Historiographie
Ensemble des publications traitant du passé et écrites par les historiens, écriture de l'histoire. L'historiographie n'est pas l'« histoire » en tant que telle, mais elle reste inévitablement liée au cadre historique dans lequel elle se produit. Par conséquent, l'étude sérieuse de l'histoire exige une connaissance approfondie des conditions historiques et des hypothèses sociales qui entourent les événements et qui donnent lieu à de différentes interprétations historiographiques.
Au Canada, l'historiographie s'est développée autrement chez les anglophones et les francophones, mais il existe toutefois des similarités. L'histoire, autrefois écrite par des amateurs, finit par l'être surtout par des chercheurs professionnels, tant chez les anglophones que chez les francophones. Les deux historiographies ont bénéficié de la création d'organismes nationaux comme les ARCHIVES NATIONALES DU CANADA et la SOCIÉTÉ ROYALE DU CANADA. Les méthodes pour consigner les faits historiques diffèrent toujours, de même que le champ d'études, mais congrès et revues fournissent maintenant des occasions de partager les documents, les connaissances et la méthodologie propres à l'historiographie.
Historiographie en français
Plusieurs ouvrages publiés en France aux XVIIe et XVIIIe siècles sur le Canada s'intitulent Histoire. Rédigés par des Français qui n'ont souvent fait qu'un bref séjour en NOUVELLE-FRANCE, ces écrits ont profondément marqué l'historiographie canadienne-française. Ils ont fourni des renseignements uniques sur des événements dont les auteurs ont été témoins et de précieuses descriptions de la vie des colons et des autochtones.
Dans la production historiographique des XVIIe et XVIIIe siècles, il faut faire une place à part à Histoire et description générale de la Nouvelle-France, ouvrage publié à Paris en 1744, du jésuite Pierre-François-Xavier de CHARLEVOIX. Historien ayant déjà publié des ouvrages, l'auteur connaît la Nouvelle-France, où il séjourne de 1705 à 1709. Il y retourne de 1720 à 1722 et il voyage de Québec à la Nouvelle-Orléans par la vallée du Mississippi. L'Histoire extrêmement bien documentée de Charlevoix suit fidèlement le cours des événements politiques, militaires et religieux du début du XVIe siècle jusqu'à 1736. Pendant cent ans, elle restera la meilleure histoire de la colonie française.
Les Canadiens cultivent peu le genre historique jusqu'au début du XIXe siècle. Les luttes parlementaires et la prise de conscience du NATIONALISME CANADIEN-FRANÇAIS suscitent alors l'éclosion de travaux d'historiens. Le Montréalais Michel Bibaud, écrivain aux talents variés, fait paraître une Histoire du Canada (en trois volumes publiés de 1837 à 1878) non sans mérite documentaire et littéraire. D'esprit conservateur, l'auteur juge sévèrement les nationalistes canadiens-français et surtout Louis-Joseph Papineau.
En 1845 paraît à Québec le premier tome de l'HISTOIRE DU CANADA DEPUIS SA DÉCOUVERTE JUSQU'À NOS JOURS de François-Xavier GARNEAU . Deux autres tomes suivent en 1846 et en 1848. L'Histoire de Garneau connaît huit éditions en un siècle et reste incontestablement le plus important ouvrage de l'historiographie de langue française au Canada. Il y exprime l'idéal des nationalistes canadiens-français jusqu'au milieu du XXe siècle et peint de vives couleurs l'épopée de la Nouvelle-France, racontant avec chaleur les exploits des découvreurs, des COUREURS DE BOIS et des missionnaires français. Il célèbre les hauts faits militaires des Français et des Canadiens qui défendent leur pays contre les Anglais et, plus tard, les Américains.
La CONQUÊTE ne marque pas la fin de la lutte pour les Canadiens. Des champs de bataille, le combat se transporte au Parlement à partir de 1791. Ce schéma, qui fait d'une lutte perpétuelle pour la survivance le fil conducteur de l'histoire du Canada, marque toute l'historiographie canadienne-française jusqu'à nos jours. Garneau n'approuve pas les RÉBELLIONS DE 1837-1838, mais il se montre sévère envers la politique de la métropole britannique à l'égard des Canadiens. Il condamne vigoureusement l'ACTE D'UNION comme un geste visant à anéantir la nation canadienne-française. Autodidacte, Garneau ne néglige rien pour se documenter aux sources officielles accessibles et aux publications existantes. Il écrit son Histoire en s'inspirant de modèles comme l'historien français Augustin Thierry, son auteur préféré. De ce dernier, Garneau tire la théorie de l'antagonisme des races comme moteur de l'histoire.
Garneau révèle aux Canadiens français la fécondité de l'histoire comme facteur d'identité nationale. Dans cette foulée, l'idéologie conservatrice qui domine le Québec du milieu du XIXe siècle aux années 1960 favorise la multiplication d'écrits historiques exaltant un passé national et religieux. Dans leurs synthèses et leurs monographies, les prêtres-historiens Jean-Baptiste-Antoine Ferland, Étienne-Michel Faillon et Henri-Raymond CASGRAIN font une place de choix aux grandes figures du passé religieux de la Nouvelle-France.
Ces auteurs complètent ainsi l'Histoire de Garneau, écrite dans une perspective trop laïque à leurs yeux. De l'abondante littérature historique de la seconde moitié du XIXe siècle se détachent quelques oeuvres majeures comme l'Histoire de la seigneurie de Lauzon de Joseph-Edmond Roy (cinq volumes publiés de 1897 à 1904), qu'on lit encore aujourd'hui avec profit.
Deux historiens dominent la scène historiographique de la première moitié du XXe siècle : Thomas Chapais et l'abbé Lionel GROULX. Le premier s'est fait connaître comme historien par des biographies de personnages clés de l'histoire de la Nouvelle-France : l'intendant TALON et le général MONTCALM. Cependant, c'est son Cours d'histoire du Canada (huit volumes publiés de 1919 à 1934) qui demeure son oeuvre majeure. Donné sous forme de conférences publiques à l'U. Laval, le Cours couvre la période s'étendant de la Conquête à la Confédération.
Chapais reprend l'Histoire de Garneau avec rigueur et dispose d'une documentation beaucoup plus riche. Comme ses contemporains, il profite de la création et du développement, à la fin du XIXe siècle, des Archives publiques à Ottawa. Le Cours de Chapais reste encore la référence obligatoire pour quiconque étudie l'histoire politique et parlementaire de cette période. Ses jugements sévères sur les PATRIOTES et sa bienveillance envers les politiques britanniques lui ont valu des détracteurs, dont le plus célèbre est l'abbé Lionel Groulx.
En 1915, l'abbé Groulx inaugure la chaire d'histoire du Canada sur le campus de l'U. Laval à Montréal (qui deviendra plus tard l'U. de Montréal). En quelques années, il s'impose comme l'historien par excellence du Canada français et le seul dont la renommée rappelle celle de Garneau. Les intellectuels canadiens-français discutent passionnément de chacun de ses ouvrages. Il réussit la synthèse la plus achevée de l'idéal nationaliste de Garneau et de l'idéologie catholique traditionnelle. L'Histoire du Canada français depuis la découverte (quatre volumes publiés de 1950 à 1952) résume merveilleusement bien l'essentiel de son oeuvre.
Gustave Lanctôt, archiviste aux Archives publiques, laisse une oeuvre moins brillante que celle de Groulx, mais fort estimable à l'époque. Son ouvrage le plus important, une Histoire du Canada en trois volumes, parus de 1959 à 1964, traite du régime français. Le plus prolifique des historiens canadiens-français, Robert RUMILLY, est surtout connu pour sa monumentale Histoire de la Province de Québec en 41 volumes (1940-1969), qui s'étend de 1867 à 1945. De lecture facile, faisant une large part à l'anecdote et fondée avant tout sur des sources primaires imprimées comme les journaux, l'Histoire de Rumilly reste le point de départ de toute étude de la période. Il s'est aussi intéressé à l'histoire des Acadiens (voir ACADIE) et des FRANCO-AMÉRICAINS.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l'historiographie adopte une nouvelle orientation au Canada français. En 1947, sont créés des instituts d'histoire à l'U. Laval et à l'U. de Montréal, sur le modèle des départements d'histoire des universités américaines et européennes, et confiés à des professeurs formés aux méthodes scientifiques de la pratique historienne, Guy Frégault et Michel Brunet à Montréal, Marcel Trudel à Laval. Dans les années 60, les départements d'histoire reçoivent des étudiants en grand nombre, et le corps professoral s'accroît en conséquence. Les thèses de maîtrise et de doctorat se multiplient et donnent lieu à de nombreuses publications.
Dans les années 70, la création d'autres départements d'histoire aux universités d'Ottawa, de Sherbrooke, du Québec à Chicoutimi, à Trois-Rivières, à Rimouski et à Montréal multiplient le nombre de chercheurs et de professeurs. Pratiquée surtout par des amateurs et quelques rares universitaires avant 1945, l'histoire est devenue, moins d'un quart de siècle plus tard, une discipline comptant de nombreux chercheurs, occupant une place de choix dans les universités et dans les centres de recherche. Le dynamisme de la profession d'historien au Québec est attesté par les congrès de l'Institut d'histoire de l'Amérique française qui, chaque année, constituent la grande rencontre scientifique des spécialistes s'intéressant au Québec ou aux francophones qui en sont issus. Fondé en 1947 par Lionel Groulx, l'Institut se veut, dès le début, le carrefour des historiens et des amateurs d'histoire.
Élargissant de plus en plus leurs horizons méthodologiques et idéologiques, les congrès annuels restent le meilleur forum de l'historiographie sur le Québec. C'est aussi sous le patronage de l'Institut d'histoire de l'Amérique française que paraît, depuis 1948, LA REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE, organe par excellence des publications savantes sur le Québec et le Canada français. D'autres revues comme Histoire sociale/Social History, lancée à Ottawa en 1968, publient aussi des articles d'historiens dont les travaux portent sur le Québec et s'appuient sur les méthodes inspirées des nouveaux courants en provenance de France, de Grande-Bretagne ou des États-Unis.
De l'abondante production historique depuis 1945 se détachent plusieurs oeuvres déterminantes. Les disciples de Groulx produisent une histoire détachée de l'idéologie religieuse et débouchant sur des prises de position fermes sur le plan politique. Les écrits et l'enseignement d'un Maurice Séguin ou d'un Michel Brunet, par exemple, ont largement inspiré la pensée souverainiste des années 60. L'établissement de l'histoire à titre de discipline universitaire a mené à une plus grande rigueur critique dans le travail historique. Les abondants et méthodiques travaux d'un Marcel Trudel et son enseignement illustrent bien ce courant.
C'est cependant de la rencontre des sciences sociales et de l'historiographie que sont issus les travaux les plus féconds depuis les années 60. En 1966, Fernand OUELLET publie son Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850. Structures et conjonctures. Sa conception globale, qui intègre l'économique et le social avec beaucoup plus d'audace qu'on l'a fait jusque-là, ses conclusions percutantes qui amoindrissent le rôle de la Conquête dans l'infériorité économique des Canadiens français ont fait de son livre un ouvrage majeur chez les intellectuels du Québec. Dans ses ouvrages suivants, il affine sa méthode et alimente à lui seul de nombreux et féconds débats avec ses collègues historiens comme Jean-Pierre Wallot. Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle, publié en 1974 par Louise Dechêne, est un autre exemple d'une histoire renouvelée qui sait s'inspirer des meilleures méthodes historiographiques de notre temps.
PIERRE SAVARD
Historiographie en français depuis 1970
À partir de 1970, l'historiographie canadienne-française se situe à la fois dans le prolongement et en rupture avec l'historiographie précédente. Il ne faudrait pas croire que tout commence avec les nouvelles générations et que plus rien du passé historiographique n'existe. Au contraire, les acquis antérieurs demeurent précieux. Toutefois, reflétant sans doute les mutations du Québec contemporain, l'historiographie présente maintenant une nouvelle image du Québec. Tandis qu'auparavant, on avait très souvent mis l'accent sur la singularité de l'expérience historique québécoise (et surtout canadienne-française), les plus récents travaux manifestent une nette tendance à marquer les similitudes de l'évolution du Québec avec celle des autres sociétés.
Aux préoccupations politiques et nationales qui caractérisaient la majorité des écrits historiques, l'historiographie du dernier quart du XXe siècle a, sur la lancée des pionniers en histoire sociale, ajouté de plus en plus les dimensions économiques, sociales et culturelles au sens large. L'histoire d'une nation dont on soulignait l'harmonie, la continuité et l'homogénéité évolue graduellement vers l'histoire d'une communauté plus diversifiée, conflictuelle et accueillant, avec plus ou moins de facilité, le changement.
Avec l'extension du réseau universitaire et le développement de centres de recherche, on assiste à l'explosion du nombre d'historiens et d'historiennes de métier, de même qu'à celle des champs d'étude. Un fort contingent de praticiens des autres disciplines des sciences sociales participent aussi à l'écriture de l'histoire. La fréquentation des géographes, des sociologues, des économistes, des politologues, des anthropologues et des démographes s'avère fructueuse et enrichissante pour les historiens. Notons aussi que la recherche et l'enseignement en histoire s'effectuent maintenant en grande majorité par des laïcs.
Le travail collectif caractérise la nouvelle pratique de l'histoire. Certains travaux d'envergure peuvent ainsi être entrepris par des équipes multidisciplinaires de chercheurs, tel le groupe étudiant l'histoire de la région du Saguenay. Des équipes de spécialistes se penchent également sur l'histoire de la Mauricie, sur celle des femmes, des travailleurs ou du monde des affaires, sur l'histoire du livre et de l'imprimé, pour ne citer que quelques exemples. La publication d'ouvrages collectifs est fréquente, et nombreux sont les articles et les livres signés conjointement par deux ou trois auteurs.
La production des historiens francophones reste très majoritairement centrée sur le Québec ou le Canada français, tandis que les historiens du Canada anglais s'intéressent davantage à l'histoire du Québec. Cependant, les contacts entre les deux historiographies sont plus fréquents qu'auparavant. Par ailleurs, il faut souligner l'accroissement marqué de l'intérêt pour la période contemporaine, tant de la part des chercheurs que des étudiants.
Accompagnant un certain pluralisme dans la société québécoise actuelle, l'historiographie récente offre un éventail de points de vue idéologiques : néonationaliste ou antinationaliste, marxiste ou libérale, féministe ou non, moderniste ou traditionnelle, etc. Toutefois, au-delà de cette diversité, l'histoire professionnelle se distingue par son ambition de comprendre l'évolution historique de l'ensemble de la société. L'histoire sociale, déjà amorcée, se poursuit donc avec vigueur et marque particulièrement les nouveaux champs de recherche, comme l'histoire des femmes, celle du travail, la démographie historique et les histoires rurale, urbaine ou régionale.
L'histoire sociale renouvelle aussi les champs de recherche plus anciens : l'histoire économique s'oriente davantage vers la socioéconomie, l'histoire des idées s'est transformée en histoire des idéologies et l'histoire politique délaisse quelque peu la seule étude des hommes politiques singuliers pour étudier davantage les politiciens dans leurs relations avec les partis, l'État et la société. Il faut enfin noter que les travaux offrant des perspectives globales se font assez rares, au profit des monographies spécialisées.
Les revues savantes font place à ces changements, tant les plus anciennes comme la Canadian Historical Review ou La Revue d'histoire de l'Amérique française que les nouvelles comme Histoire sociale/Social History, Labour/Le Travail ou la Revue d'histoire urbaine/Urban History Review. Les mémoires de maîtrise et les thèses de doctorat sont plus nombreux que jamais, et ces recherches sont diffusées dans des colloques divers et des congrès de sociétés savantes.
Objets de recherche nouveaux ou éternels, nouvelles problématiques et méthodologies perfectionnées, l'historiographie du Québec et du Canada français est en pleine effervescence. D'une certaine manière, avec des professeurs et des chercheurs actifs dans les départements universitaires et dans les instituts de recherche, avec des sociétés savantes et des regroupements professionnels divers, avec des publications spécialisées et, en général, une plus large diffusion orale et écrite, l'histoire s'est encore davantage institutionnalisée comme discipline scientifique. Toutefois, cette histoire souvent stimulante reste encore jeune. Comme toujours, il y a du moins bon et du meilleur dans cette production. Ce qui frappe pourtant le plus, c'est que, contrairement aux périodes antérieures, on peut de moins en moins identifier des chefs de file. Ou plutôt, c'est maintenant par dizaines que se comptent, en histoire du Québec et du Canada français, les bonnes historiennes et les bons historiens.
FERNANDE ROY
Historiographie en anglais
L'historiographie canadienne en langue anglaise apparaît pratiquement en même temps que la colonisation de l'Amérique par les Britanniques. Exercée par d'enthousiastes amateurs, elle se développe en région, par nécessité. Elle tente moins d'examiner le passé (car prévaut alors l'idée, empreinte d'eurocentrisme, que le Canada n'a pas d'histoire « véritable ») que de dépeindre la géographie du pays, compiler des statistiques sociales et économiques et noter les progrès politiques de façon à encourager la colonisation et les investissements. Au mieux, on considère l'historiographie comme un genre littéraire, descriptif plutôt qu'analytique, visant à promouvoir le développement des colonies.
Le premier exemple est une publication anonyme parue à Londres en 1749, A Geographical History of Nova Scotia. D'autres comptes rendus similaires suivent, dont le plus important est celui de Thomas Chandler HALIBURTON, An Historical and Statistical Account of Nova Scotia (1829), prospectus destiné à encourager les relations suivies avec la mère patrie.
D'autres colonies et régions de l'Amérique du Nord britannique contribuent à ce genre littéraire pendant leur période de formation. Lorsque les Européens entreprennent la colonisation des PRAIRIES OCCIDENTALES, dans les années 1870, des ouvrages comme Red River (1871), de Joseph James Hargrave, et Manitoba (1882), de George Bryce, font de la propagande pour les colonies, mais reflètent en plus un sentiment d'appartenance naissant. D'une certaine façon, le fait d'insister sur un passé distinct dans l'Ouest est une réaction à la prolifique historiographie rédigée au XIXe siècle par les habitants de l'Ontario.
Dans la région aujourd'hui devenue l'Ontario, la première publication équivalant à l'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau est The History of Canada from Its First Discovery to the Present Time (1855), de John Mercier McMullen. À la différence de Garneau, ce dernier met l'accent sur les conséquences « positives » du RAPPORT DURHAM de 1839 : le bien-fondé et la nécessité du progrès matériel, du développement commercial, des institutions parlementaires britanniques et de l'autonomie politique des colonies. Dans cette perspective, le Canada-Ouest (Ontario) est perçu à la fois comme le présage et le gardien de telles vertus. D'autres régions sont mises en marge, puisqu'on considère qu'elle font obstacle, le Québec par exemple, ou qu'elles sont le lieu d'une possible expansion de l'Ontario (l'Ouest canadien). On ignore presque totalement les colonies des Maritimes.
Vers la fin du XIXe siècle, le progrès de l'Ontario prête une certaine légitimité à cette perspective du Canada central. La CONFÉDÉRATION, en 1867, fait du passé de l'Ontario celui de la nation. Les auteurs ontariens, obsédés par le progrès, la préservation des liens avec l'Angleterre et le GOUVERNEMENT RESPONSABLE continuent leur propagande, mais leurs écrits adoptent désormais la perspective de la destinée nationale. Au milieu des années 1880, le journaliste John Charles DENT compte à son actif deux livres louangeant le progrès né de la modération politique : The Last Forty Years (1881) et The Story of the Upper Canada Rebellion (1885).
Au cours de la décennie suivante, un autre grand amateur, l'ingénieur William Kingsford, publie un imposant ouvrage en dix volumes, History of Canada (1887-1898), qui met l'accent sur le développement d'un gouvernement autonome local en dehors des structures du pouvoir impérial. À la fin du siècle, l'écriture de l'histoire canadienne reste l'apanage des amateurs de littérature comme William KIRBY (The Golden Dog, 1877), Charles MAIR (Tecumseh, A Drama, 1886) et Charles G. D. ROBERTS (History of Canada, 1897).
Toutefois, on assiste à l'émergence d'institutions qui favorisent une professionnalisation graduelle qui empiète sur cette approche romantique de l'écriture historique. En fin de compte, cela provoquera un changement profond. L'accent n'est plus mis sur la qualité littéraire, mais sur la discipline professionnelle. Créée en 1882, la Société royale du Canada offre à ses membres une première occasion de lire et de publier des articles savants. Le développement rapide des cours offerts par les universités canadiennes-anglaises, de 1880 à 1920, contribue aussi à la formation de professionnels.
En 1880, le directeur de l'U. McGill, J. W. DAWSON, écrit qu'un homme instruit peut acquérir une connaissance générale de l'histoire « de façon agréable et facile par des lectures individuelles ». Une méthode spécialisée, pense-t-on, peut être acquise simplement en ayant une connaissance plus approfondie des langues et de la littérature, sans obligatoirement passer par l'étude de documents historiques. Dès 1900, cependant, l'étude de l'histoire est dissociée de l'étude des lettres classiques, de la littérature anglaise et de l'économie politique, auxquelles elle était associée auparavant.
Dans les années 1890, des chaires d'histoire canadienne existaient déjà à l'U. de Toronto et à l'U. Queen. Ailleurs, des professeurs d'histoire enseignent également la discipline, notamment à l'U. du Manitoba et à l'U. Dalhousie. Les romans historiques de l'historien américain Francis Parkman (tel Montcalm and Wolfe, deux volumes publiés en 1884) et l'analyse critique de Goldwin SMITH (Canada and the Canadian Question, publiée en 1891) ont alors déjà démontré que l'histoire du Canada ne fait pas nécessairement preuve d'étroitesse ou n'est pas forcément sans importance.
À l'U. de Toronto, George WRONG combine le récit moraliste et l'examen sérieux des sources primaires, en particulier dans A Canadian Manor and its Seigneurs (1908). George Bryce, de l'U. du Manitoba, fait de même dans Remarkable History of the Hudson's Bay Company (1900).
Les efforts continus de Wrong et de Bryce pour séparer l'écriture historique du simple attachement au passé restent probablement tout aussi importants. Bryce joue un rôle positif dans la Historical and Scientific Society of Manitoba (fondée en 1879), et, en 1897, Wrong a déjà créé la Review of Historical Publications Relating to Canada à l'U. de Toronto. Les deux hommes consacrent leur énergie à introduire les principes de la critique des sources dans l'historiographie canadienne. L'approche de Kingsford est maintenant jugée fondamentalement inadéquate à cause du peu de références aux documents d'archives et de sa perspective interprétative sans substance.
Avec la création, en 1872, des Archives publiques du Canada (voir ARCHIVES NATIONALES DU CANADA), sous la direction de Douglas Brymner, on a encore moins d'excuses pour ne pas consulter les sources manuscrites et officielles de base. Ce nouveau souci de vérifier les données empiriques est exprimé dans les ouvrages d'Adam SHORTT, professeur d'histoire canadienne à l'U. Queen, du début des années 1890 à 1907.
D'abord, dans une série d'études sur les institutions économiques et financières du Canada, puis dans CANADA AND ITS PROVINCES (23 volumes publiés de 1913 à 1917), qu'il conçoit et dirige avec Arthur DOUGHTY, qui succède à Brymner comme archiviste fédéral, Shortt refuse de s'engager dans la morale nationaliste qui caractérise les publications de Bryce et de Wrong. De plus, Canada and Its Provinces, qui porte principalement sur la croissance du Canada en tant qu'État-nation, demeure sensible au régionalisme historique et à l'« histoire provinciale ». Comme ses professeurs, philosophes idéalistes qui l'ont influencé à l'U. Queen, Shortt cherche à réconcilier la multiplicité et l'unité, sans ébranler l'importance de l'un ou l'autre.
Par contre, cet engouement des nouveaux historiens universitaires pour la vérification empirique et le jugement « objectif » durant les deux premières décennies du XXe siècle ne marquent aucunement la fin de la méthode littéraire. Les hommes de lettres se tournent plutôt vers la BIOGRAPHIE, encouragés par la décision de l'éditeur torontois George Morang de créer une série de biographies en de nombreux volumes, THE MAKERS OF CANADA, mettant l'accent sur des personnages importants de l'histoire du Canada.
La première série et l'index, publiés de 1903 à 1911, sont écrits par des universitaires et des non-spécialistes. Ces textes marquent l'apogée du culte du héros prôné par Carlyle et du progressisme whig. Les articles traitent presque tous des « pères fondateurs » du Canada, en général, dans le domaine politique. On les décrit comme les artisans de l'indépendance et du futur du Canada en tant que nation et non comme les personnages de son passé colonial. Par conséquent, Egerton RYERSON peut faire partie des sujets de la série, mais l'évêque anglican John STRACHAN ne le peut pas.
On n'admet pas davantage d'articles critiquant sérieusement ces « artisans ». Lorsque William Dawson LESUEUR, un des rédacteurs de la série, soumet un manuscrit critiquant William Lyon MACKENZIE, on rejette son texte sans ambages. Cela se produit 71 ans avant qu'on publie ce texte représentant la première biographie historique « moderne » au pays, intitulée William Lyon Mackenzie: A Reinterpretation (1979).
Dans les années 20, malgré un large appel au sentiment nationaliste, ce genre de biographie historique ne correspond déjà plus au travail des historiens professionnels, formés de plus en plus aux écoles d'études supérieures britanniques et américaines. En 1922, on fonde la SOCIÉTÉ HISTORIQUE DU CANADA et sa revue, CANADIAN HISTORICAL REVIEW, laquelle supplante celle de Wrong, Review of Historical Publications.
À cette époque, les Canadiens anglais ressortent de la Première Guerre mondiale avec un détachement nouveau à l'égard de l'Empire britannique. Un attachement affectif existe encore, mais le sentiment que le Canada devra bientôt déclarer son indépendance complète, mise à part son allégeance à l'Empire britannique, fait surface. La relation entre l'Empire et la nation deviendra la préoccupation de la prochaine génération et d'un plus grand nombre d'historiens professionnels de langue anglaise.
L'entre-deux-guerres donne lieu à la publication de plusieurs livres importants pour comprendre le statut complexe du Canada sur le plan international. Deux des plus remarquables sont The Constitution of Canada (1922), de William Paul McClure KENNEDY, et Empire and Commonwealth (1929), de Chester Martin. La montée d'une forme autonomiste de nationalisme et la reconnaissance des États-Unis comme puissance mondiale constituent deux des conséquences de la Première Guerre mondiale.
Ainsi, certains historiens entreprennent l'étude des RELATIONS CANADO-AMÉRICAINES. De jeunes historiens canadiens, comme Arthur LOWER et F.H. UNDERHILL, influencés par les historiens progressistes américains Frederick Jackson Turner et Charles A. Beard, font ressortir les traits géographiques, politiques et économiques communs à ces deux pays qui partagent le même continent.
L'interdépendance économique et culturelle croissante des deux pays accroît la crédibilité de ce point de vue. Des livres à caractère internationaliste et à structure comparative sont publiés, notamment ceux de John Bartlet BREBNER : New England's Outpost (1927), The Explorers of North America 1492-1806 (1933) et The Neutral Yankees of Nova Scotia (1937). Les recherches visant à établir des liens continentaux prennent une tournure populaire avec la série de conférences du journaliste J.W. DAFOE intitulée Canada: An American Nation (1935).
De plus en plus, on se sert des différentes catégories d'analyse de l'histoire américaine pour donner une nouvelle dimension au passé du Canada. Cette tendance s'intensifie lorsque des universitaires américains entreprennent l'étude des relations canado-américaines. L'expression la plus volumineuse de ce CONTINENTALISME reste sans doute la série de 25 volumes de la société Carnegie portant sur les relations canado-américaines, préparée par des universitaires des deux pays, sous la direction de James T. Shotwell, et publiée de 1936 à 1945. En 1945, Brebner en publie un résumé intitulé North Atlantic Triangle.
Le désir de connaître l'impact des facteurs environnementaux sur l'histoire du Canada domine les études historiques de l'entre-deux-guerres. Ainsi, Underhill insiste sur l'axe nord-sud des liens politiques et économiques continentaux, tout comme Goldwin Smith, son mentor intellectuel, l'a fait avant lui.
Une forme différente de déterminisme de l'environnement est lancée par un économiste politique de l'U. de Toronto, Harold INNIS. Dans une série d'études détaillées sur l'histoire de l'économie canadienne (surtout dans The Fur Trade, 1930), ce dernier établit peu à peu ce qui deviendra la THÉORIE DES PRINCIPALES RESSOURCES. Selon ce raisonnement complexe, préparé avec un minutieux souci du détail historique, les déterminants matériels et économiques fondamentaux de l'histoire canadienne restent ceux qui lient l'économie de l'arrière-pays canadien aux principales métropoles européennes, surtout britanniques (voir METROPOLITAN-HINTERLAND, THÈSE).
Les rapports de réciprocité entre l'exploitation des produits canadiens et les demandes européennes ont créé un axe transatlantique est-ouest qui transcende l'ordre continental nord-sud. Les autres aspects de l'évolution historique comme la culture, la politique et la croissance urbaine sont à ses yeux secondaires.
Son interprétation apporte un fait tangible pour les historiens canadiens en désaccord avec le point de vue continentaliste consistant à demeurer environnementaliste tout en insistant sur les liens économiques et culturels avec l'Europe, surtout avec la Grande-Bretagne. THE COMMERCIAL EMPIRE OF THE ST. LAWRENCE, de Donald CREIGHTON, publié en 1937, en constitue une preuve éloquente. Ce fructueux ouvrage doit beaucoup à l'attention portée par Innis au caractère transatlantique de l'exploitation des produits essentiels, mais l'ouvrage s'attarde principalement sur la situation centrale du FLEUVE SAINT-LAURENT et sur les marchands coloniaux qui ont façonné, après la Conquête, l'économie transcontinentale.
Ainsi est née la THÈSE LAURENTIENNE, une interprétation dominant l'histoire canadienne jusque dans les années 60. Creighton s'étend davantage sur le sujet, plus particulièrement dans sa magistrale biographie intitulée John A. Macdonald (deux volumes publiés de 1952 à 1955), dans laquelle Macdonald devient l'incarnation même de la volonté nationale. Sa grande réalisation, la construction du CANADIEN PACIFIQUE, marque le prolongement intercontinental de l'empire du Saint-Laurent jusqu'à l'océan Pacifique. Une grande partie de l'intérêt des oeuvres de Creighton dans les années 40 et 50 vient de ce qu'il réussit à combiner avec habileté l'initiative et la volonté aux facteurs économiques et sociaux ou, pour employer ses termes, à combiner « caractères » avec « circonstances ».
Creighton a profondément influencé ses contemporains. Avec Dominion of the North (1944), Canada's First Century (1970) et d'autres ouvrages, la thèse laurentienne demeure au premier plan des interprétations du processus d'édification du Canada. Sa biographie de Macdonald redonne à ce genre littéraire sa valeur historique. D'autres universitaires produisent des études majeures portant sur des personnages négligés, notamment J.M.S. CARELESS (Brown of The Globe, deux volumes publiés de 1959 à 1963) et Roger Graham (Arthur Meighen, trois volumes publiés de 1960 à 1965).
De fait, en 1960, la biographie politique est devenue le genre littéraire dominant en histoire au Canada anglais, d'une part grâce à la force littéraire extraordinaire du Macdonald de Creighton et d'autre part à cause de la réaction de la génération d'après-guerre à l'austérité et aux restrictions du déterminisme économique mis de l'avant en sciences sociales. Au milieu du siècle, l'histoire du Canada se rattache encore fortement aux sciences humaines.
L'« école laurentienne » a cependant ses critiques. L'essai de W.L. MORTON, « Clio in Canada: the Interpretation of Canadian History », paru en 1946, s'avère une véritable condamnation de l'hégémonie et de l'exploitation exercée par le « laurentianisme » dans les régions autres que le centre du Canada. Par des écrits comme The Progressive Party in Canada (1950) et Manitoba (1957), Morton contribue largement à l'histoire d'une région négligée par les historiens de l'école laurentienne (mis à part son rôle dans l'arrière-pays), tout comme G.F.G. STANLEY l'a fait plus tôt dans The Birth of Western Canada (1936).
Cependant, dans les années 60, les hypothèses de l'école laurentienne sont codifiées pour la nouvelle génération dans Canadian Centenary Series, sous la direction de Morton et de Creighton et dont les 18 volumes prévus traiteront en détail de l'histoire du Canada. La plupart des volumes de la série (augmentée à 20) sont déjà parus.
Dans les années 60 et au début des années 70, l'augmentation phénoménale du nombre d'universités et particulièrement des facultés d'études supérieures modifie radicalement l'orientation de l'historiographie canadienne. L'aide financière du CONSEIL DES ARTS DU CANADA (et plus tard celle du CONSEIL DE RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES DU CANADA) facilite grandement la recherche, la rédaction de travaux et la publication universitaire. Les diplômés des université « régionales » se dirigent vers l'étude de la classe urbaine, ethnique ou ouvrière ou vers l'historiographie féministe et ce, souvent dans un cadre régional. La production historienne à l'échelle internationale, notamment celle de la « nouvelle histoire sociale » dans les années 60, influencent sensiblement ces universitaires dont les études adoptent souvent un cadre analytique qui remet en question les relations sociales et économiques du système capitaliste.
Des revues spécialisés comme Acadiensis, B.C. Studies, Labour/Le Travail et Urban History Review/Revue d'histoire urbaine reçoivent un accueil enthousiaste de la part de la communauté des chercheurs. À la fin des années 70, les tentatives antérieures de « synthèse nationale » deviennent la cible de plusieurs critiques. On leur reproche de ne pas rendre compte des caractéristiques régionales et d'accorder une importance démesurée aux anglophones et aux francophones de la classe moyenne ainsi qu'à leurs représentants politiques. L'étude de Carl Berger sur les historiens nationaux, intitulée The Writing of Canadian History (1976), demeure le point culminant de cette époque.
Depuis le milieu des années 70, les historiens se penchent sur les nombreuses « identités restreintes » dont l'importance a déjà été signalée par J.M.S. Careless et Ramsay Cook. L'historiographie des régions, du genre (rapports sociaux de sexe), des classes sociales, des villes et des communautés ethniques est toujours florissante. Celle de la nation, quel que soit le sens que les historiens lui donnent maintenant, est largement délaissée. Peu d'oeuvres d'histoire « nationale », politique ou constitutionnelle sont écrites, et un thème comme la « Confédération », sujet privilégié par la profession dans les années 50 et 60, ne réussit pas à soulever l'intérêt d'interprètes historiques importants.
Les résultats sont équivoques et ironiques. Les étudiants de l'histoire du Canada connaissent beaucoup mieux les particularités de leur passé collectif, mais l'absence de toute nouvelle synthèse majeure de ce savoir important signifie que l'engouement des chercheurs pour les « identités restreintes » dans les universités donne, à l'occasion, des « perspectives limitées » aux lecteurs de l'histoire du Canada.
À la fin des années 80, des « vulgarisateurs » comme Pierre Berton et Peter C. Newman accusaient les historiens universitaires d'avoir abandonné le grand public pour une quête de l'ésotérique. Les historiens universitaires ont riposté de manière aussi virulente en indiquant aux « vulgarisateurs » que les tentatives de ces derniers de vendre des livres en mettant l'accent sur l'insaisissable identité nationale les avaient menés à des interprétations réductionnistes et stéréotypées du passé du Canada.
A.B. MCKILLOP
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