Entre les années 1950 et 1990, le gouvernement canadien a répondu aux préoccupations en matière de sécurité nationale dues aux tensions avec l’Union soviétique durant la Guerre froide en espionnant et en dénonçant les personnes suspectées d’appartenir à la communauté LGBTQ et en les éliminant de la fonction publique fédérale. Ces personnes ont été qualifiées de subversives sur les plans social et politique et ont été considérées comme les cibles potentielles d’un chantage que pourraient exercer les régimes communistes pour obtenir des renseignements classifiés. Ces caractérisations ont été justifiées par des arguments selon lesquels les personnes entretenant des relations amoureuses avec des personnes du même sexe souffraient d’une « faiblesse de caractère » et avaient nécessairement quelque chose à cacher en raison de leur orientation sexuelle, celle-ci étant non seulement considérée comme étant un tabou, mais également comme étant illégale dans certains cas. En conséquence, la GRC a mené des enquêtes sur un large nombre de personnes. Plusieurs d’entre elles ont été licenciées, rétrogradées ou forcées de démissionner, même si elles n’avaient aucun accès à des renseignements de sécurité. Ces mesures n’ont pas été rendues publiques afin de prévenir les scandales et de garder le secret sur les opérations de contre‑espionnage. En 2017, le gouvernement fédéral a présenté des excuses officielles pour ses actions et politiques discriminatoires, ainsi qu’un plan de mesures d’indemnisation de 145 millions de dollars.
Contexte : espionnage pendant la Guerre froide
En 1945, la défection d’Igor Gouzenko, un chiffreur soviétique, révèle que le Canada a été infiltré par un réseau d’agents soviétiques œuvrant tant dans la fonction publique civile que dans des établissements militaires et scientifiques. (Voir Renseignement et espionnage.) En réponse, une commission royale est lancée. Elle découvre que des fonctionnaires canadiens transmettent des secrets d’État à des agents soviétiques. Le gouvernement réalise qu’aucun processus permettant de détecter des menaces à la sécurité n’est en place. En 1946, il établit donc un conseil de sécurité. Ce dernier est composé de comités secrets restreints au sein desquels siègent de hauts fonctionnaires et des membres de la GRC. Il a pour mission de tenter d’identifier les fonctionnaires dont la loyauté est mise en doute.
En 1948, une directive du Cabinet stipule qu’il faut faire preuve d’un « maximum d’attention » pour garantir que les employés du gouvernement sont dignes de confiance. L’enquête est confiée à la GRC. Celle-ci étend sa purge anticommuniste aux personnes ayant des comportements socialement stigmatisés. La GRC crée une nouvelle catégorie pour les personnes qui démontrent des « faiblesses de caractère ». Ce raisonnement est que les personnes qui jouent, commettent des adultères ou boivent en excès, par exemple, sont plus vulnérables au chantage parce qu’elles ont quelque chose à cacher.
La GRC élargit ce raisonnement à toute personne ayant des activités sexuelles considérées comme tabou. Les personnes lesbiennes, homosexuelles et bisexuelles ne respectent pas les conventions sexuelles de leur époque. On estime qu’elles sont plus susceptibles de violer les normes politiques. On les associe donc communément au communisme et à l’espionnage.
À cette époque, on considère généralement que les personnes ayant des relations homosexuelles sont atteintes d’une maladie mentale et qu’elles constituent une menace pour la société. La législation cible les rapports sexuels entre hommes, et en fait une infraction criminelle. (Voir Code criminel.) Elle rend également illégale toute activité pouvant potentiellement conduire à des relations sexuelles entre deux hommes. En 1953, la loi est étendue aux femmes. Ainsi, les hommes ou les femmes cherchant des occasions de socialiser avec des personnes du même sexe, par exemple en dansant, en se rassemblant dans un bar ou même en assistant à des fêtes privées, risquent d’être arrêtés.
Les lois relatives aux droits de la personne ne protègent pas les personnes contre toute discrimination sur la base de leur orientation sexuelle. Il est donc parfaitement légal de licencier quelqu’un en raison de sa sexualité. (Voir Droits des lesbiennes, des gais, des bisexuels et des transgenres au Canada.)
Les hommes gais, les lesbiennes et les personnes bisexuelles sont donc considérés comme des cibles facilement manipulables par des agents soviétiques. On estime alors que si on les menace de divulguer la nature de leur sexualité, ils feront n’importe quoi pour éviter cette humiliation, même au prix de la trahison de leur pays. Les médias traditionnels contribuent à répandre cette crainte dans le grand public. Par exemple, le Globe and Mail publie un article en 1955, dans lequel on peut lire :
« Ce que craint une personne homosexuelle normale, si l’on peut dire qu’une personne homosexuelle est normale, c’est d’être exposée, et non pas d’être punie. C’est pourquoi les personnes homosexuelles constituent un danger lorsqu’elles occupent des fonctions où l’on peut trouver d’importants secrets gouvernementaux. Ce n’est pas parce que ces personnes sont plus enclines à la trahison que d’autres, mais parce qu’elles sont plus vulnérables au chantage et pourraient trahir des secrets officiels afin de préserver leurs propres secrets intimes. »
Influence américaine
Les initiatives ciblant les fonctionnaires LGBTQ censés représenter une menace pour la sécurité nationale ne sont pas uniques au Canada. Aux États‑Unis, par exemple, le directeur de la CIA Roscoe Hillenkoetter déclare en 1950 :
« Le pervers moral est un risque de sécurité si grave qu’il doit être éliminé des emplois publics, quel que soit l’endroit où il travaille. Ne pas le faire ne peut que conduire à placer une arme entre les mains de nos ennemis. »
Le mot pervers est alors un terme péjoratif couramment utilisé pour qualifier les personnes LGBTQ. Toujours en 1950, un rapport intitulé « Employment of Homosexuals and Other Sex Perverts in Government » (Emploi des homosexuels et des autres pervers sexuels au sein du gouvernement) et soumis à un sous‑comité du Sénat américain conclut que le personnel LGBTQ2 ne peut pas être embauché par le gouvernement fédéral en raison de ses « actes dégradants, illégaux et immoraux ».
Le Conseil de sécurité du Canada se montre extrêmement sensible à l’égard des préoccupations de sécurité des États‑Unis. Donc, lorsque les États-Unis intensifient leur campagne d’élimination des personnes LGBTQ des postes du gouvernement fédéral au début des années 1950, le Canada en fait de même. L’un des premiers licenciements a lieu en 1952, lorsque l’on découvre qu’un homme travaillant à la Direction des communications du Canada et qui a intercepté des signaux radio en provenance de l’Union soviétique est gai. Bien que son honnêteté et sa loyauté ne soient pas en cause, les autorités craignent que des problèmes relatifs à sa sexualité ne compromettent les ententes de partage de renseignements conclues avec les Américains.
Identification et élimination du personnel LGBTQ
En 1952, une nouvelle directive du Cabinet sur la sécurité préconise que les contrôles de sécurité prennent en compte les « défauts de caractère » qui pourrait mener un employé à être « indiscret, malhonnête ou vulnérable au chantage ». Trois ans plus tard, une directive plus détaillée réaffirme cette position. Dans un même temps, le gouvernement canadien interdit aux fonctionnaires LGBTQ2 tous les postes jugés sensibles. Cela inclut les postes dans les Forces armées canadiennes, dans la GRC et au ministère des Affaires étrangères.
En 1956, la GRC forme une unité dite de « faiblesse de caractère ». Elle est chargée d’examiner les antécédents des fonctionnaires. Entre 1958 et 1959, la sexualité d’une personne devient l’un des principaux objectifs des enquêtes de sécurité.
Ces enquêtes se heurtent à une certaine résistance. Les membres du Conseil de sécurité de tendance libérale cherchent à limiter les enquêtes de sécurité aux personnes ayant accès à des renseignements classifiés. Le premier ministre John Diefenbaker, par exemple, est en train de rédiger la Déclaration canadienne des droits. Il n’est pas à l’aise avec l’utilisation du terme « faiblesse de caractère » pour justifier des licenciements dans la fonction publique. Néanmoins, le Conseil de sécurité confère aux enquêteurs de la GRC le pouvoir de rechercher les soi-disant déviants sexuels dans tous les ministères gouvernementaux.
À partir de 1959, la GRC repère chaque année des centaines d’employés confirmés, présumés ou prétendus LGBTQ au sein des ministères et des organismes du gouvernement. Cela inclut des bureaux de sécurité de bas niveau comme la Société centrale d’hypothèques et de logement, le ministère des Travaux publics et la Commission de l’assurance‑emploi. Des personnes extérieures à la fonction publique font également l’objet d’enquêtes. Ces enquêtes sont effectuées dans le cadre d’une stratégie visant à retrouver un nombre aussi grand que possible de personnes LGBTQ employées par le gouvernement fédéral.
En 1964‑1965, environ 6000 employés LGBTQ, principalement des hommes gais, sont fichés par la GRC. L’année suivante, ce nombre grimpe à 7500. En 1967‑1968, une surveillance constante et la collaboration avec d’autres organismes de police portent le nombre total de dossiers suivis par la GRC à environ 9000. Seulement environ un tiers de ces personnes sont des fonctionnaires fédéraux.
Le ministère des Affaires étrangères et ses ambassades à travers le monde sont un sujet de préoccupation. Les membres de l’extrême droite les considèrent comme « un ramassis notoire d’homosexuels et de pervers ». Ce point de vue est en partie dû à une politique du ministère qui consiste à envoyer des célibataires dans le bloc soviétique. Ces postes sont considérés comme difficiles pour des hommes mariés ayant une famille. En conséquence, le ministère est frappé particulièrement durement par les pratiques de surveillance de la GRC. Les fonctionnaires ciblés incluent deux ambassadeurs du Canada à Moscou : David Johnson (1956-1960), et John Watkins (1954-1956). John Watkins meurt d’une crise cardiaque en 1964 après avoir été interrogé par la GRC pendant 27 jours au sujet de sa sexualité.
Le saviez-vous?
John Wendell Holmes était un diplomate canadien de haut rang. Il a contribué à façonner la politique étrangère du pays après la guerre. Il a cependant été contraint de démissionner du service public en 1960. Il était entré au ministère des Affaires étrangères en 1943 et avait été posté à Moscou à la fin des années 1940. Il a été interrogé au quartier général de la GRC à Ottawa en novembre 1959. John Holmes a révélé son orientation sexuelle aux enquêteurs, mais a nié avoir été victime de chantage de la part des Soviétiques. Il a souffert d’une dépression nerveuse en raison de l’enquête et des interrogatoires de la GRC. Sa carrière diplomatique a pris fin abruptement alors qu’il avait 49 ans. Cependant, John Holmes a poursuivi une carrière universitaire avec succès. Les ouvrages qu’il a publiés sont considérés comme étant des guides essentiels sur l’histoire de la politique étrangère du Canada.
Un projet de recherche est mené entre 1959 et 1962. Son but est de voir si une distinction est possible entre le personnel LGBTQ qui pose ou non une menace à la sécurité. L’étude conclut que l’orientation sexuelle n’est pas une question de choix. Cette découverte cruciale ébranle la conviction que l’homosexualité constitue une « faiblesse de caractère ». Elle contribue à convaincre le Conseil de sécurité qu’une nouvelle approche s’avère nécessaire.
Au milieu des années 1960, l’enthousiasme suscité par la purge des employés LGBTQ de la fonction publique s’atténue. Les licenciements sont moins nombreux. À la fin des années 1960, les employés LGBTQ occupant un emploi où l’habilitation de sécurité est de niveau bas risquent davantage de se voir refuser une promotion que d’être licenciés.
Toutefois, au lieu de modérer son attitude intransigeante, la GRC réoriente et intensifie la chasse vers ses propres membres. Ceci est effectué dans le cadre d’une série d’enquêtes qui culmine à la fin des années 1960 et s’éteint au début des années 1970. La GRC élabore une série d’indicateurs censés identifier les hommes gais. Ces indicateurs varient de la conduite de voitures blanches au port de bagues au petit doigt, en passant par le port de pantalons serrés.
En 1969, le rapport d’une commission royale sur la sécurité (la Commission Mackenzie) recommande que les employés LGBTQ soient autorisés à travailler. Mais il spécifie également qu’ils « ne devraient normalement pas accéder à des niveaux les plus élevés, ne devraient pas être recrutés à des postes pour lesquels il existe une possibilité qu’ils aient besoin d’une telle autorisation au cours de leur carrière, et ne devraient certainement pas être affectés à des postes sensibles à l’étranger ».
Surveillance des fonctionnaires présumés LGBTQ par la GRC
Afin d’identifier les fonctionnaires LGBTQ, la GRC utilise différentes méthodes, photographiant notamment des hommes qui fréquentent des lieux de rassemblement gais, incluant les bars. Des années plus tard, une personne se rappelle l’approche quelque peu clandestine alors utilisée par la police :
« Nous savions même qu’à l’occasion, une personne d’un service de police quelconque ou un enquêteur serait présent, assis dans un bar… Parfois, nous pouvions voir quelqu’un qui se cachait derrière son journal… En regardant de près, on s’apercevait qu’il tenait une caméra derrière son journal et photographiait tous les gens dans le bar. »
La police met également en place de la surveillance dans les parcs publics où les hommes se rencontrent dans un but sexuel. Des agents sont connus pour tenter de piéger des hommes dans les parcs en se faisant eux‑mêmes passer pour des hommes gais. La GRC se lie également d’amitié avec des hommes gais et les recrute en tant qu’informateurs. (Cependant, les lesbiennes ne coopèrent que rarement avec la police.) Un sergent homosexuel est arrêté et congédié de la GRC après qu’une opération de surveillance ait été mise en place dans sa chambre à coucher. Cela démontre à quel point la GRC est prête à aller loin.
En 1963, la GRC tente de cartographier les lieux de rassemblement des personnes LGBTQ à Ottawa. Leur but est de mettre ces endroits sous surveillance. Cependant, cette carte est bientôt couverte de tellement de points qu’elle s’avère inutile.
La « Fruit Machine »
Quelques années plus tôt, le gouvernement commence à financer et parrainer des recherches pour des méthodes de détection « scientifique » des personnes LGBTQ. Ces recherches et l’appareil utilisé pour tester la sexualité des sujets en viennent à être reconnus comme la « Fruit Machine » (machine à fruits). (Le mot fruit en anglais est un terme péjoratif couramment utilisé pour désigner les personnes gaies) L’appareil est censé détecter la sexualité de la personne en examinant ses pupilles lorsqu’on lui montre des images érotiques; on croit en effet que la dilatation indique une excitation sexuelle.
La GRC n’arrive cependant pas à recruter suffisamment de sujets gais. Les « hommes normaux » au sein de la force sont réticents à se porter volontaires, parce qu’ils craignent d’être identifiés à tort comme homosexuels. Les résultats de ces tests sont jugés non concluants. En 1967, la Fruit Machine est abandonnée. Il est décidé que les moyens scientifiques pour identifier l’homosexualité sont hors de portée.
Fin de la purge
La guerre froide contre les fonctionnaires LGBTQ ne se termine pas à la fin des années 1960. En 1973, le premier ministre Pierre Trudeau confirme que l’homosexualité présumée demeure l’un des facteurs pris en compte par le gouvernement avant d’autoriser un employé fédéral à manipuler des documents classifiés.
Reflétant le climat de peur que les enquêtes de la GRC continuent de créer dans les années 1970, une femme qui a travaillé comme fonctionnaire à cette époque‑là se souvient plus tard :
« Lorsqu’on travaillait pour le gouvernement, on se disait toujours “Oui, OK, tu es lesbienne. Mais il ne faut pas le laisser savoir à personne d’autre…” C’était une époque terrifiante pour quiconque qui était d’orientation homosexuelle. »
La campagne de sécurité de la GRC se poursuit au moins jusqu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990. À la même époque, les politiques officielles excluant les personnes LGBTQ sont modifiées. Ceci fait suite à des décennies d’activisme lesbien et gai et de contestations juridiques.
Le saviez-vous?
Michelle Douglas a commencé une carrière prometteuse dans les Forces armées canadiennes en 1986. Elle a toutefois été libérée honorablement parce qu’elle était lesbienne. En 1990, elle a intenté une action en justice contre l’armée. La poursuite a abouti à la fin des politiques discriminatoires dans l’armée contre les gais et les lesbiennes. (Voir Purges dans les Forces armées canadiennes pendant la Guerre froide : le cas des personnes LGBTQ.)
Excuses et compensations
En 1990, Michelle Douglas, ancienne officière de l’Unité des enquêtes spéciales (UES), intente une action en justice contre l’armée qui l’a renvoyée parce qu’elle est lesbienne. L’affaire met fin à la longue histoire de discrimination et de purge des gais et lesbiennes en 1992. Le premier ministre Brian Mulroney dénonce la purge comme étant « l’un des plus grands outrages et violations des libertés humaines fondamentales ».
En 2015, un groupe qui s’appelle le Réseau Nous exigeons des excuses, dirigé par Martine Roy, Alida Satilic et Todd Ross, presse le gouvernement de présenter des excuses pour sa purge de la fonction publique, de la GRC, du Service canadien du renseignement de sécurité et de l’armée.
En novembre 2017, le premier ministre Justin Trudeau s’excuse à la Chambre des communes pour les discriminations commises ou tolérées par le gouvernement fédéral et par ses organismes envers les personnes LGBTQ. Ces excuses sont accompagnées d’une indemnisation de 145 millions de dollars. Elle comprend 110 millions de dollars à verser dans le cadre du règlement du recours collectif des fonctionnaires dont la carrière a souffert en raison des actions discriminatoires à leur égard. Elle comprend également 15 millions de dollars pour les efforts de réconciliation historique, d’éducation et de commémoration. Le programme d’indemnisation est administré par le Fonds Purge LGBT.
Voir aussi Purges dans les Forces armées canadiennes pendant la Guerre froide : le cas des personnes LGBTQ; Service canadien du renseignement de sécurité; Réfugiés LGBTQ+ au Canada; Droit de la personne; Commission canadienne des droits de la personne; Loi canadienne sur les droits de la personne; Libertés civiles