Pendant longtemps, je n'ai su que penser des souvenirs du 11 novembre. Étudiant, je portais le coquelicot, demeurais silencieux aux assemblées à l'école et regardais les veuves déposer les couronnes au pied des cénotaphes. La grandeur du sentiment de sacrifice exprimé ce jour-là me touchait, mais mon esprit avait du mal à établir un lien avec mes souvenirs de famille : mon grand-père, affichant ses cicatrices et vociférant "Crête de Vimy!" telle une menace, et mon père, précipité dans l'alcoolisme et une mort prématurée à la suite des blessures de la Deuxième Guerre.
Que nous apprend le passé? Chaque novembre, plus de 13 millions de coquelicots embellissent les vestes, robes et chapeaux des Canadiens. Partout, les mots de l'officier médical canadien John McCrae, de Guelph, en Ontario, nous plongent dans la tristesse :
Son poème le plus connu, « In Flanders Fields », paraît pour la première fois dans Punch, en 1915 (ANC/C-19919). |
"Nous sommes les morts. Il y a quelques jours
Nous vivions, appréciions l'aube et admirions le couchant.
Aimant et aimés, nous connaissions l'amour.
Sous les champs des Flandres nous gisons maintenant."
Il nous faut tourner quelques pages d'histoire pour comprendre le sens véritable de ces mots. Peu de batailles ont marqué notre mémoire autant que celle des Flandres en 1917, à un endroit appelé Passchendaele.
Les historiens débattent encore des raisons qui ont conduit le feld-maréchal Douglas Haig à lancer cette tuerie. Son objectif immédiat était un plateau à peine visible, à partir duquel les forces alliées escomptaient une improbable percée vers les ports belges. Se déroulant sur ce que John Keegan qualifie de "surface affreuse, délabrée, trouée d'obus et mi-submergée", le saillant d'Ypres, en Belgique, le combat débute par un bombardement massif de quelque quatre millions d'obus et culmine le 31 juillet 1917.
Les Allemands perdent d'abord du terrain, puis lancent une contre-attaque meurtrière. Les pertes britanniques se chiffrent en dizaines de milliers de vies. Haig ordonne cependant des attaques répétées en août, septembre et octobre, gagnant chaque fois quelques centaines de mètres de boue gluante au prix de milliers de vies.
Les hommes meurent de diverses façons, mais surtout de tirs d'obus. Dans le pire des cas, ils sont complètement désintégrés, ne laissant aucune trace visible. Tout aussi mortel, le souffle des obus provoque des lésions internes, détruit les poumons et produit des hémorragies au cerveau et à la moelle épinière, ne laissant pourtant que quelques brûlures sur l'uniforme. Bien plus souvent, les éclats d'obus laissent des plaies qui, trop souvent, conduisent à l'amputation, décapitent ou mutilent. À tout cela, Passchendaele ajoute l'horreur particulière de mourir dans une marre de boue, "ce costume boueux de la décadence".
Passchendaele ajoute l'horreur particulière de mourir dans une marre de boue, "ce costume boueux de la décadence".(ANC). |
Même les inconditionnels de Haig affirment qu'il devrait arrêter, mais il persiste. Exténuées, les troupes britanniques, australiennes et néo-zélandaises se tournent vers les Canadiens.
À l'automne de 1917, le corps d'armée canadien est le plus efficace de l'armée britannique. Il remporte des victoires impressionnantes à la crête de Vimy, à Arleux, à Fresnoy et à la colline 70. Le commandant canadien, sir Arthur Currie, hésite à soumettre les Canadiens à l'inutile boucherie de Passchendaele. Il s'objecte d'abord, mais finit par se soumettre.
L'attaque canadienne commence le 26 octobre. Par petits groupes, les Canadiens se fraient un chemin à travers les barbelés et l'eau fétide qui remplit les trous d'obus. Neuf croix de Victoria seront plus tard décernées pour des actes individuels de bravoure, dont une au soldat Tommy Holmes qui, à lui seul, renverse deux mitrailleuses, capture un emplacement de tir abrité et fait 19 prisonniers.
Le 6 novembre, les Canadiens prennent d'assaut la crête nord du village de Passchendaele. Le 27e bataillon, originaire de Winnipeg, doit combattre au corps-à-corps avec les résistants désespérés et capturer le village. Dans un moment critique, le soldat James Robertson détruit un important poste de mitrailleuse, ouvrant ainsi une brèche qui permet à ses camarades d'entrer dans Passchendaele. Robertson, tué plus tard, reçoit la croix de Victoria.
Passchendaele (peinture de Alfred Bastien/Musée canadien de la guerre). |
La capture de Passchendaele coûte aux forces alliées 98 jours de combat et 250 000 victimes, dont 16 000 Canadiens. Le village n'est plus que poussière et débris de brique. En 1918, lors d'une attaque allemande, les alliés le cèdent sans riposter.
La plupart des soldats morts au cours de ces batailles sont inhumés en France ou en Belgique, là où ils sont tombés. Les familles éprouvées sont souvent elles-mêmes disparues, mais il est difficile de ne pas ressentir la tristesse de cette époque lointaine. Au souvenir de ce que Winston Churchill appelle "un malheureux gaspillage de vaillance et de vies d'une futilité inégalée", nous secouons la tête, tandis que l'inscription d'une mère sur la tombe de son fils nous brise le coeur : "Oh! Le toucher d'une main disparue et le son d'une voix éteinte."