villes et aux ports maritimes, et de traverser les villes du Nouveau-Brunswick centrées sur l’industrie du bois ou de la pêche ainsi que les communautés de la Nouvelle-Écosse axées sur l’extraction du charbon ou la construction navale et la réparation des navires. Cet itinéraire présente également l’avantage de rester à une distance sécuritaire de la frontière américaine sur toute sa longueur. Les dirigeants coloniaux, séduits par ce tracé, n’hésitent pas à l’approuver.
Construction
Le Canada devient un pays le 1er juillet 1867. Peu de temps après, Sandford Fleming est nommé ingénieur en chef et chargé de diriger la construction de la voie ferrée le long du tracé qu’il a proposé. Il s’agit du premier projet d’infrastructure nationale mis en œuvre au Canada. En novembre 1872, une première section relie déjà Amherst à Truro, en Nouvelle-Écosse. Deux ans plus tard, des trains longent les berges sud du Saint-Laurent, entre Rivière-du-Loup et Mont-Joli, au Québec. En juillet 1876, Sandford Fleming annonce l’ouverture de la dernière section de la ligne, de Mont-Joli à Campbellton, au Nouveau-Brunswick. La ligne est ainsi complète, arrivant du Québec, passant par la plaque tournante ferroviaire de Moncton, puis joignant la baie de Fundy avant au terminus d’Halifax en passant par Truro. Cette ligne, qui s’étale sur 1 100 km, est une merveille technique qui fait usage des dernières technologies et méthodes de construction permettant de garder les rails droits et à niveau. Tous les ponts ont été construits non pas en bois, contrairement à la tradition de l’époque, mais en fer, un matériau plus durable.
La ligne terminée, le ministère des Chemins de fer et Canaux du Canada assume la responsabilité de son exploitation. Des travaux sont par ailleurs entrepris pour relier plusieurs tronçons de ligne construits par les provinces. Peu de temps après, le sud-ouest de l’Ontario, Toronto et Ottawa sont ainsi reliés par le rail à Montréal, à Québec et à plusieurs autres villes de Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick. Les communautés situées le long des voies prospèrent grâce au passage des trains et aux emplois qui en découlent, tandis que celles qui ont été évitées stagnent. Pour stimuler la croissance et les échanges interprovinciaux, la réglementation fédérale maintient à bas niveau les tarifs associés au fret ferroviaire. En 1919, le chemin de fer Intercolonial devient la société constituée Chemins de fer nationaux du Canada.
Importance
Les voies ferrées ont été aussi importantes au 19e siècle que l’ont été les canaux au 18e siècle et les autoroutes au 20e siècle (voir Histoire du chemin de fer). Elles ont été essentielles pour le développement des communications, du transport, de la défense et du commerce. Le chemin de fer Intercolonial a permis de relier des ports, des villes et des provinces et a contribué au développement du pays. Il est ainsi devenu une des facettes essentielles de l’esprit national canadien.