Kaye Kaminishi est le dernier joueur toujours vivant de l’Asahi de Vancouver, un club de baseball composé de Canadiens d’origine japonaise. L’équipe est dissoute en 1942, lorsque le gouvernement canadien procède à l’internement de 21 000 Canadiens d’origine japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale, dont tous les membres de l’Asahi.
Voici l’histoire de Kaye.
Ce que les personnes aiment le plus, c’est une tragédie qui finit bien
Un livre intitulé A Tragedy of Democracy a été publié sur l’histoire de l’internement des Japonais au Canada. Il est écrit par Greg Robinson, historien et professeur à l’Université du Québec à Montréal. Professeur Robinson conclut le livre par une citation vraiment intéressante.
SAM FENN (narrateur) : Vous souvenez-vous par cœur de cette citation?
GREG ROBINSON : Oui. C’est une citation de William Dean Howells, célèbre romancier et critique social américain, qui dit que ce que les Américains aiment le plus, c’est une tragédie qui finit bien.
SF : Qu’en était la signification pour vous quand vous l’avez lue?
GR : Cela veut dire que les Américains ressentent des sentiments profonds – et les Canadiens de même – mais qu’ils aiment quand leurs histoires connaissent un bon dénouement. Et les gens comprennent mieux lorsque la fin est heureuse.
Nous voulons des tragédies aux fins heureuses. Comme un film classique de sport où les négligés font face à l’adversité mais finissent par gagner par un coup de circuit en neuvième manche. Dans la vraie vie, les choses se passent rarement de cette façon.
SAM FENN : Je dois être assez proche. Est-ce que ça va, comme ça?
KAYE KAMINISHI : Oui, bien sûr.
SF : Kaye, pouvez-vous vous présenter?
KAYE : Je m’appelle Kaye Koishi Kaminishi et je suis né le 11 janvier 1922 à Vancouver.
Kaye est âgé de 94 ans. Il est sympathique et a une apparence délicate. Dans les années 1920 et 1930, quand Kaye était enfant, il vivait juste en face d’un stade, le Powell Street Grounds. C’était là que jouaient les héros de Kaye, une équipe de baseball amateur appelée l’Asahi de Vancouver.
KAYE : L’Asahi jouait certains soirs de la semaine ou le dimanche, vous savez... je m’empressais toujours d’aller voir les matches. Je ne les manquais jamais.
SF : Est-ce que ces parties attiraient de grandes foules?
KAYE : Absolument, il y avait de grandes foules. Quand l’Asahi jouait, le quartier japonais se vidait.
Imaginez un maillot blanc, un soleil rouge sur la manche et le mot Asahi écrit sur la poitrine. Quand cette équipe, entièrement composée de joueurs canadiens d’origine japonaise, a commencé à jouer contre des équipes blanches, elle se faisait vilipender. Les gens criaient des insultes depuis le terrain, les estrades et la galerie de presse. Mais à compter des années 1930, l’Asahi est devenue l’équipe la plus populaire en ville. Kaye se souvient que tant les Japonais que les blancs en regardaient les matches.
KAYE : Vous savez, la tribune pouvait seulement accueillir environ 200 personnes. C’était à peu près tout. Tout le monde se tenait donc aux quatre coins de la rue. Six rangées de personnes. À cette époque, donc, au moins deux ou trois mille personnes regardaient chacun des matches.
KAYE : Bien sûr, Powell Street – le quartier japonais – était une ville en soi. On pouvait y trouver n’importe quoi. Nul besoin de sortir de Powell Street pour faire ses emplettes ou quoi que ce soit d’autre.
Le père de Kaye était propriétaire d’une scierie prospère. Sa mère dirigeait une pension. Les Kaminishi constituaient une famille riche vivant dans un quartier certes pauvre, mais animé.
SF : Quel est votre premier souvenir du baseball?
KAYE : Je jouais dans le club de baseball de l’école. Nous n’étions pas très bons, mais nous participions assez souvent à des tournois dans différentes écoles.
SF : Ils vous appelaient l’aspirateur, n’est-ce pas?
KAYE : [Rires] C’est que… je ne manquais pas souvent mon coup. Voilà pourquoi ils m’ont donné un surnom pour un certain temps, vous savez.
Kaye évoluait au troisième but. Il était vif et jouait avec assurance. Enfant, il a fréquenté une école au Japon et a joué dans une ligue scolaire, puis dans une ligue organisée par une église de Vancouver. Enfin, en 1939, alors que Kaye a 17 ans, l’Asahi de Vancouver publie une annonce.
KAYE : Ils ont choisi cinq recrues, et j’étais l’une d’elles.
SF : Était-ce important pour vous d’être recruté par l’Asahi? Était-ce votre objectif?
KAYE : Oui, ce moment m’a rempli de fierté. Quand vous jouiez pour l’Asahi et que vous en portiez l’uniforme, tout le monde vous traitait comme un roi ou quelque chose du genre. C’était une époque vraiment heureuse. Sauf que j’ai eu une période de nervosité.
SF : Qu’est-ce qui vous rendait nerveux?
KAYE : Nous représentions la communauté japonaise, et si vous aviez le malheur de commettre une erreur, des rumeurs négatives à votre égard avaient tôt fait d’émaner. Il fallait donc jouer de manière irréprochable.
Vous deviez être prudent, car les projecteurs étaient braqués sur vous. Il suffisait de manquer un roulant pour que la communauté en soit ternie. L’Asahi était une véritable dynastie à l’époque où Kaye s’est joint à l’équipe. L’équipe avait remporté le championnat de baseball japonais au cours des deux dernières années. Mais physiquement, l’Asahi ne donnait pas l’impression d'être une bonne équipe. À cette époque, le meilleur joueur de baseball au monde était Joe DiMaggio, un puissant cogneur de six pieds et deux pouces.
Plusieurs parmi les joueurs blancs de Vancouver avaient un gabarit semblable à DiMaggio. Ils étaient grands, costauds et pas très rapides, mais assez forts pour frapper des coups de circuit. Les joueurs de l’Asahi étaient différents.
KAYE : Nous étions plutôt petits. Nous ne frappions pas beaucoup de coups de circuit ou de gros coups sûrs. La seule chose que nous pouvions faire pour gagner était donc de voler des buts, faire des amortis et réussir le squeeze.
La presse de Vancouver surnommait cela le « brain ball », en d’autres mots, le jeu stratégique et astucieux. Cette stratégie se fondait entièrement sur les amortis. Imaginez-vous dans la boîte du frappeur. Le lanceur lance la balle vers le marbre. Au lieu de vous élancer de toutes vos forces, vous ne faites que tenir le bâton devant vous. La balle rebondit dans l’avant-champ. Si vous le faites correctement, les joueurs à l’avant-champ ne pourront pas la récupérer à temps pour vous retirer.
SF : Qui était le meilleur de l’équipe pour les amortis?
KAYE : En fait, tout le monde s’en tirait à bon compte.
SF : Étiez-vous assez bon?
KAYE : Je m’en sortais assez bien, oui.
Kaye a passé la majeure partie de sa première saison assis sur le banc, alors que l’équipe a remporté le championnat du Nord-Ouest du Pacifique. Fier substitut, il était honoré de simplement faire partie d’une équipe aussi talentueuse. À seulement 17 ans, ses meilleures années de jeu étaient encore devant lui.
Internement
SAM FENN : On dit que Vancouver était une ville assez raciste à l’époque. Est-ce vrai, d’après ce que vous avez vécu?
KAYE KAMINISHI : Oui. Vous savez, les gens terminaient l’université et n’arrivaient pas à travailler pour le gouvernement, ou comme ingénieurs. Et ils n’avaient pas de droit de vote non plus. Même si vous travailliez, vous obteniez seulement la moitié du salaire. Donc, c’était très difficile pour nos parents.
SF : Les Japonais n’avaient pas le droit de vote en Colombie-Britannique. Ils ne pouvaient prendre place avec les blancs dans les salles de cinéma. Enfin, ils vivaient généralement dans des enclaves, assujettis à une sorte de ségrégation raciale.
GREG ROBINSON : Vous savez, ça ne s’appelle pas la Colombie-Britannique pour rien.
SF : Voici de nouveau Greg Robinson. Il étudie l’histoire des Canadiens d’origine japonaise.
GR : Il y avait une sorte de racisme cru que vous ne retrouviez pas dans l’Est du pays. Tous ces Blancs avaient parcouru un long chemin jusqu’à cet endroit afin de peupler ce nouveau territoire et le soutirer aux Premières Nations, aux colons noirs et aux autres qui y étaient installés. Ils visaient à construire un pays pour l’homme blanc.
Des nuages noirs se pointent à l’horizon au moment même où débute la deuxième saison de Kaye. En 1940, le Japon s’allie à l’Allemagne nazie. Les Vancouvérois blancs commencent à craindre que leurs voisins japonais restent fidèles au Japon plutôt qu’au Canada. Dans ce climat, le premier ministre Mackenzie King passe à l’action en exigeant que les ressortissants japonais et les Canadiens d’origine japonaise s’enregistrent auprès du gouvernement. Tous ceux qui sont âgés de plus de 16 ans font l’objet d’un enregistrement de leurs empreintes digitales et de leur photo et doivent porter une carte d’enregistrement en tout temps.
GR : Je pense qu’il n’y avait aucune raison particulière de soupçonner un manque de loyauté des Japonais. La montée du racisme et des soupçons n’était fondée sur aucun fait.
EXTRAIT D’ARCHIVES : Nous interrompons ce programme pour vous présenter un bulletin de nouvelles spécial. Le président Roosevelt vient d’annoncer que les Japonais ont attaqué Pearl Harbor, à Hawaï, par la voie des airs. L’attaque a également ciblé toutes les infrastructures navales et militaires sur l’île principale d’Oahu. Rendons-nous maintenant à Washington. Les détails ne sont toujours pas disponibles...
SF : Vous souvenez-vous de ce jour-là?
KAYE : Je ne peux même pas m’en souvenir, vous savez. J’ai entendu à la radio qu’il y avait eu des bombardements à Pearl Harbor. Je n’avais pas vraiment peur, mais nous ne savions pas ce qui allait se passer. Je pensais à toutes sortes de choses. Beaucoup de rumeurs couraient. On disait qu’ils viendraient nous chercher et qu’il y aurait des couvre-feux, et ainsi de suite.
EXTRAIT D’ARCHIVES : Cela va de soi : une attaque japonaise sur Pearl Harbor provoquerait la guerre. À une telle attaque se succéderait naturellement une contre-attaque.
GR : J’ai entendu différentes histoires sur la façon dont les gens ont appris la nouvelle des attaques. Certaines personnes ont été mises au courant alors qu’elles quittaient l’église. Certaines personnes l’ont entendue à la radio alors qu’elles étaient à la maison. Plusieurs personnes que je connais sont rentrées chez elles en se demandant ce qui allait se passer. Elles étaient aussi, je pense, déchirées par diverses émotions : la honte, la colère contre le Japon, l’inquiétude pour leurs proches.
EXTRAIT D’ARCHIVES : ... Leur présence au département d’État en ce dimanche après-midi souligne la gravité de la situation en Extrême-Orient, où les combats semblent maintenant s’étendre sur l’ensemble du Pacifique Sud.
Le 23 février 1942, Mackenzie King a signé le décret 1486, en vertu duquel le gouvernement du Canada considérait toute personne d’origine japonaise comme sujet d’un pays ennemi. Peu importe si vous étiez citoyen, si vous aviez combattu pour le Canada dans la Première Guerre mondiale, ou si vous étiez un joueur vedette de baseball, vous étiez un ennemi et vous deviez quitter la côte ouest.
KAYE : Nous devions sortir de Vancouver et nous rendre à au moins 160 kilomètres de la ville. Je devais sortir. J’étais caché depuis deux mois dans la pension de ma mère.
SF : Quand vous dites que vous vous cachiez à l’intérieur, voulez-vous dire que vous ne quittiez pas la maison?
KAYE : Absolument. Je ne pouvais pas sortir. On ne pouvait pas savoir qui était détective ou policier ou qui que ce soit. Si j’avais été pris par la GRC, j’aurais été envoyé dans un camp de prisonniers en Ontario.
Kaye et sa mère ont fini par fuir dans une petite ville du nord de la Colombie-Britannique dénommée Lillooet. Une petite collectivité japonaise, supervisée par la GRC, était installée à East Lillooet. Le gouvernement la désignait comme « communauté indépendante », car les Canadiens d’origine japonaise étaient tenus d’y acheter leur propre terre. À son arrivée, Kaye y a découvert un monde complètement différent.
KAYE : Vous aviez de tout à Vancouver. Mais là-bas... rien. Rien du tout! Pas d’électricité. Pas d’eau. Nous avions tous des seaux et devions nous rendre à la rivière Fraser. L’eau était tellement boueuse et jaune. C’était vraiment une période difficile.
Lorsque Kaye dit qu’il n’y avait rien là-bas, il n’exagère pas. Il ne s’agissait que de quelques arpents de terre au pied d’une montagne. Imaginez le portrait : votre gouvernement adopte une loi qui vous oblige à quitter votre ville. Vous devez louer une terre ailleurs. Vous devez construire une nouvelle maison. Et vous devez aller chercher de l’eau insalubre et jaunâtre. Pour ajouter l’insulte à l’injure, de l’autre côté du pont qui relie East Lillooet à Lillooet se trouvait une véritable ville avec des épiceries, un théâtre, de l’eau courante.
KAYE : Nous ne pouvions pas traverser le pont pour aller faire des achats ni quoi que ce soit d’autre. Les commerçants venaient prendre notre commande et nous l’apportaient le lendemain... c’est le genre de choses qu’on vivait...
SF : Donc, c’est comme si vous deviez payer pour être dans une sorte de prison?
KAYE : Exactement.
En 1943, le gouvernement s’est mis à vendre les biens confisqués aux Canadiens d’origine japonaise. La scierie des Kaminishi, appelée à être l’héritage de Kaye, n’a pas été épargnée.
KAYE : Mon père avait démarré la scierie en 1917, et l’entreprise avait crû considérablement. Lors de sa confiscation, elle a été vendue pour un peu plus de 200 000 dollars. Et l’année suivante, l’acheteur l’a vendue pour un million de dollars. Un million! Quelle différence une année peut faire!
SF : C’est injuste.
KAYE : Vraiment injuste. Vous savez, ils nous considéraient de toute façon comme des ennemis. Pourquoi donc? Nous étions pourtant nés au Canada et ne faisions rien de mal. Ça m’a mis en colère pendant longtemps. Tout le monde disait : « Bien, c’est la guerre. On ne peut rien y faire ». Mais j’étais né au Canada et j’étais allé à l’école au Canada. Pourquoi notre gouvernement a-t-il fait ça?
Kaye était dans la jeune vingtaine. Il était coincé du mauvais côté du pont et la guerre semblait interminable. Sa maison et ses amis lui manquaient, tout comme le baseball. Il a donc décidé de montrer aux enfants de East Lillooet comment jouer. Il s’agissait là d’une manière de passer le temps, et les agents de la GRC semblaient aimer observer les exercices. Un jour, Kaye s’est mis à parler à l’un des officiers.
KAYE : Ce policier était un vrai sportif. Je lui ai dit que nous avions une équipe de softball et lui ai proposé de former sa propre équipe en ville pour nous affronter. Il m’a dit que c’était une bonne idée, puis il a formé son équipe. Je lui ai proposé de jouer un premier match chez eux, puis un autre la semaine suivante chez nous. C’est ce que nous avons commencé à faire, des allers-retours chez les uns et les autres.
SF : Est-ce que c’était la première fois que vous traversiez le pont?
KAYE : Oui, c’était la première fois que je le traversais, à bord d’un camion d’une demi-tonne, pour aller en ville.
SF : Qu’avez-vous ressenti?
KAYE : Je sentais vraiment que je recouvrais ma liberté. Les gens de la ville ont commencé à nous faire confiance et nous pouvions finalement aller en ville et magasiner. Il y avait un théâtre et nous allions voir le film le vendredi soir, et ainsi de suite.
SF : Donc, vous avez mis fin à la ségrégation à Lillooet!
KAYE : Oui, en quelque sorte, nous avons brisé la barrière.
SF : Oui, vous êtes le Jackie Robinson de...
KAYE : [Rires] Non, non, non! C’est le sport qui a fait ça.
Les tragédies qui finissent bien
Un fier substitut a été écrit et produit par Sam Fenn, Gordon Katic, Alexander Kim et Eli Yarhi. La vérification des faits historiques a été faite par Lawrence Pinsky. Ce documentaire a été produit par Cited et L’Encyclopédie canadienne, une division d’Historica Canada. Il est diffusé avec l’autorisation des deux groupes. Si vous voulez en savoir plus sur le travail de Sam, il anime une émission appelée Cited. Vous pouvez l’écouter à l’adresse citedpodcast.com.