À Ottawa, en cette froide et maussade soirée du 3 février 1916, c'est à peine s'il y a quorum à la Chambre des communes. Le député de Northumberland, W.S. Loggie, parle d'une voix monotone d'améliorer le transport du poisson. Soudain, éclate un brouhaha à l'entrée principale de la Chambre. Deux hommes entrent en trombe, et l'un d'eux crie : «Au feu... tout le monde dehors!»
Les membres de la tribune de la presse, qui prennent tout leur temps pour descendre l'escalier tournant, sont bientôt plongés dans une épaisse fumée noire. Se dirigeant vers la sortie, ils tombent sur le premier ministre, sir Robert Borden, et son secrétaire qui se frayent un chemin presque à quatre pattes. Les députés qui tardent à sortir se retrouvent piégés dans l'obscurité quand les lumières s'éteignent. George Elliot, député de North Middlesex, demande aux gens de se donner la main et les conduit à l'air libre. En peu de temps, tout le bâtiment central est un brasier.
Le Parlement encore fumant, le 4 février 1916 (avec la permission des Archives nationales du Canada). |
Certes, les Canadiens, exaspérés par leur gouvernement, rêvent parfois de mettre le feu au Parlement. En réalité, ils l'ont déjà fait à Montréal en 1849. En plus d'incendier le Parlement, ils empêchent les pompiers d'intervenir. Cet incendie et les émeutes qui l'entourent entraînent la fameuse controverse, à savoir quelle est la ville la plus sûre où installer le Parlement canadien. La reine Victoria, à qui on demande d'intervenir, choisit Ottawa. Construits de 1859 à 1867, les bâtiments d'origine sont de style néogothique. La variété des formes, l'abondance des détails et la majesté des dimensions produisent une impression incroyable jusqu'en Angleterre. Pour une simple colonie, c'est une merveille.
L'incendie de 1916 prend naissance dans la salle de lecture où des députés fument malgré l'interdiction. Une fois bien pris, le feu s'attaque avidement aux piles de papiers. La salle n'est bientôt plus qu'une structure enflammée. Des explosions assourdies accompagnent l'écroulement de sections du toit, projetant des millions d'étincelles dans la nuit étoilée. Dès 22 h, le bâtiment est condamné. L'énorme tour est pleine de fumée. La grande horloge sonne hardiment les 22e et 23e heures mais, les flammes montant de plus en plus haut, la grosse cloche s'écrase dans les décombres avant de pouvoir sonner minuit. À 1 h 21, la tour se désagrège et s'écroule en un amas de pierres fumantes.
Or, c'est dans l'inestimable bibliothèque que se livre le combat le plus héroïque. Aidés par un vent qui pour une fois éloigne le feu, les pompiers et les soldats réussissent à la garder intacte.
Députés et employés sautent, rampent, titubent et dévalent tant bien que mal les échelles de fortune. Thomas MacNutt et le Dr Cash should be replaced with his full name], députés de la Saskatchewan, sont tous deux aux toilettes quand on les avertit qu'il y a le feu. La porte étant bloquée par un mur de flammes, ils sont forcés de s'échapper par une fenêtre à l'aide d'une corde faite de serviettes nouées les unes aux autres. Cash descend le premier et, au bout de la corde, doit sauter d'une hauteur de six mètres. MacNutt et un concierge parviennent à descendre une échelle. Quant au ministre des Finances, sir Thomas White, il s'enfuit par le sénat.
Lorsque Albert Sévigny, le président de la Chambre, découvre le feu, il quitte son bureau en courant pour rejoindre ses deux enfants et sa femme. Mme Sévigny reçoit trois dames. Deux d'entre elles, Florence Bray et Mable Morin, insistent pour retourner chercher leur manteau de fourrure. Elles mourront d'asphyxie. La troisième échappe à la mort en demeurant suspendue à une fenêtre pendant dix minutes avant de se laisser tomber, d'une hauteur de douze mètres, dans le filet des pompiers. Cinq autres personnes périssent dans l'incendie : un policier, trois fonctionnaires et un député, Bowman Brown Law, de Yarmouth (N.-É.).
Les Canadiens sont consternés. Le pays est en guerre et, inévitablement, on soupçonne les «Boches» - les rumeurs de complot terroriste se répandent aussi rageusement que les flammes. Les journaux avancent qu'une bande d'espions aurait introduit dans l'édifice «un dispositif infernal», déclenchant une explosion telle que l'atmosphère se serait enflammée en un clin d'œil.
Les personnes au nom à consonance allemande sont interrogées par la police. Le chef des pompiers affirme qu'on a «bel et bien mis le feu». Des témoins disent avoir vu «des étrangers d'allure suspecte». Un certain Charles Sloney «qui prétend être né en Belgique» est arrêté à Windsor (Ont.) et accusé de faire partie d'un gang incendiaire. D'après l'Ottawa Citizen, il a «un accent nettement étranger» et la police considère son passeport belge comme «une astucieuse contrefaçon». En fait, seule une carte postale du Parlement retrouvée sur lui l'incrimine. Il sera relâché.
La commission royale créée pour enquêter ne découvre aucune preuve de conspiration et blâme ceux qui fumaient le cigare dans la salle de lecture débordante de matériel hautement inflammable. Elle conclut que le système de ventilation, l'usage intensif de vernis à la gomme laque, le bois de pin extrêmement sec et les piles de journaux «constituent le mélange parfait pour causer une conflagration soudaine».
Le premier ministre Borden prédit qu'un «édifice encore plus grandiose renaîtra de ses cendres, comme le Phénix». Les nouveaux bâtiments du Parlement sont inaugurés en 1917, moins fantaisistes mais davantage à l'épreuve du feu.