Économie radicale
Le sens originel du mot « radical » réfère à la recherche assidue de la racine d'un problème et à l'engagement résolu dans l'action qui découle logiquement des conclusions de cette recherche. Dans un sens plus courant, il dénote une nette prise de distance à l'égard des interprétations conventionnelles et orthodoxes de la réalité. Le terme « économie radicale » s'applique aux travaux et aux idées des personnes (habituellement des économistes) qui adoptent une perspective dite gauchiste en SCIENCES ÉCONOMIQUES.
Il y a dans la pensée économique des courants orthodoxes et radicaux. Des glissements apparaissent entre générations dans le contenu spécifique de ces courants selon que surgissent de nouveaux problèmes dans l'économie. Ces deux courants comportent aussi des variantes. Les affrontements qui opposent autant d'écoles de pensée différentes produisent au sein des sciences économiques des tensions continuelles qui reflètent sur le plan des idées les conflits persistants entre classes et groupes économiques dans le monde réel.
Sciences économiques orthodoxes
Sa thèse veut que le contenu, les procédés et la distribution de la production découlent des préférences individuelles, de la technologie et des mises de fonds individuelles. En d'autres mots, ce sont les consommateurs qui décident de ce qui doit être produit, c'est la technologie qui commande la manière de produire, de transporter et d'échanger ces biens, tandis que la contribution des talents, des qualifications et des ressources matérielles détermine à qui ces biens sont destinés. On ne peut pas changer l'économie sans en modifier les fondations, ce qui ne peut se faire qu'en violant ce que les économistes orthodoxes considèrent comme la « nature humaine » et la « liberté naturelle ».
Ces économistes orthodoxes prétendent que déranger la RÉPARTITION DES REVENUS causerait la suppression des incitations (en supposant que la récompense matérielle commande tous les efforts humains), que ce sont la science et l'histoire qui déterminent irrémédiablement la technologie et que l'ignorance des préférences des consommateurs viole la liberté. C'est pourquoi ils rejettent toute interférence de l'ÉTAT qui viendrait perturber cet ordre économique « naturel ». Depuis Adam Smith, en passant par David Ricardo et Robert Malthus jusqu'aux contemporains Milton Friedman, Gary Becker et Robert Lucas, une lignée d'économistes orthodoxes s'évertue à montrer avec quelle perfection fonctionnerait l'économie si l'État l'abandonnait à elle-même sans la déranger en cherchant à la réguler.
Dans une veine tout opposée, les économistes radicaux croient que l'économie de marché, commandée par l'impératif de la concurrence et laissée à elle-même, saccagerait l'environnement, épuiserait le travail humain avant de l'éliminer faute de productivité suffisante, tomberait en récessions périodiques déclenchant un CHÔMAGE massif, et créerait une société extrêmement polarisée en termes de revenus et de perspectives de vie. Ces économistes radicaux s'en prennent depuis toujours à l'opinion orthodoxe dominante, alors même que certaines de leurs idées sont reprises par les sciences économiques orthodoxes et adoptées par l'État.
Plusieurs courants traversent l'économie radicale. Parmi ceux qui sont d'actualité, le MARXISME privilégie une approche holistique et considère que la prémisse fondamentale de l'orthodoxie économique, à savoir sa conception de la nature humaine, est erronée; que l'économie capitaliste est sujette à des crises récurrentes et engendre des inégalités croissantes qui sont inhérentes au mode d'organisation de ce système économique; qu'elle aliène les travailleurs par rapport non seulement aux produits qu'ils créent, mais aussi au processus de production qu'ils ne contrôlent pas; et enfin qu'elle soumet les consommateurs aux manipulations incessantes des vendeurs qui sont eux-mêmes prisonniers d'un processus de concurrence sans fin.
Parmi les économistes radicaux, les marxistes affirment que les réformes des institutions de l'économie capitaliste ne peuvent au mieux qu'atténuer ces tendances sans les renverser. Ils prônent une organisation communiste de l'économie qui éliminerait la formation de classes découlant de la propriété privée des moyens de production, qui assurerait une planification globale de l'économie en opérationnalisant le principe voulant que ce soit les besoins et non le profit qui guident la production. Cependant, les leçons tirées du communisme à la soviétique convainquent la plupart des radicaux que le changement du système économique ne peut pas se faire seulement par la nationalisation des industries et la planification centralisée. Il requiert en outre le contrôle des travailleurs sur les lieux de production et celui de la collectivité sur les décisions d'investir dans la production de telles quantités de tels biens et services en tels lieux.
En fin de compte, ce sont leurs conceptions divergentes de la nature humaine qui différencient les visions qu'ont les marxistes et les orthodoxes de ce qu'est une bonne société. La pierre angulaire de la pensée orthodoxe repose pour l'essentiel sur la perception de l'être humain comme « naturellement » avide et motivé par l'appât du gain. Les marxistes, par contre, sont convaincus de la genèse sociale des valeurs et des comportements humains et de la nécessité pour les gens de veiller à leurs intérêts personnels si la société capitaliste doit survivre et s'entretenir. Cette vision découle implicitement de la croyance qu'une structure sociale démocratique, égalitaire et débarrassée de la domination d'une classe sur les autres peut orienter les valeurs et les comportements humains vers plus de conscience sociale et d'identification de l'individu à sa communauté.
D'autres courants de l'économie radicale visent certains aspects de l'économie capitaliste sans remettre en question les autres. C'est ainsi qu'en 1848, l'économiste orthodoxe John Stuart Mill, qui est cependant libéral et réformiste, écrit dans ses Principes d'économie politique que les « lois de la production » sont certes « naturelles » et universelles, mais que celles qui commandent la répartition découlent « en partie des institutions humaines » et pourraient être modifiées par des lois. Il ne voit pas dans la redistribution du revenu national par l'IMPOSITION de violation d'une quelconque loi de la nature. Une structure fiscale progressive s'impose ainsi petit à petit à l'orthodoxie économique.
Dans le sillage de la crise des années 30, John Maynard Keynes démontre dans sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936) que l'économie capitaliste, rendue au stade adulte et laissée à elle-même, tend à tomber en panne et à stagner sans disposer, contrairement à ce que pensent les orthodoxes, de mécanisme autocorrecteur. Keynes recommande alors une régulation par l'État du niveau général de l'activité économique au moyen de ce qu'il appelle la « socialisation de l'investissement », tout en laissant le marché choisir librement la composition du produit national.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale se fait jour une version modifiée de la pensée de Keynes qui pousse de nombreux gouvernements à prendre la responsabilité du maintien de niveaux élevés de production et d'emploi. Au Canada, l'ÉCONOMIE KEYNÉSIENNE devient la bible des hautes sphères de la bureaucratie fédérale. En 1945, dans son LIVRE BLANC SUR L'EMPLOI ET LE REVENU, le gouvernement fédéral s'engage à maintenir la stabilité économique. Pour ce faire, il fait varier l'offre de monnaie et les niveaux du déficit et du surplus des finances publiques dans le but d'atténuer les fluctuations conjoncturelles et instaure l'ASSURANCE CHÔMAGE et l'ÉTAT PROVIDENCE pour stabiliser les revenus.
En 1958, John Kenneth GALBRAITH ébranle davantage les théories traditionnelles dans son livre The Affluent Society (trad. L'ère de l'opulence, 1970), en écrivant que ce sont la publicité, l'emballage et les fréquents changements de mode qui façonnent les goûts des consommateurs et que ce sont les grandes entreprises plutôt que le client roi qui portent la responsabilité des priorités de production et notamment des modes de consommation frivoles, gaspilleurs et écologiquement nuisibles. En particulier, les dépenses massives consacrées à la publicité favorisent inévitablement la consommation privée au détriment des services à la collectivité, avec comme résultat l'abondance privée d'une part et le délabrement des services publics d'autre part. Galbraith recommande dès lors un accroissement des dépenses publiques pour les services sociaux et les infrastructures publiques.
De manière générale, les critiques libéraux des sciences économiques traditionnelles démontrent que le système de marché libre ne peut fonctionner de façon idéale que si des circonstances irréalistes, existent, à savoir d'abord une concurrence parfaite entre un grand nombre d'acheteurs et de vendeurs sans pouvoir dans les marchés des biens et des services, du travail et des capitaux et ensuite une mobilité parfaite des ressources humaines et physiques ainsi qu'une information parfaite sur toutes les options offertes aux acheteurs et aux vendeurs. Le non-respect d'une seule de ces conditions peut vicier le système et justifier une intervention extensive de l'État sous forme de réglementations et de subsides. Ces critiques fournissent la base de versions modifiées des sciences économiques traditionnelles, qui jettent à leur tour les fondements théoriques de l'ÉCONOMIE mixte.
De 1945 à 1970 se répand parmi les économistes un large consensus sur cette synthèse « néo-classique », laquelle trouve au Canada son fondement matériel dans l'exportation de ressources vers les États-Unis. L'extraction de ces ressources se finance en bonne partie auprès de SOCIÉTÉS MULTINATIONALES localisées aux États-Unis, tandis que leur transformation s'opère dans des filiales de ces entreprises à l'aide de technologies et d'équipements importés de ce même pays. Les secteurs des industries primaires et secondaires disposent ainsi d'une structure économique qui déclenche une croissance économique suffisamment forte pour garantir des profits élevés, des salaires à la hausse tout en finançant l'État-providence et les autres dépenses publiques.
Les principaux partis politiques, les travailleurs et les capitalistes tombent d'accord entre 1945 et 1970 sur ce système économique. Le Nouveau Parti Démocratique et les syndicats de sa mouvance acceptent les institutions économiques de base du capitalisme et son système reposant sur le profit, tout en soulignant le besoin de poursuivre les politiques de plein emploi, de resserrer les mesures de réglementation des compagnies géantes et de promouvoir l'État-providence. Leurs revendications cristallisent sous forme de politiques ce qu'on peut appeler l'« aile gauche » du consensus (voir SOCIAL-DÉMOCRATIE). Le parti libéral, responsable de l'introduction de versions modifiées d'un nombre important de réformes social-démocrates revendiquées par le mouvement ouvrier et popularisées par le NPD, tend à se positionner au centre de l'éventail.
Un courant dissident fait surface dans les années 60 sous la conduite d'économistes et de politiciens qu'inquiètent l'ampleur de la propriété et de la mainmise étrangères sur l'économie canadienne et son intégration progressive dans l'économie américaine. L'initiateur de ce nationalisme économique libéral est Walter GORDON dont l'influence amène le gouvernement fédéral à faire des enquêtes sur la propriété étrangère. Celles-ci débouchent sur le Rapport Watkins de la fin des années 60 (voir PROPRIÉTÉ ÉTRANGÈRE ET LA STRUCTURE DE L'INDUSTRIE CANADIENNE, GROUPE D'ÉTUDE SUR LA) et sur le Rapport Gray du début des années 70 (voir INVESTISSEMENTS ÉTRANGERS, GROUPE D'ÉTUDE SUR LES). À la même époque se fait jour une version plus radicale du NATIONALISME ÉCONOMIQUE, qui réclame la RÉGIE PUBLIQUE et la planification de l'économie canadienne comme moyens de surmonter sa dépendance croissante résultant de la mainmise de plus en plus lourde des États-Unis. La guerre du Viêt-nam influence grandement ce courant de nationalisme économique. Celui-ci trouve son expression politique au sein du NPD dans le mouvement WAFFLE. Par la suite, une variété de thèmes inspirés de l'économie politique radicale au Canada forment la matière d'une revue scientifique du nom de Studies in Political Economy.
Le consensus qui réunissait les adeptes de la synthèse néoclassique et de ses variantes partout au monde s'écroule dans les années 80 et 90. L'orthodoxie traditionnelle ressuscite sous une forme épurée qui prend le nom de monétarisme et gagne les faveurs de quasiment tous les gouvernements de la planète, le Canada inclus (voir POLITIQUE MONÉTAIRE). Elle déclenche un mouvement puissant visant l'élimination ou l'affaiblissement des instruments mis en service par l'État pour influencer les résultats de l'économie de marché. Ce mouvement prend la forme de la déréglementation, de la privatisation, du LIBRE-ÉCHANGE, de coupures dans les dépenses sociales et de la priorité donnée à l'équilibre des finances publiques.
Ces notions, complètement discréditées à la belle époque de l'ÉCONOMIE KEYNÉSIENNE, forment aujourd'hui le paradigme dominant de la pensée économique. Ce paradigme est remis en question par différents courants parmi les économistes radicaux et notamment par les approches économiques institutionnelle et « postkeynésienne » ainsi que par l'Union de l'économie politique radicale. Chacun d'entre eux dispose de sa propre revue scientifique et de groupes de discussion sur INTERNET. Les postkeynésiens, par exemple, prônent des normes publiques devant orienter les investissements privés et des politiques de formation active et d'ajustement de la population active avec le plein emploi comme objectif. Ils réclament une vraie gestion du commerce, une taxe (la taxe Tobin) sur toutes les transactions financières internationales, de manière à étouffer la spéculation internationale, et une supervision publique des salaires et des autres revenus pour maîtriser l'INFLATION des prix.
Au Canada, la signature de l'Accord de libre-échange canado-américain (ALE), puis celle de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) empêchent le recours à plusieurs armes d'intervention de l'État en abolissant notamment le droit des gouvernements de poursuivre une stratégie industrielle favorable à l'essor des entreprises nationales. Depuis la signature de ces deux accords, les économistes radicaux du Canada (principalement sous la forme du Budget fédéral alternatif produit par le Centre canadien pour des politiques et des choix alternatifs, qui est une coalition de justice sociale) s'emploient à démontrer l'existence d'une solution de rechange à l'orthodoxie néo-conservatrice. Néanmoins, l'aile gauche de l'économie politique radicale, qui poursuit sa critique de la concurrence et de la globalisation, n'offre pas jusqu'à présent d'alternative stratégique pleinement élaborée.
Le corps de pensée et d'analyse radicales s'inspire abondamment de plusieurs disciplines universitaires telles que sociologie, sciences économiques, science politique, histoire et anthropologie. Au Canada, parmi les nombreux tenants de l'économie radicale, citons Greg Albo, Pat et Hugh Armstrong, Isabella Bakker, Fred Bienfeld, Errol Black, Wallace Clement, Marjorie Cohen, Patricia Connelly, Robert Chernomas, Daniel Drache, Sam Gindin, Gord Laxer, Michael Lebowitz, Greg Kealey, John Loxley, Rianne Mahon, Martha Macdonald, Leo Panitch, Paul Phillips, Jim Sanford, Mel Watkins, David Wolfe et Glen Williams.