Éditorial

Le meurtre de Francis M. Rattenbury

L'article suivant est un éditorial rédigé par le personnel de l'Encyclopédie canadienne. Ces articles ne sont pas généralement mis à jour.

Alors qu'ils déambulent dans les édifices de l'Assemblée législative provinciale, à Victoria, ou qu'ils se reposent en prenant le thé à l'hôtel Empress un peu plus loin dans la même rue, les touristes ne seraient pas étonnés d'apprendre que l'homme qui a conçu ces bâtiments historiques a été l'architecte le plus réputé de son époque en Colombie-Britannique. En revanche, ce qui les surprendrait sans doute, ce serait de découvrir, qu'il y a soixante-dix ans, ce même homme s'est retrouvé au cœur de l'une des histoires de meurtre les plus sensationnelles à survenir dans la haute société de l'Empire britannique.

L'Empress Hotel, sur l'Inner Harbour de Victoria. Photo prise le 19 juin 2017.

Alors qu'il est au sommet de sa gloire, personne ne pourrait imaginer que Francis Mawson Rattenbury ferait l'objet d'un scandale. En 1892, il arrive de son Angleterre natale en Colombie-Britannique. C'est alors un jeune architecte de 25 ans, sans beaucoup d'expérience, mais plein de charme et d'assurance. À peine dix mois plus tard, il participe à un concours en vue de dessiner le nouvel édifice du Parlement de Victoria et en sort vainqueur. Cette commande est un coup de maître qui permettra à Rattenbury de se bâtir une clientèle prestigieuse et de concevoir des bâtiments connus, tels que le Palais de justice de Vancouver (aujourd'hui la Vancouver Art Gallery), le Crystal Garden de Victoria et divers hôtels, banques et résidences dans toute la province. À un certain moment, il occupera simultanément les postes d'architecte en chef du Canadien Pacifique et de la Banque de Montréal, deux piliers de l'économie du pays.

Francis et Alma Rattenbury après leurs noces, 1925.

Ses succès professionnels lui ouvrent les portes de la bonne société de Victoria. Peu de temps après l'inauguration du Parlement, il épouse Florence Nunn, la fille d'un officier à la retraite de l'Armée britannique en Inde. Le couple habitera Oak Bay avec ses deux enfants où il vivra dans une maison du front de mer, pendant que Rattenbury exécute une série de commandes prestigieuses et effectue même un mandat de préfet pour la municipalité.

Toutefois, derrière cette façade de succès public se cache une vie personnelle à la dérive. Florence et lui forment un couple mal assorti et la discorde les sépare de plus en plus. Ils continuent à cohabiter, mais Rattenbury vit dans sa propre partie de la maison et ne communique avec sa femme que par l'entremise de leur fille. Buvant avec excès, il devient de plus en plus mélancolique et reclus.

Entre alors en scène la femme fatale. Fin 1923, à un souper donné en son honneur à l'hôtel Empress, Rattenbury rencontre Alma Pakenham, et c'est le coup de foudre. Alma est belle, talentueuse et exotique. Encore dans la vingtaine, elle a déjà perdu un premier mari à la guerre et divorcé d'un deuxième. Elle a elle-même servi comme chauffeuse de véhicules de transport et infirmière au front, où elle a été blessée à deux reprises. Musicienne accomplie, Alma, qui vit à Vancouver, est venue à Victoria pour donner un récital. À peine quelques semaines après leur rencontre, elle s'installe comme professeure de musique dans la capitale.

Alma et Rattenbury vivent leur liaison ouvertement, sans se soucier de l'opinion publique ni des sentiments de Florence. Ils apparaissent ensemble dans des réceptions mondaines et la rumeur circule qu'en plus de leur amour, ils partageraient aussi l'habitude de consommer de la cocaïne. Quand Florence refuse de lui accorder le divorce, Rattenbury commence à recevoir sa maîtresse dans la maison familiale d'Oak Bay. Un vieil ami, l'architecte Sam Maclure, dit de lui qu'il est « un homme ensorcelé ».

Finalement, Florence baisse les bras et accorde le divorce à son mari. Au printemps de 1925, il épouse Alma. Cependant, leur histoire a fait d'eux des parias, même après la naissance d'un fils et malgré leur mode de vie respectable. Fin 1929, ils font leurs bagages et s'embarquent pour l'Angleterre, où ils s'installent à la station balnéaire de Bournemouth.

Mais l'Angleterre ne guérit pas le malaise de Rattenbury. Au fil des années, il devient un vieil homme asocial, affaibli et alcoolique, accablé de soucis financiers. Par contre, Alma est encore jeune et connaît du succès en tant que compositrice de chansons populaires. Inévitablement, elle finit par prendre un amant et son choix atteste sa désinvolture habituelle. George Stoner est un jeune homme de 18 ans qui a abandonné ses études et qui travail comme chauffeur de Rattenbury. Fou d'Alma, jaloux de son mari, terrifié à l'idée qu'ils puissent se réconcilier et se débarrasser de lui, il est une véritable bombe à retardement.

L'explosion survient dans la soirée du 24 mars1935. George s'empare d'un maillet et frappe Rattenbury à la tête alors que celui-ci est abruti par l'alcool. Alma et George seront tous les deux accusés du meurtre. Leur procès a tout pour titiller la curiosité du public britannique : sexe, drogues, célébrité et, enfin, tragédie. Après cinq jours de témoignages croustillants, le jury délibère 50 minutes et déclare Alma innocente et son jeune amant coupable.

L'histoire qui a commencé par une rencontre fatidique à l'hôtel Empress lors d'une soirée d'hiver de 1923 s'achève quatre jours après le verdict quand Alma se poignarde en plein cœur et tombe dans la rivière Avon. Apparemment, elle s'attendait à ce que Stoner soit pendu, tout comme d'ailleurs le juge qui l'avait condamné à mort. Cependant, le public, scandalisé, a accusé Alma d'avoir corrompu le jeune homme et lorsque le Secrétaire de l'Intérieur s'est trouvé devant une pétition signée par 350 000 personnes exigeant qu'il soit gracié, il a acquiescé à cette demande. Stoner sera donc condamné à la prison à vie et libéré au bout de sept ans. Il est alors le seul survivant du triangle amoureux le plus tristement célèbre de la Colombie-Britannique.