Mise en contexte : migration et colonisation japonaise
Dès 1887, des immigrants japonais commencent à s’installer en Colombie-Britannique, où les débouchés économiques, notamment en matière de pêche, d’exploitation minière et d’agriculture, sont présents. En 1911, on retrouve un peu plus de 9 000 personnes d’origine japonaise (Nikkei) de façon permanente au pays, dont 95 % en Colombie-Britannique et environ 3 000 dans la région de Vancouver seulement. Les nouveaux immigrants, qu’on désigne au sein de la communauté japonaise comme « Issei », viennent principalement de villages agricoles ou de pêche des îles septentrionales du Japon. La plupart d’entre eux s’installent dans les quartiers japonais de Vancouver et Victoria, dans les fermes de la vallée du Fraser, ainsi que dans les villages de pêche et les villes minières et papetières de la côte du Pacifique. Certains Nikkei ouvrent aussi des boutiques en tant que constructeurs de bateaux d’élite. En 1900, les membres de cette communauté détiennent plus de 40 % des permis de pêche en Colombie-Britannique.
Le saviez-vous ?
Manzo Nagano est le premier Japonais connu à avoir immigré au Canada. Il arrive en Colombie-Britannique en mai 1877. Comme beaucoup de membres de la communauté japonaise dans la province, les fils de Nagano, George Tatsuo et Frank Teramuro, se plaisent à jouer au baseball et à le regarder. Frank joue pour l’Asahi de Vancouver, tandis que George cultive un amour si fervent pour le sport qu’il nomme son premier fils en l’honneur du voltigeur américain Tyrus « Ty » Cobb, un des meilleurs joueurs de l’époque.
Beaucoup d’Issei font l’acquisition de terrains sur la rue Powell, dans la partie est du centre-ville de Vancouver, un quartier que l’on finit par appeler « petite Tokyo ». Cette dernière s’épanouira avec l’établissement de la Japanese Methodist Mission (1896), de la Vancouver Japanese Language School (1906) et d’une foule de restaurants et de boutiques d’appartenance issei.
La communauté issei vit dans son enclave, ce qui lui permet de préserver ses traditions et ses coutumes. Bien que les Issei tiennent leur culture en haute estime, la nécessité de se rassembler en un lieu unique est plus le résultat de l’exclusion de la société canadienne que d’une volonté de préservation culturelle. À Vancouver, la discrimination raciale et la violence motivée par le racisme sont monnaie courante (voir Racisme).
Le baseball et la communauté japonaise
Le baseball est au cœur des passe-temps de la communauté japonaise vancouvéroise, en particulier au Powell Street Grounds, dans la petite Tokyo. À mesure que des équipes de niveau amateur apparaissent, notamment le Vancouver Nippon Baseball Club en 1908, et que le sport gagne en popularité dans les années 1920, le baseball devient la toile de fond sociale des résidents issei et nisei (Canadiens japonais de deuxième génération). Les boutiques et les restaurants ferment le temps des parties, qui attirent des foules nombreuses. Les joueurs de baseball canado-japonais deviennent, au sein de leur communauté, de véritables héros.
Asahi
L’Asahi de Vancouver est officiellement fondée en 1914 par l’entrepreneur local Matsujiro Miyasaki. L’équipe s’entraîne au Powell Street Grounds (officiellement nommé « parc Oppenheimer »), à l’est du centre-ville de Vancouver. « Asahi » signifie « soleil levant », une traduction similaire à celle de Nihon (« origine du soleil »), que les Japonais utilisent pour désigner le Japon.
Le saviez-vous ?
Matsujiro Miyasaki, propriétaire d’un magasin de vêtements et de nourritures sur la rue Powell, a l’habitude de nourrir ses joueurs de tamago-meshi, un plat à haute énergie d’œufs sur riz préparé dans son magasin.
Avec les années, trois frères, Mickey et Eddie Kitagawa et Yo Horii, forment, avec Yosomatsu Nishizaki, le noyau de joueurs de l’équipe. L’entrepreneur Yosomatsu Miyasaki devient le premier gérant et entraîneur de l’équipe, un mandat qu’il défend jusqu’en 1917. Selon le Musée national du patrimoine nikkei, l’Asahi consolide son statut d’équipe dans ses premières années d’existence en jouant contre « des débardeurs de la région, des pompiers et des équipes provenant du long de la côte et des terres intérieures de la Colombie-Britannique ».
Lorsque les Nippons de Vancouver se dissolvent, en 1918, l’Asahi hérite de ses meilleurs joueurs et devient la seule équipe canado-japonaise de la ville. L’équipe maintient en tout temps trois équipes de niveau junior, ce qui lui permet de cultiver ses jeunes talents à même l’organisation et d’assurer que son équipe sera capable de se mesurer à des équipes établies depuis longtemps.
La saison de 1919 culmine avec le premier grand accomplissement de l’équipe : une victoire au niveau amateur de la Vancouver International League. À cette époque, l’Asahi commence à attirer l’attention d’autres joueurs d’équipes nikkei environnantes et à croître en popularité au-delà de la communauté japonaise. Ainsi, en 1920, près de la moitié de l’équipe d’élite de niveau senior de Vancouver est composée de joueurs d’origine japonaise.
Ligues de Vancouver
Il existe de nombreuses ligues et associations de baseball en Colombie-Britannique et le long de la côte du Pacifique au début du 20e siècle. De 1918 à 1919, l’Asahi joue au sein de la Vancouver International League; l’équipe gagne même le championnat en 1919. Après une saison à la Vancouver City League, en 1920, l’Asahi rejoint la Vancouver Terminal League, où elle restera jusqu’en 1926.
L’Asahi connaît trois saisons houleuses au sein de la Vancouver Senior League (1927-1929), où il est aux prises avec des équipes d’anciens joueurs professionnels et un arbitrage injuste. Pour ces raisons, l’équipe finit chacune de ses saisons en dernière position. Cette débandade motive l’équipe à retourner à la Vancouver Terminal League, de 1930 à 1935. L’année suivante, les joueurs rejoignent la Vancouver Commercial League, pour ensuite changer au profit de la Vancouver Burrard League en 1938. L’Ashati y joue jusqu’en 1941. L’équipe est dissoute en 1942, lorsque tous les Canadiens d’origine japonaise vivant sur la côte du Pacifique sont internés durant la Deuxième Guerre mondiale (voir Internement des Canadiens d’origine japonaise).
Tournée
L’Asahi joue régulièrement contre les autres équipes nikkei de la région, traversant parfois la frontière états-unienne vers Seattle ou Tacoma, dans l’État de Washington. De ces matchs amicaux naît le Pacific Northwest Japanese Baseball Championship, la première édition de celui-ci se déroulant en 1928 et réunissant 11 clubs nikkei. L’Asahi y remporte cinq victoires consécutives, de 1937 à 1941.
En septembre 1921, certains joueurs de l’Asahi et d’autres clubs de Vancouver et de Seattle forment l’équipe d’élite de l’Asahi, les Asahi All-Stars. Elle part en tournée au Japon, où elle joue contre des équipes universitaires de part et d’autre de l’archipel. Les membres d’Asahi restés à la maison continuent à jouer sous la bannière des Tigres d’Asahi durant la saison de 1921.
Le saviez-vous ?
En mai 1935, la première équipe de baseball professionnelle du Japon, les Géants de Tokyo (aujourd’hui appelés les Géants et Yomiuri) disputent un tournoi contre l’Asahi à Con Jones Park, à Vancouver-Est. Un compte-rendu publié dans le Sun mentionne Reg Yasui, le « brillant receveur et gérant de l’Asahi, qui a empêché trois Géants de Tokyo de voler le deuxième but au cours du premier match du tournoi ».
« Brainball »
Pour tirer son épingle du jeu dans la Vancouver Terminal League, l’équipe se tourne vers Harry Miyasaki, qui est engagé comme gérant en 1922. Grâce à cet ancien membre de l’équipe du championnat de 1919, le club Asahi trouve sa stratégie gagnante, un style de jeu appelé « brainball », ou « smartball », par la presse vancouvéroise.
Dans les années 1920, le baseball est mené par des joueurs athlétiques qui dominent le jeu avec des coups de circuit ou des coups généralement puissants. Le « brainball », quant à lui, se trouve de l’autre côté du spectre et est développé par Harry Miyasaki de façon à déjouer la force brute des autres équipes. Le club, composé de joueurs de plus petite stature et ayant moins de puissance de frappe, revient aux bases et concentre son offensive sur la vitesse. Essentiellement, ce style de baseball dépend d’un travail d’équipe et d’une exécution impeccable des techniques de but volé et d’amorti pour faire avancer ses joueurs d’un but à l’autre et leur permettre de marquer des points. L’équipe affine ces techniques et s’y tient avec une discipline martiale. Des mots du Musée national du patrimoine nikkei :
« Harry Miyasaki a entraîné ses joueurs de façon à ce qu’ils puissent placer des amortis avec précision partout sur le terrain. Les coureurs se tenaient toujours prêts dans les buts, sous la clameur des “otose!” [“amortis!”] lancés par les autres membres de l’équipe. Avant que le bâton n’ait touché la balle, ils s’élançaient, prêts à avancer de deux buts par amorti. »
Le travail acharné et la détermination de l’équipe amènent des résultats probants : le club mène la ligue avec son nombre d’amortis et de buts volés. Ce style de jeu, bien qu’il ne soit pas très répandu à l’époque, est on ne peut plus divertissant et efficace. Comme l’écrit le Vancouver Sun en 1926, « Harry Miyasaki a inculqué à ses joueurs les subtilités du sport qu’aucun autre club de niveau amateur n’a davantage exploitées. » En 1928, l’équipe gagne un match 3 à 1 sans même ne jamais vraiment frapper la balle; ils marquent leurs points à force de coups « sacrifice », de vols de but, de buts sur balle et grâce aux erreurs commises par l’équipe adverse.
En maîtrisant le style de jeu inventé par Harry Miyasaki, l’Asahi réussit à remporter le titre de champion de la Vancouver Terminal League en 1926, 1930, 1932 et 1933. Elle conserve la même stratégie jusqu’à sa dissolution forcée, en 1942.
Popularité
Le succès de l’équipe crée l’engouement auprès des foules japonaises et blanches. Certains joueurs de l’Asahi sont invités à rejoindre les rangs d’équipes blanches, comme Roy Yamamura le fait avec les Arrows de Vancouver en 1931. À la fin des années 1930, l’Asahi est l’une des équipes les plus importantes de la ville, forte de ses victoires consécutives aux championnats de 1936 à 1941. Le Pacific Northwest Japanese Baseball Championship de 1941 constitue toutefois la dernière grande victoire du club.
Discrimination raciale
La population à prédominance protestante et caucasienne de Vancouver ne voit pas d’un bon œil l’arrivée des immigrants japonais au début du 20e siècle (voir Préjugés et discrimination). Pourtant, le nombre d’immigrants japonais accueillis annuellement dépend de quotas très bas : 400 personnes par an de 1907 à 1928 et 150 par année de 1928 jusqu’à 1940, année où l’on stoppe entièrement l’immigration japonaise.
Durant la Crise des années 1930, il n’est pas rare que le gouvernement provincial refuse d’accorder l’aide sociale aux Canadiens d’origine japonaise, en plus de limiter les emplois qu’ils peuvent accomplir. Le nombre de permis de pêche au saumon délivrés aux Canadiens japonais, par exemple, est progressivement réduit dès le début des années 1920, alors que nombre de bûcherons japonais se font refuser ou retirer leurs permis de coupe. Ces restrictions visent à maintenir la dominance économique des Blancs. Pour doubler ses torts d’un affront, le gouvernement n’accorde le droit de vote à la communauté canadienne japonaise qu’en 1948.
Le racisme antiasiatique atteint son paroxysme en 1907, lorsqu’une foule d’hommes blancs se comptant par milliers prend d’assaut le quartier chinois de Vancouver et fait son chemin, saccageant au passage les commerces et brisant les vitrines, jusqu’à l’enclave de la rue Powell. Certains membres de la communauté japonaise n’ont d’autre choix que de se défendre et de passer à l’offensive pour limiter les dégâts dans la petite Tokyo.
Les joueurs d’Asahi sont évidemment les cibles de la violence en dehors des terrains de baseball, mais en s’impliquant au sein du sport lui-même, considéré comme un « sport de blancs », ils souffrent encore plus des manifestations du racisme. En effet, les adversaires d’Asahi ne se gênent pas pour manquer de respect aux joueurs durant les parties. Les gérants ne sont pas en reste, utilisant à satiété des termes racistes sur le terrain et pendant les matchs pour rabaisser l’équipe. Même les journaux locaux, le Vancouver Sun et le Daily Province, se mettent de la partie, publiant des articles multipliant les sobriquets racistes comme « Japs », « Nips » et « Little Brown Men ».
Dissolution et internement
Le 24 février 1942, soit 12 semaines après que les Japonais aient attaqué Pearl Harbor et Hong Kong, le Cabinet fédéral instaure la Loi sur les mesures de guerre pour faire déménager tous les Canadiens d’origine japonaise résidant à 160 km de la côte du Pacifique. En tout, ce sont quelque 22 000 hommes, femmes et enfants d’ascendance japonaise (dont 75 % sont citoyens canadiens) qui sont expulsés de leur demeure, de leur ferme et de leur commerce, et qui sont transportés dans des centres de détention et camps de travail.
L’internement touche les membres anciens et actuels de l’Asahi de Vancouver, les forçant ainsi à dissoudre l’équipe. Bien qu’ils soient envoyés dans des camps de travail un peu partout en Colombie-Britannique, plusieurs joueurs apportent leur gant et leur maillot d’équipe. Au printemps 1942, des vétérans de l’équipe Asahi forment des équipes, construisent un terrain et commencent à jouer au baseball avec les gardes et leurs compatriotes emprisonnés. Les différentes équipes dans la vallée du Slocan (dont les Lemon Creek All-Stars, qui sont entraînés par le lanceur de l’Asahi, Ty Suga) reçoivent éventuellement la permission de jouer les unes contre les autres. Leurs admirateurs reçoivent une permission similaire pour qu’ils assistent aux matchs tenus dans les autres camps. En 1943, le Slocan Valley Championship est organisé, d’où les Lemon Creek All-Stars sortent victorieux. Une équipe dirigée par le joueur de champ Kaye Kaminishi, quant à elle, organise des matchs contre les résidents du village voisin, Lillooet.
Kaye Kaminishi est le dernier membre vivant de l’Asahi de Vancouver. Apprenez-en plus sur sa vie à Vancouver, sa carrière au sein de l’Asahi et son internement dans « Un fier substitut ».
L’année 1949 sonne la fin de l’internement. Malgré tout, l’Asahi ne renaît jamais, la plupart des joueurs ayant déménagé ailleurs au Canada. En effet, il n’y a pas grand-chose qui les attend à Vancouver, leur propriété, leur commerce et leur demeure ayant été confisqués et vendus par le gouvernement fédéral.
Certains des joueurs plus jeunes rejoignent d’autres équipes canadiennes, comme les Nisei de Montréal (qui sont champions de la ville en 1949), les Nisei de Vancouver (champions de la ville en 1953) et les Honest Ed’s Nisei de Toronto.
Patrimoine
La fin de l’internement cimente aussi la mort de l’équipe d’Asahi. Ses membres se sont en effet dispersés de part et d’autre du Canada, et beaucoup ne reviendront jamais à Vancouver. En 1972, soit près de 33 ans après la dernière saison du club, on tient des retrouvailles au centre culturel canado-japonais de Toronto. D’importants membres de l’équipe, comme Roy Yamamura et Ty et Kaz Suga comptent parmi les invités présents.
À l’été 2003, les Blue Jays de Toronto accueillent des membres de l’Asahi dans le cadre d’une soirée commémorative, qui coïncide avec l’intronisation de l’équipe au Temple de la renommée du baseball canadien. La même année, l’Office national du film lance Sleeping Tigers : The Asahi Baseball Story, un documentaire portant sur l’équipe. En 2005, l’équipe est intronisée au British Columbia Sports Hall of Fame.
Le 26 août 2008, l’Asahi est reconnu comme événement historique national par le gouvernement du Canada.
Le Canadian Nikkei Youth Baseball Club est fondé en 2014 et tient sa première partie du patrimoine de l’Asahi. Deux ans plus tard, le club est renommé Asahi Baseball Association. L’Asahi organise des tournées bisannuelles au Japon pour les joueurs de 13 à 15 ans et organise des séances de perfectionnement pour les jeunes.
En septembre 2014, The Vancouver Asahi, du réalisateur japonais Ishii Yuya, est présenté en grande première au Festival international du film de Vancouver, où il remporte le prix du public. En 2019, Historica Canada lance une Minute du patrimoine sur l’Asahi mettant en vedette Kaye Kaminishi, dernier membre vivant de l’équipe. La même année, Postes Canada lance un timbre commémorant l’équipe.