Au cours de la première moitié du 20e siècle, la poliomyélite, aussi appelée polio ou maladie paralysante, a touché le Canada plus sérieusement que nulle part ailleurs. Les épidémies de polio successives ont atteint un sommet en 1953. Heureusement, avant ce moment-là, les chercheurs des laboratoires de recherche médicale Connaught de l’ Université de Toronto ont fait des découvertes majeures qui ont permis au chercheur et virologue américain Jonas Salk de créer le premier vaccin contre la polio. Les laboratoires Connaught ont également résolu le problème que représentait alors la production de vaccins à grande échelle. Le Canada a aussi joué un rôle important dans la mise au point du vaccin oral contre la polio et dans les efforts internationaux pour éradiquer cette maladie.
Cliquez ici pour obtenir la définition des mots-clés utilisés dans cet article.
Qu’est-ce que la polio ?
La poliomyélite est une maladie infectieuse causée par le poliovirus. Ce virus n’affecte que les humains et se propage facilement d’une personne à l’autre, en particulier les jeunes enfants. Il infecte d’abord l’intestin, généralement sans causer de symptômes, avant d’envahir le système nerveux. Là, le poliovirus peut s’attaquer aux neurones moteurs dans la moelle épinière qui lient les muscles au cerveau. En endommageant ces connexions, le virus peut causer divers degrés de faiblesse musculaire ou de paralysie. La polio affecte le plus sévèrement les muscles qui contrôlent la respiration.
Épidémies de polio au Canada
Dès la fin du 19e siècle, la polio devient une menace épidémique grandissante. Ironiquement, cette menace s’accroît à mesure que les normes sanitaires et de santé publique s’améliorent. En effet, ces nouvelles normes sanitaires réduisent la circulation naturelle et immunisante du poliovirus chez les enfants, en particulier dans les communautés moins densément peuplées. L’exposition au virus est donc de plus en plus retardée chez les enfants et les jeunes adultes, si bien que leur système immunitaire, lorsqu’infecté, n’arrive pas à résister au virus, qui s’infiltre alors dans leur système nerveux et cause la maladie paralysante. Les jeunes familles de la classe moyenne s’étant installées dans les nouvelles banlieues pendant le « baby-boom » de l’après-guerre y sont particulièrement vulnérables.
Le Canada connaît ses premières flambées localisées de polio dans les années 1910, tandis que les premières vagues épidémiques commencent vers la fin des années 1920. La maladie touche les provinces les unes après les autres : la Colombie-Britannique et l’Alberta en 1927, le Manitoba en 1928, l’Ontario en 1929 et en 1930 et finalement le Québec en 1931 et 1932. Une deuxième vague épidémique touche le Manitoba en 1936 et l’Ontario un an plus tard, causant 2 545 cas d’infections et quelque 119 décès. Une troisième vague de polio touche sévèrement le Manitoba et le Nouveau-Brunswick en 1941. La quatrième vague, qui sévit de 1946 à 1953, est la plus sévère, touchant toutes les provinces et même certaines régions de l’Arctique. En 1953, on compte 9 000 cas de polio et 494 décès au total.
Le saviez-vous ?
De nombreux Canadiens renommés sont touchés par la polio, dont les musiciens Neil Young et Joni Mitchell. Neil Young contracte la polio en 1951 à Omemee, en Ontario, quand il a cinq ans, tandis que Joni Mitchell est infectée en 1952 à Saskatoon, en Saskatchewan, quand elle a neuf ans.
La plupart des gouvernements provinciaux aident à couvrir le coût des soins en mettant sur pied des politiques pour le traitement de la polio et l’hospitalisation des souffrants. Les traitements les plus coûteux sont sans contredit les poumons d’acier dont certaines victimes ont besoin pour continuer à respirer. Pendant l’épidémie de 1937 en Ontario, une forte hausse des cas de paralysie respiratoire force la construction en urgence de 27 poumons d’acier dans les sous-sols de l’Hôpital pour enfants malades de Toronto. À l’apogée de l’épidémie de 1953 au Manitoba, au moins 72 poumons d’acier sont en fonction dans le même hôpital de Winnipeg.
Couverture d’octobre 1937 du magazine The Horizon.Une infirmière s’occupe d’un patient atteint de la polio et maintenu en vie dans un des poumons d’acier fabriqués dans le sous-sol de l’hôpital pour enfants malades de Toronto, lors de l’épidémie majeure de 1937 en Ontario.
Premières recherches pour un vaccin
Les communautés scientifiques, médicales et de la santé publique font des pieds et des mains pour comprendre les raisons derrière la hausse des cas de polio et améliorer sa prévention. Les médias et le grand public s’intéressent aussi beaucoup à ces questions. L’attention médiatique est amplifiée par les campagnes annuelles de financement La Marche des dix sous, aux États-Unis, qui soutiennent le traitement de la polio et la recherche d’un vaccin en ramassant des sous d’une porte à l’autre. La campagne La Marche des dix sous s’inspire de l’expérience personnelle du président Franklin D. Roosevelt, qui a eu la polio. Elle est organisée par la National Foundation for Infantile Paralysis (NFIP), établie par Roosevelt en 1938.
Une partie de l’argent amassé à la La Marche des dix sous traverse la frontière pour se rendre jusqu’aux laboratoires de recherche médicale Connaught de l’Université de Toronto. Les fonds soutiennent en effet un programme de recherche élargi sur le poliovirus mené par Andrew Rhodes, éminent virologue britannique recruté par les laboratoires en 1947. Des subventions du ministère de la Santé publique fédéral et des sociétés d’ assurance-vie soutiennent aussi ces recherches.
Andrew Rhodes arrive au pays au moment où la recherche sur la polio prend du galon. Parmi les avancées-clés de l’époque, on découvre comment cultiver le poliovirus dans des éprouvettes. Cette innovation de 1949 vaut à une équipe de recherche bostonnaise un prix Nobel et, de façon plus importante, ouvre la voie à la création d’un vaccin contre la polio.
Contribution canadienne au vaccin Salk
Toujours vers la fin des années 1940, une équipe des laboratoires Connaught, composée des biochimistes Joseph Morgan et Helen Morton et du chercheur spécialisé dans les cellules souches Raymond Parker, développe le « médium 199 » dans le cadre d’une étude sur la nutrition des cellules cancéreuses. Il s’agit du tout premier milieu nutritif pour cellules de conception entièrement synthétique au monde. Contrairement aux milieux nutritifs traditionnels, composés d’un mélange de sérums animaux, le médium 199 est un composé chimiquement pur de 60 ingrédients. Cette pureté permet aux chercheurs de mesurer précisément les nutriments dont les cellules cancéreuses ont besoin ( voir aussi Produit biologique).
En 1951, Joseph Morgan suggère au biochimiste Arthur Franklin, nouveau venu dans l’équipe de recherche sur la polio des laboratoires Connaught, d’utiliser le médium 199 pour cultiver le poliovirus dans des cellules rénales prélevées sur des singes. La méthode fonctionne à merveille, offrant un milieu de culture synthétique idéal pour la création d’un vaccin pour les humains. Cette avancée accélère grandement le travail du virologue Jonas Salk, associé à l’Université de Pittsburgh. Ce dernier sollicite un approvisionnement de médium 199, avec lequel il prépare un vaccin inactivé contre la polio (VIP) pouvant être testé en toute sécurité sur des enfants.
Production du vaccin et essai pratique
L’autre grand défi que pose le vaccin contre la polio, soit sa production à grande échelle, est également résolu aux laboratoires Connaught. Leone Farrell élabore la « méthode de Toronto » en 1952-1953, qui consiste à cultiver le poliovirus dans de grandes bouteilles fixées sur une machine « berceuse » spécialement conçue à cette fin. Se basant sur ces progrès et sur ceux de Salk, la NFIP demande aux laboratoires Connaught de fournir le liquide renfermant le poliovirus en vue d’un essai pratique et à grande échelle du vaccin partout aux États-Unis, ainsi que dans certaines régions du Canada et de la Finlande.
Cette vaste expérience implique 1,8 million de « pionniers de la polio », qui sont majoritairement des enfants en deuxième et troisième année du primaire. Un tiers de ceux-ci reçoit le vaccin, l’autre tiers reçoit une dose de médium 199 en guise de placébo, et le reste est soigneusement observé. L’essai est conçu selon le principe du triple insu, ce qui signifie que ni les enfants ni les chercheurs impliqués dans l’étude ne savent qui a reçu le vaccin, le placébo ou aucun des deux.
Les laboratoires Connaught produisent quelque 3000 litres de liquide contenant le poliovirus pour cet essai. Le virus est expédié à deux sociétés pharmaceutiques américaines qui s’occupent de l’inactivation, de la préparation et des tests finaux pour que les vaccinations puissent commencer en avril 1954. Entre-temps, les laboratoires Connaught préparent le vaccin complet en vue de son introduction hautement supervisée au Canada.
Ce sont les chercheurs du Centre d’évaluation du vaccin contre la poliomyélite de l’Université du Michigan qui mènent l’essai pratique. Ils effectuent également une évaluation complexe et impartiale de l’efficacité du vaccin. Le Centre analyse les données amassées par des milliers de médecins, de professionnels de la santé et autres experts provenant des 21 domaines d’études de l’essai. Aux États-Unis, l’essai a lieu dans 44 États différents.
Le 12 avril 1955, les résultats tant attendus de l’essai pratique sont enfin annoncés. Les gros titres internationaux déclarent : « Il fonctionne ! » Le vaccin en effet s’avère efficace dans une proportion de 60 à 90 % contre les trois types antigéniques du poliovirus qui se trouvent dans la nature et causent des infections. Son utilisation est immédiatement autorisée aux États-Unis et au Canada.
Une infirmière tient un exemplaire du Toronto Telegram du 12 avril 1955, qui rapporte les résultats de l’essai pratique du vaccin élaboré par Salk ; le vaccin arrive toutefois trop tard pour cet homme atteint de polio qui doit désormais utiliser un respirateur portatif.
Lancement du vaccin
Une fois homologué, le vaccin est mis en marché à la hâte par des producteurs commerciaux américains, avec peu de contrôle gouvernemental. Au Canada, les gouvernements fédéral et provinciaux se partagent l’ensemble des coûts du vaccin et le distribuent gratuitement aux enfants. Les États-Unis connaissent un revers majeur le 25 avril, lorsque des rapports alarmants faisant état d’infections de polio chez des enfants vaccinés conduisent à la découverte que certains lots du vaccin produits par les laboratoires Cutter en Californie n’ont pas été complètement inactivés. Avec plus de 79 cas de polio liés directement au vaccin, le Directeur du Service de santé publique des États-Unis fait rappeler tous les vaccins des laboratoires Cutter et met en place un système national de surveillance de la polio. Le 7 mai, le pays suspend l’entièreté de son programme de vaccination.
Au nord de la frontière, il y a débat sur les mesures à prendre. Malgré une certaine résistance du premier ministreLouis St-Laurent, le ministre de la Santé Paul Martin père (lui-même une victime de la polio, tout comme son fils Paul Martin) décide de poursuivre la vaccination contre la polio au Canada. Sa décision est guidée par les conseils d’experts et par le fait qu’il n’y a eu aucun cas d’infection avec les vaccins des laboratoires Connaught, les seuls utilisés au Canada. L’utilisation et l’évaluation du vaccin au Canada démontrent également son innocuité et son efficacité. Cela ouvre la voie à une reprise des vaccinations aux États-Unis dès juillet 1955.
En outre, le succès du programme de lutte contre la polio au Canada contribue à assurer l’utilisation future du vaccin dans le monde entier pour éradiquer la polio. En particulier, à mesure qu’ils produisent davantage de vaccins, les laboratoires Connaught peuvent les exporter dans des pays qui n’ont pas encore les moyens de les produire eux-mêmes. En 1959, les laboratoires Connaught introduisent de nouveaux vaccins combinés qui ajoutent le vaccin contre la polio à ceux prévenant la diphtérie, le tétanos et la coqueluche. Cela permet d’élargir et de simplifier les programmes d’immunisation canadiens, en particulier chez les adultes.
Vaccin oral contre la polio
Malgré son efficacité, le VIP souffre d’une utilisation limitée dans certains pays, en particulier ceux en voie de développement, en raison de son coût et du besoin de l’injecter. Afin de surmonter ces obstacles, des chercheurs développent une nouvelle version du vaccin qui est plus facile à administrer et moins coûteuse. Dès la fin des années 1950, le chercheur américain Albert Sabin travaille à la création d’un vaccin contre la polio qui développerait une immunité dans l’intestin, où le poliovirus se reproduit naturellement. Son but est de cultiver avec soin des souches de poliovirus affaiblies et de les administrer par voie orale avec une cuillère.
Les laboratoires Connaught travaillent en étroite collaboration avec Albert Sabin pour produire le vaccin oral contre la polio (VOP) à l’aide de ses souches affaiblies. En 1962, après une série inédite d’essais rigoureux et de démonstrations sur le terrain dans plusieurs régions du Canada afin d’évaluer la stabilité, la sécurité et l’efficacité du vaccin, le VOP de Connaught est homologué. Peu après, de nombreuses provinces, de même que les États-Unis, délaissent le VIP au profit du VOP. Les deux vaccins fonctionnent bien, mais en tant que vaccin vivant, le VOP peut dans de très rares cas causer des infections si les souches affaiblies redeviennent virulentes. Cela étant dit, dans les zones où le poliovirus sauvage circule encore, les fonctionnaires de la santé publique sont prêts à accepter le risque minime qui accompagne l’utilisation du VOP.
Au début des années 1990, le programme d’éradication de la polio de l’Organisation mondiale de la santé devient un succès dans les Amériques. Le Canada, les États-Unis et la plupart des autres pays reviennent donc à la version injectable du vaccin, le VIP.
Importance
Les laboratoires Connaught, qui répondent aujourd’hui au nom de Sanofi Pasteur Canada, ont joué un rôle majeur dans la mise au point du VIP et du VOP. De son côté, le gouvernement canadien a été un chef de file dans le financement du programme mondial d’éradication de la polio. Cette initiative, inspirée par l’éradication de la variole en 1979, a réduit l’incidence mondiale de la polio de 300 000 cas en 1988 à moins de 40 aujourd’hui.