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Intersectionnalité

L'intersectionnalité est une théorie féministe qui analyse les différentes formes d’oppression et les hiérarchies de pouvoir. En plus du genre, elle prend en compte plusieurs facteurs sociodémographiques et elle examine comment ces facteurs peuvent interagir de façon simultanée. Cette théorie permet de mettre en évidence les rapports de pouvoir qui existent entre différents groupes. Elle appelle à réfléchir sur les positions qu’une personne occupe et sur les privilèges dont elle dispose là où elle vit. La théorie de l'intersectionnalité suscite beaucoup d'intérêt et elle provoque des débats qui contribuent à faire progresser l'analyse dans les mouvements sociaux et féministes. (Voir : Les mouvements des femmes au Canada : de 1985 à aujourd’hui; Questions relatives aux femmes autochtones du Canada.)

Définitions de l'intersectionnalité

Le terme intersectionnalité est utilisé pour révéler la pluralité et l'entrecroisement des discriminations et des rapports de domination et d'oppression, soit l'exploitation d'un groupe social par un autre. L’analyse intersectionnelle suppose de prendre conscience de ses propres privilèges, définis comme des avantages non mérités qui résultent de notre situation personnelle par rapport aux autres. Même si l'exercice n'est pas toujours facile, il importe de nommer et de comprendre nos identités et nos privilèges. On peut par exemple identifier certains aspects de notre identité sur le plan de la race (voir Racisme), du sexe, de l’identité de genre, de la classe sociale, de l’orientation sexuelle, de l’aptitude physique (voir Capacitisme), de la religion, de l’âge, du statut d’immigration, du statut autochtone et déterminer quelles sont les caractéristiques qui constituent un privilège ou une oppression dans notre milieu.

L'intersectionnalité vise à comprendre comment les intersections de différentes caractéristiques individuelles mettent en place des expériences particulières d'oppression et de privilège. Les conséquences de ces caractéristiques sont souvent vécues de façon simultanée ― chaque facteur pouvant exercer une influence sur les autres. Par exemple, au Canada, en 2016, le revenu des femmes blanches non racisées était en moyenne inférieur à celui des hommes blancs (67 sous pour chaque dollar qu'un homme gagnait). L'inégalité s'accroît quand on observe le cas des femmes racisées qui gagnaient en moyenne 59 sous pour chaque dollar qu'un homme blanc faisait. Le revenu d’une personne peut donc être influencé par sa race en plus de son genre. ( Voir aussi Répartition des revenus.)

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Introduction à l'intersectionnalité
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(avec la permission de Chloloula et la Fédération autonome de l'enseignement)

Certaines féministes intersectionnelles appuient aussi le principe de la non-hiérarchisation des oppressions. Selon cette perspective, on ne peut pas classer en importance les différentes oppressions qui existent ― une approche égalitaire s’impose. Cependant, cet argument ne fait pas consensus auprès des théoriciennes féministes.

Origine du concept d'intersectionnalité

Les racines de l'intersectionnalité remontent au contexte américain post-esclavagiste. Des penseurs comme W.E.B. Du Bois, premier Afro-Américain à obtenir un doctorat de l’Université Harvard, discutent de la complexité des systèmes de domination en prenant l’exemple de la vie des Afro-Américains. D'autres ouvrages, comme Femmes, race et classe pavent la voie au développement de la théorie de l'intersectionnalité. Au point de départ, le projet de l'intersectionnalité vise à analyser l'oppression des femmes noires américaines à partir d'une position critique à l'endroit du féminisme blanc. (Voir aussi Communautés noires au Canada.)

La juriste américaine Kimberlé W. Crenshaw est l'auteure la plus souvent identifiée comme étant à l’origine du concept d'intersectionnalité. Dans un texte paru en 1989, elle analyse plusieurs poursuites judiciaires fondées sur la discrimination en milieu de travail aux États-Unis. Elle démontre que les plaintes des femmes noires tombent souvent entre les fissures du système parce qu'elles sont discriminées à la fois en tant que femmes et en tant que noires. Kimberlé W. Crenshaw introduit pour la première fois le concept d'intersectionnalité pour rendre compte de leur position complexe. Cependant, ce n’est pas la seule origine de cette théorie qui se base sur plusieurs courants de pensée, notamment le féminisme noir.

Critiques de l'intersectionnalité

Rapidement après la diffusion de ses textes fondateurs, l'intersectionnalité est devenue un concept incontournable dans les féminismes anglo-saxons. L'intersectionnalité se rallie avec les politiques de l'identité, une approche qui met l'accent sur les expériences d'injustice de différents groupes minoritaires.

Néanmoins, des critiques ont été soulevées. Cette théorie ayant émergé d'abord pour mettre en relief l'expérience des femmes noires américaines, la race serait donc la dimension implicitement la plus importante dans cette approche. Des féministes d'autres contextes expriment des réserves à l'endroit de cette théorie parce qu'elle serait inscrite dans le contexte américain qui n'a pas nécessairement une résonance universelle.

La critique marxiste de l'intersectionnalité porte sur l'absence d'une théorie qui permet d’expliquer les origines des relations de pouvoir et de l’oppression. Si l'analyse intersectionnelle permet de nommer et d'identifier les lieux où s'exerce la domination, elle n'en explique pas les causes. L'auteure Martha E. Gimenez rejette le principe de non-hiérarchie des oppressions pour défendre l'idée que la classe n'est pas équivalente à la race et au genre. Selon elle, certaines relations de pouvoir sont plus importantes et ont plus de conséquences que d'autres.

Jasbir K. Puar, théoricienne et professeure en études sur les femmes et le genre à l'Université Rutgers suggère de passer du concept d'intersectionnalité à celui d'assemblage. Celui-ci vise à faire éclater les catégories de la représentation. Selon elle, l'intersectionnalité n'a pas réussi à déplacer les femmes blanches de leur position prédominante du féminisme et les femmes racisées demeurent les « autres » du féminisme. Jasbir K. Puar s'interroge sur l'idée que l'analyse intersectionnelle puisse traverser les frontières nationales et régionales pour s'appliquer partout. À cette question, elle répond que dans la mesure où les catégories privilégiées de l'analyse intersectionnelle sont le produit d'agendas coloniaux et de régimes de violence spécifiques, il est possible que le voyage de l'intersectionnalité en dehors de son cadre d'origine soit une autre façon d'imposer des modèles théoriques occidentaux au reste du monde. (Voir aussi Impérialisme.)

D'autres enjeux se présentent dans l'application de l'intersectionnalité, comme la multitude de termes différents qui sont utilisés, qu'il s'agisse des intersections, des systèmes de privilèges et d'oppression entrecroisée, des oppressions simultanées, des inégalités imbriquées, etc. Ces nombreuses interprétations peuvent créer une impression d'imprécision et d'ambiguïté, mais cela peut aussi être vu comme une force.

Exemples d’approches intersectionnelles au Canada

Plusieurs groupes qui travaillent sur le terrain ont intégré l'intersectionnalité dans leur coffre d'outils. Par exemple, le regroupement Hébergement Femmes Canada fait l'analyse que les mécanismes actuels de réponse à la violence faite aux femmes et aux personnes de divers genres n'ont pas réussi à réduire de manière significative les niveaux de violence. (Voir Violence familiale.) De plus, le groupe constate que les personnes ayant le moins accès aux services connaissent les taux de violence les plus élevés. C’est surtout le cas de celles qui vivent dans les zones rurales et isolées ainsi que des populations autochtones (voir Femmes et filles autochtones disparues et assassinées au Canada). C’est également le cas des personnes en situation de handicap (voir Capacitisme), racisées, noires (voir Racisme), non conformes au genre, trans (voir Identité de genre) et migrantes (voir Immigration irrégulière au Canada).

Un autre groupe, la Fédération autonome de l’enseignement, a invité six femmes à produire cinq bandes dessinées pour faire découvrir le féminisme intersectionnel. Ces BD illustrent les discriminations multiples qui peuvent être vécues comme la grossophobie, le racisme, la transphobie ou le sexisme.

Le gouvernement du Canada s'est engagé dans le développement et la mise en application de politiques publiques intersectionnelles. C'est notamment le cas avec l’analyse comparative entre les sexes « plus » (ACS+), qui permet d’évaluer les inégalités systémiques et les effets éventuels des politiques gouvernementales sur les femmes et les hommes de différents horizons. Le Centre des statistiques sur le genre, la diversité et l’inclusion, qui fait partie de Statistiques Canada, permet de produire les données croisées nécessaires à la réalisation de l’ACS+. Comme dans la plupart des pays, l’intégration de l’intersectionnalité dans les politiques canadiennes est encore à ses premiers stades, l’ACS+ constitue néanmoins un exemple concret de son application.