La présence francophone sur les côtes de Terre-Neuve remonte au 16e siècle, mais l’intégration des francophones à la vie anglophone de l’île ne s’est faite que dans la première moitié du 20e siècle. Au cours des années 1970, ils ont établi leurs propres institutions. Aujourd’hui, les trois quarts des francophones de Terre-Neuve-et-Labrador sont nés à l’extérieur de la province.
(Gaël Corbineau/wikimedia)
Premières présences françaises
C’est en 1504 que les premiers Français viennent à Terre-Neuve. Catholiques, ils sont soumis à une alimentation sans viande 150 jours par année; la pêche – notamment pour la morue des Grands Bancs de Terre-Neuve – est donc une activité centrale. Ces hommes sont en majorité des paysans bretons. S’ils participent aux activités de pêche, c’est pour améliorer leur sort économique et pouvoir ainsi acquérir des terres, chose impossible dans leur pays. Une première colonie s’installe donc à Plaisance en 1660.
Avec le traité d’Utrecht (1713), la France cède Terre-Neuve à la Grande-Bretagne, mais préserve ses droits de pêche. Les Français poursuivent donc leurs activités de pêche, y compris le salage et le séchage du poisson, du printemps à l’automne au nord de l’île. En 1783, le traité de Versailles oblige les pêcheurs à se déplacer vers la côte ouest, que l’on nomme « Côte française ». Des familles demeurées sur la côte sud se déplacent aussi vers l’ouest, rejointes à leur tour par des familles de Saint-Pierre-et-Miquelon et par des Acadiens, qui fuient la Nouvelle-Écosse pendant le Grand Dérangement. ( Voir aussi Acadie.)
C’est ainsi que naissent discrètement plusieurs petites communautés de langue française le long de la côte ouest. Sans aucun droit territorial, les colons français peuvent tout de même poursuivre leurs activités économiques. Cela encourage l‘arrivée constante de petits nombres de colons de langue française.
Les autorités terre-neuviennes ne se soucient pas de chasser ces colons de la côte ouest. Ces derniers finissent d’ailleurs par acquérir des terres, sans pour autant officialiser leur statut. Ces pêcheurs bretons se marient avec des Acadiennes, des Saint-Pierraises, des Micmaques ou des anglophones.
Genèse des Franco-Terre-Neuviens
Lorsque la France abandonne ses droits de pêche à Terre-Neuve en 1904, il y reste trois communautés francophones isolées sur la péninsule de Port-au-Port : Cap-Saint-Georges, La Grand’Terre et L’Anse-à-Canards.
Grâce à leur démographie et à leur isolement, les trois communautés sont en mesure de perdurer sur cette île devenue anglophone. Les saisons dictent les activités. Pêche, séchage du poisson, agriculture et cueillette des baies se pratiquent de mai à octobre et, de novembre à avril, on bûche, on prépare le matériel de pêche et on pratique l’artisanat. Les femmes s’occupent des travaux domestiques, des enfants, du séchage du poisson, de l’élevage et de la cueillette. L’argent est rare, les familles doivent être autosuffisantes. Néanmoins, les Franco-Terre-Neuviens se procurent leurs produits essentiels (thé, farine, tabac, alcool, sucre et outils) auprès des pêcheurs et marchands de Saint-Pierre-et-Miquelon en échange de morue séchée.
Surnommés les « Vieux Français », ces Bretons vont fortement influencer la vie communautaire. Souvent établis clandestinement à Terre-Neuve, ils taisent leur passé en France, mais ils lèguent à leurs familles les contes et chansons de leur pays, ainsi que leur sens aigu de l’indépendance, en particulier face au clergé et aux autorités fiscales. Les chanteurs, conteurs et musiciens puisent dans les répertoires bretons, acadiens et celtiques de leurs communautés pour animer les veillées d’hiver. Ils peuvent même tenter de résoudre chez certains, « par le biais indirect de l’humour », des problèmes de comportement liés, par exemple, à l’alcool ou à la paresse.
Les prêtres sont en fait les seuls à exercer une certaine autorité au sein de la communauté. Une hiérarchie que les plus vieux n’acceptent d’ailleurs pas toujours, ces libres-penseurs préférant transmettre leurs propres valeurs. Par ailleurs, les familles éprouvées par les maladies ou les décès peuvent compter sur la solidarité d'autres membres de la communauté.
Matérialisme et anglicisation : l’incursion du monde extérieur
Une base militaire américaine s’établit à Stephenville pendant la Deuxième Guerre mondiale; les Franco-Terre-Neuviens subissent ainsi l’influence d’un groupe mieux nanti, au mode de vie matérialiste différent. Des membres de la communauté employés à cette base militaire adoptent ce modèle et le bien-être matériel dont ils bénéficient modifie la dynamique locale. On évalue maintenant tous les aspects de la vie communautaire à partir du modèle de société moderne matérialiste. Il faut désormais pouvoir parler anglais pour obtenir un bon emploi. Certaines familles en viennent à penser que le français leur est nuisible et adoptent l’anglais. Même des noms de famille se transforment – les Lejeune, Leblanc et Dubois deviennent des Young, White et Woods.
L’anglicisation s’étant déjà amorcée dans les années 1920 dans les écoles et les paroisses où œuvrent des prêtres anglophones. La pratique de l’anglais ne fait donc que s’élargir dans les années 1940. La publication des catalogues des grands magasins, ainsi que l’avènement de la radio et de la télévision ouvrent la voie à la société de consommation, mais aussi à la modernité du monde extérieur et à son influence sur la vie communautaire.
L’identification croissante des Franco-Terre-Neuviens au monde extérieur pousse à la hausse les mariages exogames (mixtes), ce qui contribue fortement à l’assimilation linguistique de la jeune génération. Elle renforce également les stéréotypes qu’entretiennent les anglophones vivant à l’extérieur de ces communautés à leur égard. Surnommés « jacotars », un terme péjoratif, les Franco-Terre-Neuviens sont représentés comme « des bâtards qui acceptent de se marier avec des Micmacs », qui « parlent un anglais et un français bâtards » et qui « sont de statut social et économique inférieur ». Pourtant, les anglophones qui habitent dans ces communautés n’affichent pas un tel mépris.
Ainsi, dans les années 1940, la situation est difficile pour les Franco-Terre-Neuviens qui ne peuvent retourner à leur mode de vie communautaire non plus que s’intégrer pleinement au modèle extérieur. Le modèle traditionnel exige l’isolement, tandis que le modèle extérieur dominant les éloigne de leurs valeurs et de leur culture déjà affaiblies par la disparition des anciens. Les Franco-Terre-Neuviens ne disposent pas des moyens nécessaires pour s’organiser collectivement. Certains songent à enclencher des revendications politiques, mais la communauté risquerait alors aussi de s’exposer aux représailles de la majorité anglophone. La concurrence de ces deux modèles « neutralise la vie communautaire et frappe la dynamique collective d’anomie sociale et culturelle ».
André Magord rapporte qu’un chercheur anglophone venu à Terre-Neuve en 1954, J.T. Stoker, détermine que la présence francophone a essentiellement cessé d’exister à Port-au-Port. Si, en effet, la langue et la culture des Franco-Terre-Neuviens ne se manifestent plus sur la place publique ou en présence des anglophones, les groupes francophones survivent néanmoins.
Ces communautés adoptent, par ailleurs, trois types de comportements. Les familles quasi assimilées, souvent issues de mariages mixtes, parlent surtout l’anglais et se détachent de la vie communautaire. Toutefois, ces familles ne s’intègrent pas au groupe dominant, qui les traite toujours de jacotars à cause de leur accent. D’autres, qui habitent souvent aux extrémités des villages, préservent leur identité ethnique et leur mode de vie, mais dans la sphère privée. Ceci leur permet de maintenir leur sentiment d’appartenance et de poursuivre leur mode d’existence, tout en adoptant une partie des valeurs et de la culture du groupe dominant. D’autres enfin ne renient pas leur identité ethnique, mais restent en dehors de la vie communautaire, ce qui les prive du sentiment « d’une appartenance vécue » au sein de la communauté.
Instauration de droits et d’institutions
En 1949, lorsque Terre-Neuve entre dans la Confédération canadienne, les francophones commencent à bénéficier de l’aide octroyée par le gouvernement fédéral. L’adoption de politiques fédérales sur le bilinguisme et l’arrivée de travailleurs miniers québécois dans les années 1960 contribuent aussi à améliorer le sort des Franco-Terre-Neuviens. ( Voir aussi Loi sur les langues officielles (1969); Politique linguistique au Canada.)
Le financement du gouvernement fédéral destiné aux communautés francophones hors Québec permet la création de la Fédération des francophones de Terre-Neuve et du Labrador (FFTNL) en 1973. La FFTNL s’engage à promouvoir et à défendre les droits et intérêts de la communauté francophone, et à intervenir à cet égard grâce à un « lobbying ciblé » et une « concertation publique ».
Un premier programme scolaire d’immersion française est introduit en 1975, suite au premier transfert de l’État fédéral vers les provinces destiné aux langues officielles en enseignement. Ces classes accueillent des enfants terre-neuviens de diverses origines, y compris françaises. Or, le gouvernement de Terre-Neuve s’oppose toujours à la reconnaissance du français comme langue d’enseignement dans les écoles de la province.
Parallèlement à ces développements, les Franco-Terre-Neuviens bénéficient d’une présence culturelle accrue en dehors de la communauté. Pendant les années 1970, le violoniste et chanteur Émile Benoit projette une image valorisante des Franco-Terre-Neuviens. D’autres musiciens, notamment Félix et Félix, Mélanie Samson et Mark Cormier, feront carrière dans la province et ailleurs au Canada. La communauté se dote également des services français de Radio-Canada et d’un journal hebdomadaire Le Gaboteur fondé en 1984.
En 1982, l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés est adopté. Celui-ci garantit l’accès à l’éducation en langue française aux enfants de parents au moins partiellement instruits en français, là où le nombre le justifie. C’est donc en 1984 que des premières classes de langue française voient le jour à Terre-Neuve, à La Grand’Terre. Le recensement de 1986 indique 1 117 « ayants droit » dans la province. Le conseil scolaire catholique se traîne les pieds et ce n’est qu’en intentant une poursuite que les parents obtiennent deux écoles de langue française, l’une à La Grand’Terre (1987), l’autre à St. John’s (1990).
Le drapeau franco-terre-neuvien-et-labradorien est créé en 1986. Les trois bandes inégales – bleue, blanche et rouge – représentent les origines françaises, tandis que les deux voiles jaunes symbolisent la venue des Acadiens. La branche d’épinette noire sur la voile supérieure est l’emblème du Labrador et la sarracénie pourpre rappelle la fleur emblématique de Terre-Neuve. Le drapeau est hissé pour une première fois devant l’édifice de la Confédération à St. John’s en mai 1992.
L’établissement de nouvelles institutions, souvent grâce au financement fédéral destiné aux communautés francophones en milieu minoritaire, se poursuit avec la création du regroupement Franco-Jeunes de Terre-Neuve et du Labrador (1988), de la Fédération des parents francophones de Terre-Neuve et du Labrador (1989), du Réseau de développement économique et d’employabilité (2000), du Réseau santé en français (2006) et du Réseau culturel francophone de Terre-Neuve-et-Labrador (2007).
Le moratoire imposé sur la pêche à la morue en 1992 entraîne un « désastre économique » pour les trois communautés de la côte ouest, Cap-Saint-Georges, La Grand’Terre et l’Anse-à-Canards. Par ailleurs, en 1994, la région obtient un financement lui permettant de créer la Route des ancêtres français qui relie ces communautés et stimule ainsi le tourisme.
Après l’obtention de fonds de démarrage fédéraux en 1996, Terre-Neuve-et-Labrador crée l’année suivante le Conseil scolaire francophone provincial. La province accepte de reconnaître sa minorité francophone en signant une entente avec le gouvernement fédéral en 1998 visant à promouvoir les langues officielles. En 2015, la province se dote d’une politique sur les services en français.
Société contemporaine
En 2016, Terre-Neuve-et-Labrador compte 2 681 francophones de langue maternelle, soit 1 résident sur 200. 22 % sont nés dans la province, tandis que 58 % sont nés ailleurs au Canada et 20 % à l’étranger. En 2016, près de 360 élèves fréquentent les 6 écoles publiques de langue française et 10 186 élèves suivent un programme d’immersion en français. Cinq pour cent de la population (25 940 personnes) parlent le français et l’anglais. C’est en 2007 que la FFTNL participe pour la première fois au projet Destination Canada, visant à recruter des immigrants francophones en Europe. En 2010, l’organisme crée un dossier permanent de promotion de l’immigration francophone.
La moitié des francophones de la province habite la région de la capitale, St. John’s, tandis que 39 % habitent la côte ouest ou le Labrador et le reste est dispersé ailleurs dans la province.
Trois festivals ont lieu tous les ans au mois d’août : Une longue Veillée à Cap-Saint-Georges, Une journée dans l’Passé à La Grand’Terre et Un plaisir du vieux temps à L’Anse-à-Canards. À St. John’s a lieu le Festival du Vent en novembre. Les Jeux d’hiver franco-labradoriens se tiennent en mars à Labrador City. Depuis 1999, on célèbre la Journée provinciale de la francophonie le 30 mai, décrétée par le gouvernement de la province.