Traditionnellement, les Inuits étaient un peuple semi-nomade adapté à un paysage et à un climat particulièrement rudes. Les premières formes d’art sont généralement à caractère fonctionnel : têtes de harpon, couteaux, vêtements, abris, masques et autres objets à utiliser lors de rites chamaniques. L’art tel que nous le définissons – dessins, peintures et sculptures dont le but premier est esthétique et social – n’est en général pratiqué par les Inuits qu’au moment où leur mode de vie traditionnel commence à disparaître, soit dans les années 1950. L’art inuit, qui en est aujourd’hui à sa deuxième et troisième génération d’artistes modernes, a su se tailler au fil du temps une place de choix sur la scène artistique internationale.
La culture dorsétienne
La culture dorsétienne, apparue entre l’an 700 et l’an 500 avant notre ère, peut être désignée comme la première culture autochtone de l’Arctique à habiter le territoire qui est aujourd’hui le Canada. Les historiens croient que l’art dorsétien aurait pu avoir une fonction magique ou religieuse. Il se caractérise par un savoir-faire perfectionniste et un esthétisme raffiné, dont le masque miniature de Tyara constitue un exemple parfait.
Pitseolak Ashoona
L’artiste inuite Pitseolak Ashoona est née dans une tente de peau, quelque part entre 1904 et 1908. C’était pendant une transhumance printanière de sa famille, qui partait de Salluit, au Nunavik, une portion du Québec arctique, et se rendait sur la berge sud de l’île de Baffin (Qikiqtaaluk). Cela se passait à une époque où les Européens n’avaient encore qu’un impact minime sur le Grand Nord, et en un temps où les Inuits vivaient encore sur leurs terres ancestrales, dans une existence de subsistance semi-nomade, en pratiquant la chasse et le trappage. Le père de Pitseolak meurt au début des années 1920. Elle épouse alors Ashoona, un chasseur accompli. Elle continue de vivre selon le mode de vie traditionnel inuit. Elle voit aux besoins de son mari et de ses enfants. Elle confectionne les anoraks, les chaussures et les abris, tous indispensables à la vie dans l’Arctique. Longtemps après la mort de son mari, elle vit dans la relativement jeune communauté de Cape Dorset (Kinngait). C’est seulement alors qu’elle s’implique dans le programme d’art et d’artisanat mis de l’avant par James et Alma Houston. Pitseolak Ashoona est de cette toute première génération d’artistes inuits accomplis, travaillant à temps plein à leur art. Son travail s’enracine profondément dans la vie et les légendes de son enfance et de sa jeunesse. Le travail très salué de Pitseolak lève le voile sur un mode de vie traditionnel inuit largement disparu.
Kenojuak Ashevak
Comme Pitseolak Ashoona, Kenojuak Ashevak grandit sur la terre au sein d’une famille traditionnelle semi-nomade. Son père est un chaman respecté qui dit pouvoir prédire le temps et se transformer en animaux. Atteinte de tuberculose, Kenojuak Ashevak est hospitalisée pendant trois ans à l’établissement Parc Savard, dans la ville de Québec, après quoi elle revient s’établir à Cape Dorset. Là-bas, elle travaille dans les ateliers de gravure de James Houston et s’implique au sein de la West Baffin Cooperative. Les œuvres de l’artiste, avec leurs motifs fascinants imprégnés d’un sens aigu des lignes, ne tardent pas à se populariser. Le hibou enchanté, œuvre emblématique de Kenojuak Ashevak, montre une chouette tachetée pourpre coiffée de plumes aux coloris passant de l’orange flamboyant à un ton plus foncé. Dans Wolves in Spring (Loups au printemps), des loups se glissent à l’avant-plan, tandis que se détachent derrière eux des collines tachetées de mauve entre lesquelles coule une rivière à la verticale. Dans l’une comme dans l’autre de ces œuvres, on a le sentiment que les animaux font partie d’un rêve ou d’une vision.
Annie Pootoogook
Alors que les œuvres de Pitseolak et de Kenojuak ouvrent une fenêtre sur la vie traditionnelle sur la terre et sur la mythologie inuite ancienne, les créations d’Annie Pootoogook et de Shuvinai Ashoona, elles, sont profondément enracinées dans la réalité de la vie contemporaine des Inuits.
Les dessins d’Annie Pootoogook dépeignent la vie quotidienne ordinaire dans l’Arctique. Celle-ci est traitée aussi dans ses aspects plus troubles, que l’artiste connaît bien : aliénation, dépression, toxicomanie. Le tableau The Homecoming (le retour au bercail,– 2006), par exemple, représente les membres d’une grande famille multigénérationnelle, incluant des vieilles femmes et des nourrissons emmaillotés. Ils sont tous habillés en tenue hivernale et ils attendent dans ce qui semble être une gare d’autocars déserte. On entrevoit, par la fenêtre, des camions sur un terrain enneigé. Dans Memory of My Life Breaking Bottles (2001–2002), un personnage passablement austère fracasse des bouteilles sur le mur extérieur d’une maison. La rage contenue dans Memory of My Life Breaking Bottles (souvenirs de ma vie en train de casser des bouteilles) provient des frustrations découlant de la lutte de l’artiste contre l’alcoolisme et de l’impression décourageante de vivre dans le désespoir, sans but et sans soutien.
Shuvinai Ashoona
Le travail de Shuvinai Ashoona, par contraste, oscille entre des paysages de l’Arctique intriqués et complexes, presque abstraits, des versions surréalistes de la vie contemporaine, et des éléments de mythologie fantasmagorique – ces deux derniers se manifestant souvent de concert. Dans Untitled (Angel Bringing Tools) (sans titre – un ange apportant des outils, 2006–2007), une figure ailée de couleur jaune tenant dans ses bras un jeu d’outils inuits traditionnels se tient au premier plan. En arrière-plan, sont posés, sur un rocher, un aigle les ailes grandes ouvertes et un hibou blanc. Fantomatique et onctueux, Untitled (End of Worlds) (sans titre – la fin des mondes, 2011) nous montre un petit cercueil avec un corps visible à l’intérieur. Ce petit cercueil se déplace sur des roulettes, qui sont les globes de tous les différents mondes. Le petit cercueil roule sur le fond océanique, et des poissons nagent au-dessus de lui. Ashoona s’est associée à des expositions communes et à des travaux collaboratifs avec l’artiste visuelle Shary Boyle, qui travaille à Toronto. Ceci montre, si nécessaire, à quel point les artistes inuits des plus jeunes générations sont intimement intégrés dans le vaste monde des arts canadiens et internationaux. Le titre turlupiné et rigolo InaGodadavida (2015) est une allusion à une chanson culte de 1968 de l’orchestre d’acid-rockIron Butterfly. Le tableau collectif InaGodadavida combine l’engouement d’Ashoona et de Boyle pour le fantastique et le psychédélique. On a une pieuvre flottante, une rivière noire, une planète rouge, un ciel étoilé, et une femme énorme avec la sphère obscure de la tête d’un bébé lui émergeant d’entre les jambes. Le travail d’Ashoona n’est ni nostalgique ni désespéré. Il met de l’avant l’idée que la vision du monde puissante et chamanique des Inuits a tout simplement sa place à prendre dans la vie du XXI e siècle.