Pat Adachi, fille d’immigrants japonais, naît et grandit à Vancouver. Elle passe son enfance et son adolescence au cœur du quartier de Little Tokyo, à quelques encablures du terrain où son père l’emmène le dimanche voir son équipe de baseball préférée, l’Asahi de Vancouver. Avec sa famille, elle mène une vie normale jusqu’à ce que sa communauté soit déracinée en 1942 lorsque le gouvernement fédéral ordonne le regroupement des Canadiens d’origine japonaise dans des camps d’internement répartis dans les régions rurales de la Colombie‑Britannique (voir Internement des Canadiens d’origine japonaise).
Dans cette entrevue, Pat Adachi raconte son histoire et évoque ce qu’ont vécu les 22 000 Canadiens d’origine japonaise internés au Canada durant la Deuxième Guerre mondiale.
Cette entrevue a été revue pour en adapter la longueur et pour la clarté du propos.
Étant née au Canada, pouvez‑vous expliquer ce que vous avez ressenti lorsque vous avez été soudainement considérée comme une « ennemie » en dépit de vos racines canadiennes?
J’avais 21 ans quand le Japon a bombardé Pearl Harbor, déclenchant la déclaration de guerre.
Tous les Japonais étaient considérés comme sujets d’un pays ennemi. La plupart d’entre nous, immigrants de la deuxième génération, étaient nés au Canada. Mais cela n’a absolument pas été pris en compte. Notre communauté comptait des anciens combattants de la Première Guerre mondiale qui s’étaient battus pour la Grande‑Bretagne et pour le Canada. Ils avaient été à la crête de Vimy…. Mais cela non plus n’a pas été pris en compte. Nous étions tous des sujets d’un pays ennemi.
Pourtant, la GRC avait établi, sans l’ombre d’un doute, que les Japonais n’avaient jamais créé de problèmes. La police estimait qu’il était impossible de trouver un Japonais criminel. Mais cela n’a absolument pas été pris en compte.
Finalement, Mackenzie King a déclaré que tous les Japonais devaient être éloignés de la côte.
Aviez‑vous le sentiment que cette décision serait permanente?
Au début, nous pensions que [l’internement] ne durerait pas très longtemps. Mon père était venu du Japon; il pensait qu’en tant que Japonais, il serait transféré quelque part. Il voulait que je me marie. Mon futur mari, Harry, et moi, nous voyagions. Mon père voulait que quelqu’un s’occupe de la famille. Nous nous sommes fiancés à Noël et nous nous sommes mariés en janvier 1942. Mon père a été envoyé dans un camp en mars de cette même année. La plupart des ressortissants japonais ont connu le même sort.
Nous pensions que le gouvernement allait en rester là. Il n’en a rien été et le processus s’est poursuivi : les résidents de la côte et de l’île de Vancouver ont reçu un préavis de moins de 24 heures, ils ont été éloignés de chez eux, transférés à Vancouver et installés sur les terrains de l’Exposition nationale, certains dans des étables.
Mais ce n’était toujours pas fini. Pour couronner le tout, le gouvernement a estimé devoir prendre des mesures concernant tous les Japonais et il a confisqué l’ensemble de leurs biens. Rien n’y a échappé. Ils ont pris nos maisons, nos fermes, nos véhicules, et même nos radios et nos appareils photo.
Mon mari a été envoyé, avec quelques‑uns de ses amis, en tant que contremaître, sur les terrains de l’Exposition pour aider à l’entretien. Mais, en juin 1942, ils ont été déplacés dans différentes villes fantômes, des centres miniers abandonnés.
J’ai pu rester, avec ma mère et ma sœur, dans une maison de chambres que possédait mon père. Mais nous avons été convoquées, je suppose que c’était vers le mois d’août. Nous avons été placées dans des trains poussiéreux et nous nous sommes mises en route. Nous ne savions pas où nous allions.
Nous nous sommes retrouvées dans un endroit appelé Slocan [dans la vallée]. Slocan était divisée en quatre zones : Slocan City, Bay Farm, Popoff et Lemon Creek. [Pat et sa famille ont vécu à Popoff.]
Comment était‑ce, lorsque vous êtes arrivée là pour la première fois?
Au début, les maisons n’étaient pas prêtes, nous avons donc dû vivre dans des tentes et manger dans des cantines collectives.
C’était un hiver très froid. Nous n’avions pas d’eau courante. J’ai perdu mon premier bébé. Il n’y avait tout simplement pas les installations nécessaires.
Je suis véritablement désolé d’entendre ça, Pat. Comment avez‑vous réussi à surmonter une telle épreuve?
Nous étions tous dans le même bateau. Personne n’avait rien, alors nous partagions le peu que nous avions. La première génération, celle de nos parents, était composée de gens extrêmement résilients. Ils ne sont pas restés les bras croisés à se plaindre des agissements du gouvernement. Ils se sont démenés et ont aménagé des jardins; quelqu’un avait eu la brillante intuition d’apporter des semences. Ils ont créé des jardins et cultivé leurs propres légumes. Il y avait un lac à proximité; la pêche n’y était pas fameuse, mais ils partaient quand même attraper du poisson. Il y avait une scierie à Slocan et les hommes coupaient du bois.
Comment occupiez‑vous votre temps? Vous a‑t‑on donné un emploi?
Il n’y avait pas d’école, aucun enseignant n’est jamais venu là‑bas. Alors, ce qui s’est passé, c’est qu’ils nous ont demandé, aux plus âgés qui avaient au moins achevé l’école secondaire, d’enseigner aux plus jeunes. Nous avons organisé des classes de la 1re à la 8e année. Après que j’eus perdu mon bébé, ils m’ont demandé de venir enseigner. Je n’avais jamais enseigné auparavant! Je connaissais cependant la directrice. Je lui ai dit : « Je n’ai aucune expérience! » Elle m’a répondu : « Oh, ça ira! »
J’ai enseigné aux enfants en 1re année et ça a été l’année la plus enrichissante que j’ai jamais passée.
Tous ces enfants étaient si avides d’apprendre! Chaque matin, environ une demi‑douzaine d’entre eux attendaient à ma porte, pour pouvoir m’accompagner à l’école [rires]. Nous n’avions ni manuels ni équipement, et ces enfants devaient passer les examens du gouvernement chaque année. Ils ont très bien réussi.
Nous rappelions sans cesse aux élèves : « Nous ne serons pas toujours dans cette situation, vous devez donc être prêts à sortir d’ici et à aller dans une école “normale”. » Ils ont tous travaillé très dur, et nous avons eu de merveilleux enseignants. Des gens comme David Suzuki, qui était en 2e année à l’époque, et Raymond Moriyama, devenu un célèbre architecte, sont sortis de ce système scolaire de Slocan.
LE SAVIEZ‑VOUS?
La personne qui a demandé à Pat Adachi d’enseigner à Slocan s’appelait Hide Hyodo Shimizu. Elle a joué un rôle déterminant dans l’organisation de l’éducation des enfants des Canadiens d’origine japonaise internés pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ses réalisations ont été récompensées par son intronisation à l’Ordre du Canada en 1982.
Hide Hyodo enseigne à des enfants détenus à Hastings Park, Vancouver, en 1942. Elle est entourée par Midori Jane, 6 ans, et Naomi, 10 ans.
(avec la permission des archives du Toronto Star/Toronto Star)
Que s’est‑il passé quand la guerre s’est finalement terminée? Comment avez‑vous procédé pour reconstruire vos vies?
Bon an, mal an, nous avons survécu à cette épreuve. Nous vivions dans cette ville fantôme, mais les autorités allaient bien devoir faire quelque chose avec nous à la fin de la guerre. Le gouvernement a décidé que nous devions être rapatriés au Japon. Mais nous, la jeune génération, nous ne connaissions pas le Japon. Nous n’y étions jamais allés. Mon père a dit : « Le Japon est un pays vaincu. Les gens n’ont pas assez de nourriture pour eux‑mêmes, ils ne vont certainement pas nous accueillir. »
Il a ajouté : « Vous êtes nés ici et nous allons vivre ici. La situation ne sera pas toujours telle qu’elle est maintenant. »
Certaines familles sont retournées au Japon, notamment pour accompagner des parents âgés souhaitant mourir au pays. Mais la majorité des jeunes voulaient vivre au Canada; toutefois, pour cela, il leur fallait partir en direction de l’est ou au nord des Rocheuses. Nous ne pouvions pas retourner à Vancouver, mais, de toute façon, il ne restait rien de notre ancienne vie là‑bas. Le gouvernement avait tout confisqué et tout vendu.
Il était impossible d’aller à Toronto, à moins d’être parrainé par quelqu’un, d’avoir un endroit où vivre ou d’avoir un emploi. Alors, peu à peu, certaines personnes sont parties pour l’Alberta ou pour le Manitoba tandis que quelques‑uns se sont dirigés vers l’est. Au début, ce sont les plus jeunes gars qui sont partis vers l’est. Beaucoup étaient des Asahis; toutefois, à l’époque, ils étaient déjà plus âgés. Finalement, si vous connaissiez quelqu’un vivant à Toronto et si vous aviez un endroit où aller, vous pouviez vous y installer.
LE SAVIEZ‑VOUS?
En 1992, Pat Adachi a écrit Asahi : A Legend in Baseball à propos de l’équipe de baseball qu’elle idolâtrait, dans son enfance, à Vancouver. En 2017, elle a reçu une décoration pour service méritoire du gouverneur général du Canada, pour ses contributions à la documentation et à la préservation de l’héritage de la communauté canadienne d’origine japonaise, en général, et de l’Asahi de Vancouver en particulier.
Est‑ce ainsi que vous avez fini par aller vivre à Toronto?
À cette époque, mon mari et moi avions un fils âgé d’environ six mois. Nous nous sommes dirigés vers une localité en Ontario près de Fort Frances dans une région agricole. Nous nous y sommes rendus avec une autre famille et nous avons fini par arriver à 3 h du matin. Quelqu’un est venu nous chercher sur le quai de la gare et nous a emmenés dans cette ferme. Il n’y avait ni eau courante ni électricité, et, moi, j’avais un bébé de six mois. Finalement, l’eau courante a été installée et nous avons vécu là‑bas dans une cabane d’une pièce entourée de broussailles.
Pendant l’été, les garçons s’occupaient du bétail et, en hiver, mon mari devait sortir avec son cheval et son traîneau pour se procurer des peaux. Il devait partir seul. S’il avait eu un accident, ou si quoi que ce soit nous été arrivé, personne ne l’aurait su.
La façon dont on peut se faire des amis est absolument incroyable. Nous avions rencontré des voisins… des fermiers des alentours. Les Brown avaient deux filles institutrices et un fils. Ils nous invitaient à un repas du dimanche les fins de semaine. D’une manière ou d’une autre, ils nous ont aidés pendant l’hiver et le printemps est arrivé. Ils nous ont alors dit : « Nous pensions que vous n’y arriveriez jamais! » Mais mon mari a travaillé dur et, heureusement, rien ne nous est arrivé. Je suppose que l’air frais nous a fait du bien… j’ai pris plus de 13 kg.
À ce moment‑là, des amis avaient déménagé à Toronto. Ils avaient acheté une grande maison [et] nous avaient invités à venir; nous pouvions donc déménager à Toronto.
Nous avons décidé que nous devions trouver un endroit à nous pour nous installer, nous ne pouvions pas vivre aux crochets de nos amis.
Nous avons dû tout recommencer à zéro et avons réussi à trouver une maison. Les seules personnes qui nous ont aidés appartenaient à la communauté juive, car eux aussi avaient connu les mêmes difficultés. Nous leur devons beaucoup.
En tous cas, un avocat juif nous a trouvé une maison dans le quartier de Junction. Le bâtiment avait dû autrefois servir d’école. Il y avait trois étages et nous avons trouvé quelques bureaux et quelques chaises ayant appartenu à une école en haut des escaliers sur la véranda. Nous avons acheté cette maison et avons décidé de vivre au premier étage. Ma tante et sa famille occupaient la partie avant du deuxième étage et un autre ami de la famille habitait la partie arrière. Au troisième étage, il y avait deux couples. C’est ainsi que nous avons réussi à payer l’hypothèque. Depuis cette date, Toronto, c’est chez nous.
Quand vous racontez votre histoire aux jeunes adultes d’aujourd’hui, ceux qui ont aujourd’hui l’âge que vous aviez lorsque vous avez été envoyée à Slocan, quelle est leur réaction?
La jeune génération actuelle se serait défendue. Ils demandent : « Pourquoi ne vous êtes‑vous pas défendus? »
Nous étions tous des citoyens respectueux de la loi. Nous avons toujours pensé qu’on doit obéir aux règles… C’est comme ça que nous avions été élevés.