Éditorial

Les illusions de la nation: mythes, mémoire et histoire canadianne

L'article suivant est un éditorial rédigé par le personnel de l'Encyclopédie canadienne. Ces articles ne sont pas généralement mis à jour.

Une nation est un groupe de personnes qui partagent les mêmes illusions sur elles-mêmes. Les universitaires décrivent ce phénomène en disant que les gens « s'imaginent une communauté ». Le romancier cyberpunk de Vancouver, William Gibson, lui, appelle cela une « hallucination consensuelle ». Quel que soit le nom qu'on leur donne, le premier avril est le jour tout indiqué pour réfléchir à certaines des illusions que les Canadiens entretiennent à leur propre sujet.

Par exemple, nous partageons l'illusion que nous ne connaissons pas suffisamment notre propre histoire. L'approche de la fête du Canada fait invariablement apparaître les résultats d'un nouveau sondage montrant combien sont rares les Canadiens qui peuvent nommer trois premiers ministres, réciter les paroles de l'hymne national ou répondre à quelque autre question ésotérique sur l'histoire de ce pays. Et ces constatations ne manquent pas d'entraîner les commentaires suivants : a) c'est bien triste; b) dans les autres pays, les gens en savent plus. Or, ces deux affirmations sont fausses. Les mêmes sondages, avec les mêmes résultats, sont publiés régulièrement aux États-Unis et, j'imagine, dans d'autres pays aussi. Peut-être que les Canadiens connaissent mal leur histoire, mais ils ne sont certes pas les seuls.

Le 7 novembre 1885, Donald Smith enfonce le dernier crampon de la voie ferrée du Canadien Pacifique (photographie de Ross Best & Co, avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada/C-3693).

Nous pensons également que, si nous en savions davantage sur notre histoire, le Canada serait « meilleur ». Nous tenons cette illusion d'une autorité tout à fait crédible, Jean Chrétien lui-même, qui, en 1999, alors qu'il était premier ministre, a affirmé : « Si l'histoire était mieux enseignée, le pays serait en meilleure santé. »

Cependant, aucune preuve ne permet de lier la connaissance du passé à une meilleure « santé » nationale. Je me souviens de l'enthousiasme à l'égard des « Études canadiennes » qui a balayé le système d'éducation dans les années 1970, alors qu'on croyait que ces cours allaient transformer tous les jeunes en encyclopédie canadienne ambulante. Résultat? Les sondages montrent que nous sommes tout aussi ignorants qu'il y a trente ans.

D'après moi, il ne s'agit pas avant tout de savoir si nous en savons assez sur notre propre histoire. Au fond, le vrai problème, c'est que le peu que nous en savons est souvent basé sur des mythes. Ces mythes ne sont pas des mensonges ou du moins, pas toujours. Ils seraient plutôt une expression simplifiée de ce que nous croyons qu'il est arrivé. Ce sont des récits que nous nous racontons parce qu'ils semblent incarner d'importantes valeurs culturelles.

Parmi les mythes nationaux que nous chérissons le plus figure celui du chemin de fer transcontinental. Un sondage (encore un!), réalisé en 2000, révèle que les Canadiens considèrent la construction du chemin de fer du Canadien Pacifique comme le deuxième plus important événement de notre histoire après la Confédération.

D'après la légende, le chemin de fer a permis l'existence du Canada en reliant une côte à l'autre à l'aide d'un « ruban d'acier ». La pose du dernier crampon en 1885, qui marque l'achèvement de la ligne, symbolise la naissance de la nation. Les photographies prises lors de cet événement sont considérées comme les plus célèbres de l'histoire canadienne.

Est-ce vrai? Oui et non. Le chemin de fer n'a pas été construit pour « créer » un pays, mais pour faire réaliser des profits à ses propriétaires. En effet, le premier directeur général a lui-même affirmé que le chemin de fer du Canadien Pacifique n'a été construit que dans le seul et unique but de rapporter de l'argent à ses actionnaires. Il a coûté extrêmement cher au Trésor public, qui a octroyé à ses constructeurs une généreuse subvention, dont une partie a été reversé au Parti conservateur pour lui permettre de se maintenir au pouvoir. En d'autres termes, il s'agit plus ou moins d'une énorme opération de blanchiment d'argent. De plus, il a été construit aux dépens des ouvriers immigrants et des Autochtones auxquels on a acheté les terres pour une bouchée de pain. Pourtant, il a été glorifié par des historiens romantiques comme notre « rêve national ».

Par ailleurs, le fait même qu'il existerait « une » histoire du Canada est un autre mythe que nous affectionnons beaucoup. Pourtant, nous ne partageons pas tous le même manuel. Par exemple, si vous demandez aux Autochtones de nommer l'événement historique canadien le plus marquant, je doute fort qu'ils vous parlent de la Confédération ou du chemin de fer. Ils risquent plutôt de placer en tête de liste le contact avec les Européens ou l'une des épidémies qui ont fauché un grand nombre de leurs ancêtres.

Nous aimons à penser, avec Jean Chrétien, que la connaissance de notre histoire favorise l'unité canadienne. En réalité, l'histoire consiste autant à oublier qu'à se souvenir. Par exemple, nous commémorons avec fierté l'histoire colorée de la GRC, particulièrement à la lumière des récents meurtres tragiques survenus en Alberta. Ce faisant, nous oublions qu'elle a été créée en tant que service secret pour espionner les Canadiens et réprimer des activités politiques légitimes. Ou encore nous décrivons notre société comme une « mosaïque » culturelle où règne la tolérance, en occultant le terrible racisme qui a été au cœur de la culture canadienne pendant des générations.

Il y a plusieurs histoires du Canada... autant que de personnes qui les racontent ou de perspectives choisies. Quel beau poisson d'avril que l'idée que, si tous les Canadiens connaissaient une même histoire, le pays serait plus uni. Le temps est révolu où un seul narrateur pouvait faire la somme d'une expérience nationale par définition complexe. La société canadienne en est bien trop diversifiée et, en réalité, elle l'a toujours été. De nos jours, l'histoire doit tenir compte de différentes perspectives et non faire l'objet d'« illusions nationales ».