Filip Konowal, immigrant ukrainien, soldat de la Première Guerre mondiale, récipiendaire de la croix de Victoria pour acte de bravoure lors de la bataille de la côte 70, président de la filiale nº 360 de la Légion royale canadienne à Toronto et concierge à la Colline du Parlement (né le 25 mars 1887 à Kutkiw, en Ukraine; décédé le 3 juin 1959 à Ottawa, en Ontario).
Jeunesse et immigration au Canada
Né le 25 mars 1887 dans le village ukrainien de Kutkiw – à l’est du fleuve Zbruch séparant les territoires ukrainiens occupés par les forces de l’empire austro-hongrois des territoires de la Russie tsariste –, Filip Konowal est formellement identifié comme étant « Russe » à son arrivée en sol canadien, bien qu’il se considère lui-même comme un Ukrainien de foi gréco-catholique ukrainienne.
De façon plutôt ironique, du fait de sa nationalité « russe », Filip Konowal n’est pas, lors des premières opérations canadiennes d’internement entre 1914 et 1920, classé dans la catégorie des « ennemis étrangers », ce qui lui vaut un sort plus enviable que celui de milliers d’autres immigrants des régions ouest-ukrainiennes de Galicie et de Bucovine. C’est ainsi qu’il échappe aux mauvais traitements infligés aux ressortissants de pays ennemis, traitements par ailleurs sanctionnés par l’État. De par son statut, Filip Konowal peut également se porter volontaire auprès du corps expéditionnaire du Canada sans avoir à présenter de fausse identité, une tactique couramment employée chez les Ukrainiens « autrichiens » qui souhaitent s’enrôler.
Comme de nombreux autres immigrants dans les années précédant la Première Guerre mondiale, Filip Konowal n’a qu’un seul espoir : trouver du travail pour pouvoir un jour revenir dans son pays natal avec quelques économies en poche. Après avoir travaillé dans la carrière de pierres de son père Myron et servi dans l’armée tsariste comme instructeur de baïonnette, il quitte son épouse, Anna, et leur fille Maria pour aller vivre au Canada. Partant de Vladivostok pour arriver à Vancouver en avril 1913, il trouve un emploi de bûcheron en Colombie-Britannique, puis déménage dans la vallée de l’Outaouais pour y accomplir des fonctions similaires.
Filip Konowal s’enrôle dans le 77e Bataillon d’infanterie d’Ottawa (la garde à pied du gouverneur général) le 12 juillet 1915. Jugé apte au service, il s’embarque pour l’Angleterre en juin 1916, pour être déployé en France plus tard le même été en tant que membre du 47e Bataillon du CEC (Royal Westminster Regiment). Le 6 avril 1917, il devient caporal intérimaire.
Première Guerre mondiale
Fin 1916, Filip Konowal participe à la bataille de la Somme, puis l’année suivante, il sert avec distinction lors de la bataille de la crête de Vimy, à la tête d’une escouade de soldats japonais-canadiens; il contribue alors à la prise du « Bourgeon », importante position stratégique. Peu après, en août 1917, il fait preuve d’une bravoure exceptionnelle dans la bataille de la côte 70, bravoure qui lui vaudra la croix de Victoria. Le 21 août à la côte 70, il est grièvement blessé, atteint par balle au visage, à la mâchoire et au cou. Il est immédiatement évacué en Grande-Bretagne. Là-bas, une fois rétabli, on le nomme aide de l’attaché militaire de l’ambassade de Russie à Londres, avec rang de sergent intérimaire.
Filip Konowal, désormais caporal, est transféré officiellement au Corps forestier canadien avant de revenir au Canada le 10 septembre 1918. Il est déployé avec le Corps expéditionnaire canadien en Sibérie, s’embarquant pour Vladivostok en octobre 1918; il a peut-être l’espoir, à ce moment-là, de rentrer en Ukraine. On l’affecte à Omsk, en Sibérie, où il travaille au sein du groupe de liaison des Alliés aux quartiers généraux de la Garde blanche, sous les ordres de l’amiral Alexander Kolchak. Toutefois, après l’échec de cette mission antibolchévique (voir Intervention du Canada dans la Guerre civile russe), Filip Konowal est rapatrié au Canada le 20 juin 1919. Il ne reverra jamais plus sa famille. Quelques années plus tard, il prend pour nouvelle épouse une veuve canadienne-française du nom de Juliette Leduc-Auger, qui lui donne deux fils, Roland et Albert. Lorsqu’il est libéré avec mention honorable à Kingston le 4 juillet 1919, Filip Konowal a accumulé près de quatre années de service militaire pour le Canada.
Seul Canadien d’origine ukrainienne à recevoir la croix de Victoria
Le caporal Filip Konowal se distingue particulièrement par sa bravoure lors de la bataille de la côte 70, qui se déroule près de Lens, en France, au mois d’août 1917.
Selon la London Gazette (1917), le caporal intérimaire Filip Konowal reçoit la croix de Victoria :
Pour un acte de bravoure remarquable et pour son leadership, alors qu’il commande une section d’attaque. Sa section a la difficile tâche de liquider les caves, les cratères et les emplacements de mitrailleuse. Sous son habile direction, toute résistance est brisée avec succès et de lourdes pertes sont infligées à l’ennemi. Dans une cave, il passe personnellement trois ennemis à la baïonnette et, seul, il en attaque sept autres dans un cratère, les tuant tous.
Arrivé à l’un de ses objectifs, le Cpl Konowal constate qu’une mitrailleuse tient en échec le flanc droit et cause de nombreuses pertes. Il s’élance et envahit cet emplacement; il tue les soldats du détachement et ramène la mitrailleuse ennemie jusqu’à nos lignes.
Le lendemain, il attaque, seul, un autre emplacement et tue trois combattants; il détruit la mitrailleuse et l’emplacement avec des explosifs.
Ce sous-officier a éliminé à lui seul au moins 16 ennemis et, au cours des deux jours de combats réels, il a poursuivi son travail jusqu’à ce qu’il soit grièvement blessé.
Le roi George V remet personnellement la croix de Victoria à Filip Konowal le 15 octobre 1917, lui disant ceci : « Votre exploit est l’un des plus audacieux et héroïques dans l’histoire de mon armée. Pour ceci, veuillez accepter mes remerciements. »
Une existence troublée après la guerre
Filip Konowal ne connaît malheureusement pas la paix intérieure une fois la guerre terminée.
Le 19 juillet 1919, il dirige le premier défilé de la paix dans les rues d’Ottawa, qui s’arrête devant la Colline du Parlement. Le jour suivant, il assassine Wasyl Artich à Hull, au Québec, apparemment après que celui-ci ait attaqué l’ami de Filip Konowal, Leonti Diedek. Déclaré « non coupable pour raison d’insanité », Filip Konowal est interné à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu de Montréal, asile où séjourne également le poète canadien-français Émile Nelligan. En août 1926, se trouvant dans la mire du gouvernement soviétique qui cherche selon toute vraisemblance à le déporter, Filip Konowal est transféré dans le plus grand secret dans un autre hôpital, celui-ci près de Bordeaux. Lorsqu’il reçoit son congé en 1928, peu avant la Grande Dépression, Filip Konowal est sans abri et a tout perdu.
Avec l’aide du major Milton Fowler Gregg (sergent d’armes à la Chambre des communes), lui aussi récipiendaire de la croix de Victoria, Filip Konowal trouve du travail comme concierge de bas niveau à la Colline du Parlement; l’emploi est modeste, mais Filip Konowal est reconnaissant de pouvoir travailler en cette période économique incertaine. Lorsque le premier ministre William Lyon Mackenzie Kingl’aperçoit en train de laver le plancher, il le réaffecte comme gardien spécial de la salle nº 16, le Bureau du premier ministre, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort le 3 juin 1959 à l’âge de 72 ans. Les funérailles de Filip Konowal sont célébrées par son régiment à l’église catholique ukrainienne de St-Jean Baptiste, avec tous les honneurs militaires; il est ensuite enterré dans la concession 502, section A au cimetière Notre-Dame à Ottawa, non loin de sir Wilfrid Laurier, ancien premier ministre du Canada. Son épouse Juliette est enterrée à ses côtés le 3 mars 1987.
En 1956, Filip Konowal, interviewé par le journal Ottawa Citizen, dira être en paix avec son travail de concierge au Parlement : « Outremer, j’ai nettoyé avec un fusil, et ici je dois nettoyer avec une vadrouille. » Il révèle également ceci quant aux circonstances de sa bravoure à la côte 70 : « J’en avais tellement marre de me tenir debout dans la tranchée, avec l’eau qui m’arrivait à la ceinture, que j’ai dit “ ça suffit comme ça” et que je suis parti à la poursuite de l’armée allemande. Mon capitaine a essayé de tirer sur moi parce qu’il supposait que je désertais. »
Nommé président honoraire de la filiale nº 360 de la Légion royale canadienne trois années auparavant, Filip Konowal se rend en juin 1956 en Angleterre, en compagnie de plus de 300 autres militaires décorés, afin de célébrer le centenaire de la création de la croix de Victoria. Le groupe est accueilli par Sa Majesté la reine Elizabeth II et le premier ministre britannique de l’époque, Anthony Eden. Une photographie prise à ce moment-là montre Filip Konowal au centre du premier rang des récipiendaires de la croix de Victoria, un héros parmi les héros.
Reconnaissance et héritage de Filip Konowal
Après sa mort, la croix de Victoriaet les autres médailles de Filip Konowal sont confiées à M. G.R. Bohdan Panchuk, ancien combattantcanadien ukrainien ayant servi dans l’Aviation royale canadienne au cours de la Deuxième Guerre mondialeet ayant joué un rôle de premier plan comme membre de l’Association d’anciens combattants canadiens ukrainiens. Acquise par le Musée canadien de la guerre en 1969, la croix de Victoria est volée dans les années 1970, pour ne refaire surface qu’en avril 2004. Après l’avoir repérée lors d’une vente aux enchères, Iain Stewart passe un appel au Dr Lubomyr Luciuk, facilitant le travail de la GRC qui récupérera la précieuse relique. La croix de Victoria de Filip Konowal, dévoilée le 23 août 2004 dans la plus grande solennité, peut aujourd’hui être admirée dans le cadre d’une exposition permanente présentée au Musée canadien de la guerre.
Entre autres efforts pour reconnaître Filip Konowal comme le seul Canadien d’origine ukrainienne à avoir reçu la croix de Victoria, on remplace le 6 décembre 1996 sa stèle funéraire par une pierre tombale plus distinctive; c’est Ron Sorobey, avec l’appui de la communauté canadienne-ukrainienne d’Ottawa, qui prend en main cette initiative. On installe également des repères historiques trilingues au Manège militaire Cartier d’Ottawa (15 juillet 1996), à l’édifice de la rue Queen Ouest de la filiale nº 360 à Toronto (21 août 1996) ainsi qu’à l’extérieur de la salle d’exercices du Royal Westminster Regiment, à New Westminster, en Colombie-Britannique (5 avril 1997). Malheureusement, les plaques commémoratives de Toronto et de New Westminster sont disparues aux mains de voleurs de métaux.
Au nombre des monuments commémoratifs rendant hommage à Filip Konowal figurent un cairn érigé dans le village ukrainien (Selo Ukraina) situé près de Dauphin, au Manitoba (août 1997), une sculpture installée dans son village natal (2000), ainsi qu’un bas-relief exposé près de Lens, en France (2005). Ces projets ont été rendus possibles grâce à la filiale nº 360 et à la Ukrainian Canadian Civil Liberties Association, sous la présidence de John B. Gregorovich. En août 2017, un monument commémoratif sera inauguré près de Loos, en France, afin de souligner le 100e anniversaire de la bataille de la côte 70. On pourrait difficilement trouver un endroit plus approprié pour immortaliser le courage de Filip Konowal.