Le 1er septembre 1939, l’armée allemande envahit la Pologne, et la Deuxième Guerre mondiale éclate. Donald Macdonald, ministre fédéral du Cabinet qui n’était à l’époque qu’un tout jeune garçon vivant à Winnipeg, se souvient de ne jamais trop s’éloigner de la radio chez ses grands-parents, écoutant anxieusement les reportages de la CBC sur l’invasion nazie. « Même à l’âge de sept ans, j’étais en mesure de comprendre que le monde venait de changer, et pour le pire. »
Les six longues années de la guerre amènent de nombreux changements dans le monde et bouleversent à jamais le Canada. Plus d’un million d’hommes et de femmes canadiens revêtent l’uniforme militaire, pour un pays qui n’en compte pourtant que 11 millions. Les jeunes Canadiens sont parmi les plus affectés, puisque leurs voix demeurent inaudibles dans la cacophonie de la guerre. Les enfants ne laissent que peu de documents écrits, et leur contribution est parfois laissée de côté par les historiens. Il n’en reste pas moins que la guerre a un impact considérable sur leur famille et leur vie.
Nouvelles responsabilités
Les enfants doivent faire face à la disparition d’adultes qui leur sont proches dès le début de la guerre. Leurs grands frères, leurs oncles et leur père s’enrôlent dans l’armée, et sont envoyés à l’autre bout du pays ou encore outre-mer. Leurs enseignants délaissent peu à peu la salle de classe pour se joindre aux forces armées. De civils en vêtements ordinaires, ils deviennent des héros en uniforme, et parfois même des martyres. Il arrive parfois que les blessés reviennent en boitant, le bras en écharpe ou encore amputés d’un membre. Des cicatrices apparentes et des dommages psychologiques, invisibles, changent profondément les vétérans. Les enfants et les adolescents ont constamment peur pour ceux qu’ils aiment.
Pendant que leur père et leurs frères se trouvent sur les lieux du conflit, on attend des enfants qu’ils aident à entretenir la maison. De nouvelles tâches leur incombent, qu’il s’agisse de cuisine ou de ménage. Des mères se mettent à travailler en tant que col blanc ou col bleu, laissant le soin à leurs aînés de s’occuper des enfants plus jeunes. On trouve dans les journaux des offres d’emploi pour de l’entretien ménager ou de l’aide pour garder des enfants. De jeunes filles parfois à peine âgées de 10 ou 12 ans sont engagées pour ces postes; ce sont des responsabilités qu’elles doivent ajouter à leurs devoirs et à leurs autres tâches.
Les écoles sont placardées d’affiches encourageant les élèves à collaborer, à éviter de divulguer inconsciemment de l’information qui pourrait être utile à l’ennemi et à se méfier des espions. Les professeurs donnent des cours sur la guerre et sur la manière dont le Canada pourra contribuer à combattre l’ennemi. À l’occasion, lorsqu’un jeune s’absente de l’école quelques jours, ce sont eux qui doivent expliquer à la classe que l’élève en question a besoin d’une période de congé pour se remettre de la perte d’un proche tué à la guerre. Malgré tout, on ne peut laisser chuter le moral. Il y aura toujours l’Angleterre et Dieu sauve le roi sont chantées avec ferveur. Personne ne veut être accusé de manquer de patriotisme.
Contribuer à l’effort de guerre
On fait à l’époque la promotion des Jardins de la victoire. Tant à l’école qu’à la maison, partout où il est possible de trouver une parcelle de terre vierge, les enfants sèment des graines et prennent soin de leurs légumes. Chaque botte de carottes, chaque pot de confiture leur sont présentés comme un coup porté aux nazis. Les enfants des zones rurales, qui se prêtent à des travaux de ferme exténuants, dédaignent les petits jardins des villes.
Le recyclage est également promu comme étant essentiel à l’effort de guerre; on organise d’importantes collectes de résidus de papier et de métal, et le gras non utilisé est récupéré dans les cuisines. Certains enfants versent des larmes lorsque les pièces d’artillerie de la Première Guerre mondiale récupérées sur les champs de la bataille de la Somme ou de la bataille de Passchendaele, ayant servi de sculptures décoratives devant des bibliothèques ou des hôtels de ville ou d’incroyables modules de jeux, sont fondues pour en faire de nouvelles armes. On demande constamment aux Canadiens de réutiliser, de recycler; rien ne doit être gaspillé pendant une guerre.
L’argent accumulé grâce au gardiennage d’enfants et aux allocations est utilisé pour acheter des timbres d’épargne de guerre, vendus dans les écoles et les magasins, que les enfants peuvent acheter pour 25 ¢. Seize timbres suffisent donc à remplir une carte d’une valeur de 4 $, que l’on envoie ensuite au gouvernement fédéral. Les enfants reçoivent en retour un certificat d’épargne de guerre de 5 $, qui pourra être encaissé après la fin de la guerre. Les fonds amassés ainsi sont substantiels : dans la ville d’Edmonton seulement, au cours de l’année 1945, 41 926 $ sont investis dans des certificats d’épargne de guerre.
Les organisations des guides et des scouts travaillent plus fort que jamais, venant en aide aux familles de soldats laissées dans le besoin et, dans le cas des filles, tricotant des chaussettes et des foulards pour les militaires au-delà de l’Atlantique. Des correspondances par lettres, que ce soit avec des soldats, des marins, des aviateurs ou d’autres enfants, sont entretenues entre le Canada et la Grande-Bretagne.
Dans leur pays, les enfants canadiens vont à l’école aux côtés de plus de 7 000 enfants britanniques ayant été évacués de Grande-Bretagne, pour la plupart en 1940, année où l’on craint une invasion allemande. Ces « enfants invités » vivent avec des familles canadiennes. Certains d’entre eux se lient d’amitié pour la vie avec leurs parents, frères et sœurs adoptifs au Canada, tandis que d’autres sont forcés de travailler pour mériter leur pitance dans des conditions difficiles, sans recevoir la moindre affection. La plupart de ces enfants retournent vivre dans leur famille en Grande-Bretagne avant la fin de la guerre.
Allemands, Italiens et Japonais
Ce ne sont pas tous les enfants canadiens, cependant, que l’on autorise à participer à l’effort de guerre. Les Canadiens d’origines allemande ou italienne sont nargués, insultés ou attaqués. Il arrive que les victimes de ces brimades rétorquent, protestant qu’ils sont Canadiens au même titre que les autres, mais la plupart d’entre eux préfèrent essayer de se faire oublier et de ne pas attirer l’attention sur eux ou leur ascendance. Gloria Harris se souvient : « On ne nous laissait jamais, jamais oublier que nous étions étrangers. J’étais née dans ce pays et j’étais pourtant étrangère. »
Les Canadiens d’origine japonaise sont sévèrement persécutés après que le Canada est entré en guerre avec le Japon, en décembre 1941. Même les enfants comptent parmi les 23 000 Canadiens d’origine japonaise perçus comme des menaces pour la sécurité du pays; ils sont donc retirés de leur foyer, et envoyés par le gouvernement sur la côte de la Colombie-Britannique dans des communautés et des camps d’isolement. L’écrivaine canadienne d’origine japonaise Joy Kogawa immortalise l’époque de l’internement avec son roman Obasan, paru en 1981.
Culture et jeux
La guerre s’immisce dans la vie quotidienne des jeunes Canadiens. Des alarmes au cours desquelles l’électricité est coupée les préparent en cas d’attaques ou de bombardements ennemis (qui n’arriveront jamais au Canada), et créent un climat d’attente constant quant à une potentielle invasion des Allemands ou des Japonais. Des équipes sportives adoptent des noms militaires, tels que les Corvettes ou les Spitfires. Les livres jeunesse racontent des histoires de braves Canadiens combattant les Allemands. Les enfants apprennent par cœur les noms de champs de bataille célèbres, tels que Dieppe et Ortona, ceux des navires de guerre luttant pour protéger les bateaux marchands au cours de la bataille de l’Atlantique et ceux des avions Lancaster bombardant des villes allemandes.
On constate une hausse du nombre de bandes dessinées canadiennes pendant les années de la guerre, que l’on appelle les « blanches » à cause de leurs couvertures en couleur et des pages en noir et blanc. Les héros fictifs canadiens Johnny Canuck, Nelvana of the Northern Lights et Canada Jack combattent les nazis en plus des méchants habituels.
Il arrive également qu’on crée des jeux au temps de guerre. Une variation sur le thème du bon vieux Serpents et échelles paraît sous le titre Bombarder Berlin. On invente de nouveaux divertissements tels que Bombarder l’Axe, qui ressemble au bingo, ou encore le jeu bilingue Jeu de guerre. Des fusils jouets, des casques et des uniformes servent à combattre l’ennemi pendant les batailles mises en scène par les enfants.
Un Canadien raconte ce souvenir d’enfance : « Un jour, alors que mon oncle était revenu à la maison en permission, je me suis mis à parader en portant sa tunique; je désignais fièrement le “GS ” sur sa manche, heureux qu’il n’y ait pas de zombies dans notre famille! » Les « zombies » sont ces hommes qui refusent d’être envoyés outre-mer, mais qui se retrouvent enrôlés de force pour la défense nationale après l’adoption de la Loi sur la mobilisation des ressources nationales, au mois de juin 1940. Le « GS » sur la manche de l’uniforme signifie « Service général », tandis que les zombies, qui ont refusé de s’enrôler dans les forces envoyées outremer, sont méprisés et accusés de n’avoir aucune âme. Des innombrables jeux et démonstrations de fierté, l’auteur québécoisRoch Carrier raconte : « Ensuite, nous mourions tous en gémissant. Et lorsque nous avions fini de mourir, nous nous relevions pour commencer une nouvelle guerre. »
Les jeunes Canadiens vont au cinéma pour regarder leurs dessins animés et leurs comédies préférées, mais beaucoup d’entre eux se mettent à regarder des films de guerre tels que Madame Miniver, qui relate l’évacuation de soldats britanniques hors de Dunkirk, ou encore des films à sensations fortes comme Casablanca. Des émissions de radio comme L is for Lankey relatent les aventures des équipages Bomber Command aux prises avec les Allemands.
Pénuries et rationnement
À partir du milieu de la guerre, les familles canadiennes font face à des pénuries de sucre, de viande, de beurre et d’essence. On imprime des coupons de rationnement pour s’assurer que tout le monde en reçoive une quantité juste. Les conditions au Canada sont bien plus clémentes qu’en Europe, ravagée par la guerre, mais les enfants regrettent le manque de tablettes de chocolat ou de promenades en voiture à la campagne les dimanches.
Dans les grandes villes, particulièrement Ottawa, Toronto, Vancouver, Montréal et Halifax, on fait également face à une pénurie du logement. Les membres de la classe ouvrière doivent vivre à plus d’une famille dans un même logement, ou résider dans des garages, des sous-sols ou des greniers. Il n’est pas rare que trois enfants dorment dans le même lit. D’autres familles partagent leur demeure avec des travailleuses civiles ou du personnel militaire. Ces étrangers s’accommodent généralement assez bien de leur cohabitation, mais il peut être difficile pour un enfant de perdre un frère à la guerre et de le voir remplacé par un inconnu.
Dans les communautés rurales, les enfants sont témoins de la création de nouvelles pistes et d’écoles de pilotage pour le Programme d’entraînement aérien du Commonwealth, qui attire des aviateurs de partout au pays, dans tout le Commonwealth et aux États-Unis jusque dans leurs petites villes. Des Néo-Zélandais, des Sud-Africains et des Australiens, perçus comme incroyablement exotiques, parcourent les rues des villes et des villages. Le monde entier visite des communautés canadiennes, au sein d’un pays orné de 107 écoles de pilotage et de 184 unités auxiliaires, réparties sur 231 sites.
Adolescents
Si les petits sont occupés par toutes sortes de projets, on craint que les adolescents ne se pervertissent à cause d’un manque de supervision, conséquence de la guerre. La boisson, la danse et la fréquentation du sexe opposé sont vues comme autant de corruptions morales pour les adolescents. Des histoires selon lesquelles des bandes de jeunes se promènent la nuit dans les rues pour dérober des pneus et d’autres produits rationnés sont essentiellement des produits de l’imagination collective, mais certains cas hautement médiatisés semblent confirmer que les adolescents ne sont pas loin d’une dégénérescence morale. Des films à sensation, tels que Where Are Your Children?, montrent des parents perdant le contrôle de leurs adolescents en dérive, qui se retrouvent pris au piège de salles de billard, de balades sans but et d’autres activités répréhensibles.
L’anticonformisme parmi les adolescents atteint un sommet pendant la frénésie des zoot suits (ou costumes zoot). Suivant une mode apparue aux États-Unis, les jeunes se mettent à porter des costumes zoot : de larges pantalons cintrés à la taille et portés haut sur le corps de manière à créer un effet ballon, portés avec un manteau long avec des épaulettes, un nœud papillon de couleur vive et un chapeau à larges bords. Dans plusieurs grandes villes et particulièrement à Montréal, des tensions se font sentir entre les membres du personnel militaire et les adeptes du zoot. Protestant contre les autorités et l’effort de guerre en général, les zoots, antiguerre et anticonscription, sont souvent la proie de bandes anglophones et de membres du personnel militaire; des confrontations d’envergure ont lieu pendant les mois de mai et de juin 1944.
Perdre des êtres chers
Les enfants et les adolescents gardent précieusement les photographies en noir et blanc de leur père et leurs grands frères envoyés au front. Les appareils photo sont rares, et on ne trouve pas plus de quelques portraits dans les foyers. Les enfants consultent avec angoisse les actualités, qui sont diffusées juste avant les films, en quête d’un visage familier. Ils touchent du bout des doigts les souvenirs qui leur ont été envoyés par leurs frères et leur père depuis l’autre côté de l’Atlantique, qu’ils gardent au fond de leurs poches et qui ont pour eux une importance extrême. Les lettres qui leur parviennent sont lues maintes et maintes fois, et les jeunes Canadiens écrivent à leurs proches pour leur raconter leurs journées à l’école ou les sports qu’ils pratiquent et les livres qu’ils lisent, et pour leur témoigner combien ils ont hâte d’être enfin réunis.
Billie Housego, dont le père est envoyé outremer pendant plusieurs années, est impatient que la guerre se termine : « Pour que mon père revienne à la maison pour de bon, qu’il soit assis à table avec nous matin et soir, jour après jour ». C’est ce qu’espèrent des millions de jeunes personnes, bien que l’apparition de l’employé du télégraphe cause toujours une profonde angoisse. Les femmes, les grands-parents et les enfants espèrent avec ferveur qu’il ne s’arrête pas devant leur porte avec ce message du gouvernement : « Nous avons le regret de vous informer que… »
La guerre en Europe prend fin le 8 mai 1945, et les enfants font partie des millions de Canadiens qui sont transportés de joie. Beaucoup de jeunes sont fiers d’avoir fait leur part : des chaussettes tricotées, de l’aide apportée à leur famille à la maison ou sur la ferme, des ongles sales d’avoir trop jardiné et des montagnes de résidus de métal recyclé sont autant de traces de leur service de guerre.
Les célébrations, les chansons et les démonstrations de joie des familles sont freinées par le fait que certains de leurs voisins ne reverraient plus jamais un oncle, un frère ou un père. C’est parfois au sein même de la famille que le deuil se fait sentir. La douleur de ces pertes hante les jeunes Canadiens toute leur vie durant, tandis que d’autres n’oublieront jamais le soulagement de voir leur père ou leur frère franchir le seuil de leur maison.