Article

Guerre des motards au Québec (1994-2002)

La guerre des motards au Québec a été un conflit territorial opposant pendant près de dix ans deux bandes de motards hors-la-loi au Québec : les Hells Angels et les Rock Machine. Le conflit portait surtout sur le contrôle du trafic de stupéfiants au Québec. Il était aussi motivé par une rivalité intense et de l’animosité bien ancrée entre des joueurs importants du milieu criminel québécois. (Voir Crime organisé au Canada.) Le conflit a entraîné plus de 80 bombardements, environ 130 incendies criminels et 20 disparitions. Plus de 160 personnes y ont perdu la vie, et plus de 200 ont été blessées, dont beaucoup d’innocents.

Contexte historique

La guerre des motards au Québec qui a lieu de 1994 à 2002 trouve son origine au milieu des années 1970. En décembre 1977, la bande de motards hors-la-loi américaine des Hells Angels s’installe au Québec, assimilant la bande locale, les Popeyes. Les Hells Angels s’imposent rapidement dans le commerce de la drogue. La guerre des motards, parfois appelée la « deuxième guerre des motards au Québec », débute lorsque les Hells Angels tentent de supplanter une bande rivale, les Rock Machine, et de prendre le plein contrôle du trafic de drogue, une activité très lucrative.

Acteurs importants

Les Hells Angels sont appuyés à Montréal par Vito Rizzuto (voir Mafia montréalaise). De leur côté, les Rock Machine font partie d’une alliance contre les Hells Angels, nommée l’« Alliance » ou le « Dark Circle ». Les deux personnages au cœur du conflit sont les chefs des deux bandes ennemies : Maurice « Mom » Boucher, à la tête des Hells Angels du Québec, et Salvatore Cazzetta, chef des Rock Machine.

Avant la guerre, Maurice Boucher et Salvatore Cazzetta sont amis. Au début des années 1980, les deux hommes sont co-chefs d’un gang de motards suprémaciste blanc nommé les SS, qui domine le milieu du crime organisé dans le quartier de Pointe-aux-Trembles à Montréal. Une dispute éclate cependant après que Maurice Boucher décide de se joindre aux Hells Angels. Aux yeux de Salvatore Cazzetta, une affiliation avec les Hells est impardonnable, compte tenu de leur implication dans le massacre de Lennoxville, le 24 mars 1985. (Les Hells ont mis fin à un conflit interne entre deux chapitres québécois en exécutant cinq de leurs propres membres dans leur repaire de Sherbrooke.) En réponse à la décision de Maurice Boucher, Salvatore Cazzetta forme sa propre bande de motards hors-la-loi, les Rock Machine, avec son frère Giovanni. Les frères Cazzetta deviennent ainsi les personnalités dominantes du crime organisé à Montréal dans toutes les régions non contrôlées par la mafia montréalaise.

Contexte

Au début des années 1990, la tension entre les deux bandes monte d’un cran. D’un côté, les Hells Angels tissent des liens avec la mafia montréalaise. De l’autre côté, les frères Cazzetta s’associent à la pègre locale et à d’autres organisations criminelles, surtout francophones. Ainsi, les Hells Angels ne peuvent pas étendre leur territoire tant que Salvatore Cazzetta et son groupe sont présents. Pendant ce temps, Maurice Boucher crée des clubs-écoles, soit de petites bandes de motards affiliées à un gang plus important, afin de trouver de nouvelles recrues. (La création de clubs-écoles est une stratégie de longue date pour les motards hors-la-loi. Ils permettent d’avoir accès à un grand nombre d’effectifs pour accomplir différentes tâches tout en empêchant les membres à part entière du club parent d’être en lien direct avec les activités criminelles.) Voyant que les Hells Angels commencent à créer des clubs-écoles, les Rock Machine se mettent à faire de même.

L’occasion que Maurice Boucher attend se présente en 1994, lorsque Salvatore Cazzetta est condamné à 10 ans de prison en Floride pour tentative d’importation illégale de cocaïne. (Il est transféré à une prison du Québec en 2002 et obtient une libération conditionnelle en 2004.) Salvatore Cazzetta étant maintenant absent, le plan de Maurice Boucher pour dominer le trafic de drogue à Montréal peut s’enclencher. Avec l’autorisation du chapitre « mère » des Hells Angels à Oakland, en Californie, Maurice Boucher lance un ultimatum : tous ceux qui vendent de la drogue à Montréal doivent désormais l’acheter auprès des Hells Angels.

En réponse à cet ultimatum, Giovanni Cazzetta utilise ses contacts pour créer une alliance pouvant résister à la tentative de monopole sur le trafic de drogues des Hells Angels dans la province. À l’époque, on estime la valeur du trafic de drogue à un milliard de dollars par année. Les Hells sont alors déjà bien installés au Québec, dominants en Colombie-Britannique et présents à Halifax, et sont ainsi sur la bonne voie pour contrôler l’ensemble du Canada. S’ils réussissent à prendre le contrôle complet du Québec, ils auront une base assez solide pour s’installer également en Ontario, le plus vaste marché de stupéfiants au pays. Giovanni Cazzetta et les chefs des autres organisations criminelles de Montréal s’unissent donc pour former l’Alliance, aussi parfois appelée le Dark Circle.

Début du conflit

La guerre des motards au Québec s’amorce le 13 juillet 1994 lorsque trois hommes masqués tuent par balle Pierre Daoust, un membre d’un club affilié aux Hells Angels nommé Death Riders, alors qu’il se trouve dans son atelier de réparation de motos dans l’arrondissement de Rivière-des-Prairies, à Montréal.

Les Rock Machine frappent à nouveau le lendemain et tentent d’assassiner un membre des Hells Angels. Le même jour, la Sûreté du Québec (SQ), le corps policier provincial du Québec, met en état d’arrestation plusieurs membres des Rock Machine qui ont tenté de faire exploser le repaire d’un club-école des Hells Angels sur la rive sud de Montréal.

En quelques semaines, tous les chapitres québécois des Hells Angels décident de s’engager dans le conflit sous le leadership de Maurice Boucher. Ce dernier devient ainsi le leader de l’un des plus puissants chapitres de bandes de motards hors-la-loi au monde.

Décès de Daniel Desrochers

Entre les étés de 1994 et 1995, le conflit entraîne de nombreux bombardements, fusillades et meurtres des deux côtés. Le 9 août 1995, une voiture piégée explose dans l’arrondissement ouvrier Hochelaga-Maisonneuve de Montréal alors que le jeune Daniel Desrochers, 11 ans, joue dans la rue près de chez lui. Le conducteur du véhicule, le trafiquant de drogue Marc Dubé, est tué sur le coup. De son côté, l’enfant est touché à la tête par un morceau de métal et décède à l’hôpital cinq jours plus tard, devenant ainsi la première victime innocente de la guerre des motards.

Au cours des quelques semaines suivantes, la violence continue de s’intensifier. Pendant une semaine de septembre 1995, on enregistre un assassinat dans un stationnement; une explosion dans un bar de danseuses, dans un bar et à la résidence cossue d’un acteur important du crime organisé; des incendies criminels dans un commerce de prêt sur gage, un salon de bronzage et un concessionnaire de voitures d’occasion; et un incident pendant lequel des motards tuent accidentellement trois membres de leur propre club.

Le décès du jeune Daniel Desrochers galvanise le public, surtout envers la police, les politiciens et le système judiciaire, que l’on accuse de prendre la situation à la légère et de ne pas en faire assez pour mettre fin au carnage. D’ailleurs, la police admet ouvertement au moins une fois qu’elle est incapable d’arrêter ces actes de violence. De son côté, un policier montréalais de haut rang blâme le public pour le décès du garçon, affirmant que l’engouement pour les drogues illicites est en fait ce qui alimente la guerre des motards.

Le décès de Daniel Desrochers débouche sur l’adoption des projets de loi C-95 (en 1997) et C-24 (en 2001), qui durcissent tous deux les peines pour les membres d’organisations criminelles. Son décès donne également lieu, le 5 octobre 1995, au lancement de l’escouade Carcajou, une unité d’intervention formée d’enquêteurs d’élite de la GRC, de la SQ et du service de police municipal de Montréal. Toutefois, les querelles politiques et l’animosité entre le Parti québécois séparatiste (au Québec) et le gouvernement libéral de Jean Chrétien (à Ottawa) ne produisent que peu de résultats, si ce n’est que des reproches et du rejet de la faute sur l’un ou l’autre gouvernement. En janvier 1996, après 18 mois, le bilan de la guerre des motards s’élève à 28 morts.

Assassinat de gardiens de prison

Deux des crimes les plus bouleversants perpétrés pendant la guerre des motards ont lieu en 1997 : deux gardiens de prison, Diane Lavigne et Pierre Rondeau, sont assassinés et un troisième, Robert Corriveau, est victime d’une tentative de meurtre. Lors du premier événement, Diane Lavigne est criblée de balles par un homme sur une moto alors qu’elle rentre chez elle après son quart de travail à la prison de Bordeaux, à Montréal. Quelques mois plus tard, Pierre Rondeau est tué dans une embuscade alors que lui et Robert Corriveau conduisaient une fourgonnette de la prison. On apprend plus tard que ces meurtres ont été ordonnés par le chef des Hells Angels, Maurice Boucher, et qu’ils ont été perpétrés par un motard souhaitant gravir les échelons et faire partie de l’unité d’élite des Hells Angels du Québec, les Nomads, qui accepte seulement les membres ayant déjà commis un meurtre.

Tentative de meurtre sur le journaliste Michel Auger

La guerre des motards est également marquée par la tentative de meurtre d’un chroniqueur judiciaire chevronné, Michel Auger, en septembre 2000. Le journaliste est atteint de six balles dans le dos après avoir été pris en embuscade dans le stationnement de son lieu de travail, le Journal de Montréal. Il réussit néanmoins à communiquer avec le 911 au moyen de son téléphone cellulaire. Il se remet entièrement de ses blessures et retourne travailler pour le journal en moins de trois mois. Dans un discours prononcé à l’ Assemblée nationale, le premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, applaudit le « refus du silence » du journaliste. On apprend plus tard que les Hells Angels avaient mis sa tête à prix.

La réaction du public à l’égard de la tentative de meurtre de Michel Auger étant extrêmement négative, les Hells Angels et les Rock Machine annoncent un cessez-le-feu. Une trêve, négociée par la famille criminelle Rizzuto, est ainsi conclue entre Maurice Boucher des Hells Angels et Frédéric Faucher, alors président des Rock Machine. Le cessez-le-feu dure quelques semaines, puis les actes de violence reprennent.

Fin du conflit

En 1999, après plusieurs années d’attaques et de contre-attaques, les Hells Angels, plus nombreux et puissants que leurs opposants, ont fini par décimer en grande partie les Rock Machine et l’Alliance. Toutefois, lorsque les Rock Machine s’allient en 1999 aux Bandidos, une bande internationale de motards hors-la-loi, les Hells Angels souhaitent empêcher les Bandidos de prendre plus d’expansion au Canada, surtout dans le très lucratif marché ontarien de la drogue. En décembre 2000, près de 200 motards de l’Ontario se joignent volontairement aux Hells Angels, permettant ainsi à la bande d’accéder au territoire ontarien tant convoité.

Fin mars 2001, une intervention policière de grande envergure, nommée « opération Printemps », est déployée. L’opération à grande échelle implique la GRC, la SQ, la police provinciale de l’Ontario, la police de Montréal et 23 autres services de police municipaux. Des centaines de motards partout au Canada sont ainsi arrêtés, y compris Maurice Boucher et 41 de ses associés. Ces arrestations créent de nouvelles possibilités dans le commerce illégal de drogue à Montréal, qui sont rapidement saisies par les nouveaux associés des Bandidos. Cette victoire des Bandidos sera toutefois de courte durée : en juin 2002, la police s’attaque à leurs chefs canadiens dans le cadre de l’opération Bandido et fait disparaître presque toute l’organisation d’un seul coup, mettant ainsi fin à la guerre des motards.

De nombreux facteurs contribuent à la fin de la guerre des motards, notamment l’épuisement des différentes bandes; l’efficacité des stratégies policières, qui nuisent à plusieurs activités criminelles et entraînent de nombreuses arrestations; le changement d’allégeance de membres des Rock Machine qui se joignent aux Hells Angels; et la fusion des Rock Machine avec les Bandidos, qui cèdent finalement le Québec aux Hells Angels en 2003.

Selon les journalistes Félix Séguin et Éric Thibault, la guerre des motards se termine en juin 2002 après que les Hells Angels ont réussi à éliminer toute la concurrence parmi les bandes de motards hors-la-loi du Québec. La guerre laisse dans son sillage 165 morts et 200 blessés, dont plusieurs innocents. Selon le journaliste américain Julian Rubinstein, la guerre des motards au Québec a fait plus de morts et a davantage terrorisé la population civile que les conflits entre les familles de la mafia de New York dans les années 1970 et 1980.

Suites

En mai 2002, Maurice « Mom » Boucher est déclaré coupable d’une tentative de meurtre et de deux meurtres au premier degré pour avoir ordonné l’assassinat de trois gardiens de prison. Il est condamné à la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans. En novembre 2015, tandis qu’il purge sa peine à l’établissement Archambault, à Sainte-Anne-des-Plaines au Québec, il est arrêté pour complot d’assassinat contre Raynald Desjardins, un associé de la famille Rizzuto. L’arrestation est associée à une série de descentes policières de la SQ visant 47 personnalités clés du crime organisé à Montréal. Le 10 juillet 2022, Maurice Boucher décède d’un cancer de la gorge à l’âge de 69 ans, alors qu’il est encore en prison.

Après sa sortie de prison en 2005, Salvatore Cazzetta devient un membre officiel des Hells Angels et occupe vraisemblablement le poste de chef du chapitre québécois de 2011 à 2015. Il est arrêté et accusé en 2009, et une fois de plus en novembre 2015 lors de la série de descentes policières. Il est alors visé par cinq accusations de gangstérisme et de complot de fraude, qui sont abandonnées par un juge de la Cour supérieure du Québec en 2017 en raison de délais de procès. Il se voit toutefois refuser la libération sous caution pour d’autres accusations, comme le complot de trafic de stupéfiants. En mai 2018, Salvatore Cazzetta intente une poursuite de 2 millions de dollars contre le procureur général du Québec, prétendant avoir été victime de détention injustifiée entre novembre 2015 et août 2017. Il s’engage également dans une lutte juridique avec l’Agence du Revenu du Canada relativement à des déclarations de revenus remontant aux années 1980 et 1990.

Culture populaire

La guerre des motards au Québec est le sujet de plusieurs livres, documentaires et téléfilms. The Last Chapter (2002; v.f. Le Dernier chapitre), avec Michael Ironside et Roy Dupuis, s’en inspire librement. En 2008, l’émission Outlaw Bikers diffusée sur la chaîne History est une série documentaire de 13 épisodes sur la guerre des motards au Québec. Le réalisateur montréalais Danic Champoux, qui a grandi en face du repaire principal des Hells Angels et était ami avec le fils de Maurice Boucher, réalise de son côté le court-métrage animé Mom et moi (2011), qui porte sur les relations qu’il entretenait avec la famille lorsqu’il était enfant. Bad Blood, une série dramatique axée sur Vito Rizzuto, de la mafia montréalaise, est quant à elle diffusée sur City-TV et sur Netflix en 2017-2018. En 2020, la Montreal Gazette diffuse un balado en huit épisodes intitulé The Dark North: Gangs of Montreal, qui traite des guerres des motards et de l’histoire du crime organisé. Le dernier épisode, diffusé en février 2020, laisse entendre que les Hells Angels, avec à leur tête Salvatore Cazzetta, sont actuellement la force dominante de la scène criminelle de Montréal.

(Voir aussi Crime organisé au Canada.)