Pendant une grande partie de son histoire, l’armée canadienne a appliqué une politique de punition ou de purge des personnes LGBTQ dans ses rangs. Durant la Guerre froide, l’armée a intensifié ses efforts pour identifier et retirer les militaires présumés LGBTQ en raison de préoccupations exprimées concernant le chantage et la sécurité nationale. En 1992, une contestation judiciaire a mené à l’annulation de ces pratiques discriminatoires. Le gouvernement fédéral a présenté officiellement ses excuses en 2017.
(avec la permission de Historica Canada)
Contexte
Pendant une grande partie de l’histoire du Canada, les hommes militaires (et plus récemment, les femmes militaires) font face à de lourdes sanctions si les autorités découvrent leur homosexualité. Par exemple, le Naval Discipline Act, adopté en 1866 en Grande-Bretagne et par la Marine canadienne jusqu’en 1944, décrète que les hommes reconnus coupables de « sodomie » ou « d’attentat à la pudeur » reçoivent une peine d’emprisonnement ou une autre punition, comme des travaux forcés. Un attentat à la pudeur est alors une accusation vaguement définie et souvent appliquée aux actes sexuels entre hommes, même consensuels, qui n’inclut pas la sodomie.
Politique pendant la Deuxième Guerre mondiale
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les individus doivent passer un examen médical avant de s’enrôler dans les forces armées. Pour évaluer les candidats, le Corps de santé royal canadien (CSRC) utilise un système de classement nommé PULHEMS (Physique (physique), Upper body (haut du corps), Lower body and locomotion (bas du corps et mouvement), Hearing (ouïe), Eyesight (vue), Mental status (état mental), emotional Stability (stabilité émotionnelle). Chaque catégorie est évaluée sur une échelle de 1 à 5. Le score le plus élevé est alors réservé à ceux qui ne sont pas du tout aptes à effectuer un service. Le CSRC classe les homosexuels comme des « personnalités psychopathes » au même titre que « les délinquants, les alcooliques et les toxicomanes chroniques ». Ceci leur donne automatiquement une note de 5 dans la catégorie S. Le corps médical considère également que les homosexuels manquent « d’honnêteté, de décence, de responsabilité et de considération ». Ils sont aussi considérés comme une menace à l’autorité militaire et au moral général des troupes, et ils sont perçus comme étant « médicalement inaptes à servir où que ce soit, à quelque titre que ce soit ».
L’armée utilise également le Naval Discipline Act et le Army and Air Force Act pour cibler les homosexuels qui sont déjà présents dans ses rangs. L’article 16 du Army and Air Force Act s’applique aux officiers qui sont traduits en cour martiale et libérés en disgrâce pour s’être comporté « de manière scandaleuse ». Ils se voient également refuser divers droits de citoyenneté, y compris la possibilité de travailler pour la Couronne. La loi s’applique également aux soldats des rangs inférieurs qui, une fois reconnus coupables de « conduite déshonorante contre nature », font face à une série de sanctions, incluant la fin de leur service militaire et l’emprisonnement avec travaux forcés. À l’époque, les délits homosexuels ne s’appliquent pas aux femmes militaires.
Lorsque la culpabilité d’un soldat est établie, son « degré » d’homosexualité est pris en compte. Par exemple, une différence est perçue pour un « vrai homosexuel », soit un homme qui couche seulement avec d’autres hommes, comparativement à quelqu’un qui cherche seulement un « exutoire » lorsque les femmes ne sont pas disponibles. Pendant la guerre, l’homosexualité d’un soldat ne mène pas toujours à un procès en cour martiale ou à un congédiement du service. Selon leur unité, certains gais sont parfois acceptés plutôt ouvertement. Le degré d’acceptation dépend en partie de la menace perçue que représente la sexualité du militaire, des besoins en effectifs et de l’attitude des commandants individuels et de la police militaire.
Purges pendant la Guerre froide
La catégorisation des homosexuels comme étant « psychopathes » contribue à jeter les bases de la purge dans la période d’après-guerre. À la fin des années 1950, l’armée intensifie sa politique et cherche activement à identifier et à congédier tous les homosexuels dans ses rangs. Cette pratique coïncide avec les efforts agressifs de faire de même dans la fonction publique. Dans les deux cas, la politique est liée aux préoccupations concernant la sécurité nationale en période de la Guerre froide.
En 1959, le capitaine de corvette William Atkinson est forcé de démissionner de la Marine royale canadienne après que son orientation sexuelle ait été révélée. Il raconte plus tard « Il y avait une chasse aux sorcières en cours », alors que l’armée espionnait les soldats en congé pour repérer les homosexuels et qu’elle tendait « n’importe quel sale piège pour les attraper et les condamner ». Tout comme William Atkinson, les homosexuels découverts sont forcés d’exposer leurs camarades gais et lesbiennes dans l’armée et se font offrir le « choix » de démissionner et d’obtenir une libération honorable, ou d’être traduit en cour martiale et libérés pour cause d’indignité. Ces pratiques demeurent en vigueur jusque dans les années 1980.
Au début des années 1970, l’armée est guidée par l’Ordonnance administrative 19-20 des Forces canadiennes, qui interdit la « présence de déviants sexuels dans les forces armées ». Les autorités intensifient leur purge qui s’applique désormais également aux lesbiennes, et ce, malgré la décriminalisation partielle des actes homosexuels découlant de la modification d’une loi fédérale en 1969. En 1976, le terme « déviants sexuels » est remplacé par « membres homosexuels ».
Des règlements concernant les « conduites scandaleuses des officiers » et les « comportements déshonorants » de tous les militaires continuent de faire de l’homosexualité un délit punissable dans l’armée. Les interrogations militaires des personnes présumées homosexuelles s’avèrent souvent humiliantes et traumatisantes. Décrit par des victimes comme de la « torture mentale » et « dégradant », le processus inclut des questions personnelles sur leurs pratiques sexuelles.
En 1978, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau défend la politique militaire en faisant référence à la sécurité nationale et aux chantages potentiels. En 1982, la politique de l’armée est clarifiée : les homosexuels ne sont pas admis dans les forces armées canadiennes puisque leur présence peut causer des « conflits interpersonnels » qui nuisent au moral et peuvent potentiellement avoir « des effets néfastes sur l’efficacité des opérations ». Les homosexuels sont également à risque de subir de la violence de la part de leurs confrères homophobes. Ces arguments ne tiennent pas compte du fait que la politique discriminatoire de l’armée encourage l’homophobie et crée en premier lieu un potentiel de chantage et de coercition.
Revirement et excuses
Au milieu des années 1980, la politique militaire envers les personnes LGBTQ s’assouplit quelque peu. Les personnes doivent donner leur consentement avant d’être libérées en raison de leur sexualité. Les personnes qui refusent peuvent rester, mais elles font face à des limitations de carrière. Néanmoins, l’armée poursuit sa purge jusqu’au début des années 1990.
En 1990, Michelle Douglas intente une action en justice contre l’armée qui l’a renvoyée parce qu’elle est lesbienne. L’affaire met fin à la longue histoire de discrimination et de purge des gais et des lesbiennes en 1992. Le premier ministre Brian Mulroney dénonce la purge comme étant « l’un des plus grands outrages et violations des libertés humaines fondamentales ».
Après avoir renversé son interdiction, l’armée rétablit les postes et élimine les restrictions d’avancement de carrière. En 2015, un groupe appelé Réseau Nous exigeons des excuses, dirigé par Martine Roy, Alida Satilic et Todd Ross, presse le gouvernement de présenter des excuses pour sa purge de la fonction publique, de la GRC, du Service canadien du renseignement de sécurité et de l’armée. En octobre 2016, le comité de la défense de la Chambre des communes vote à l’unanimité en faveur de l’amendement des états de services des anciens militaires LGBTQ qui ont reçu une libération pour cause d’indignité en raison de leur orientation sexuelle.
En novembre 2017, le premier ministre Justin Trudeau présente des excuses officielles à la Chambre des communes pour les discriminations commises ou tolérées par le gouvernement fédéral et par ses organismes envers les personnes LGBTQ. Ces excuses sont accompagnées d’une indemnisation d’un montant total de 145 millions de dollars. Elle comprend 110 millions de dollars à verser dans le cadre du règlement du recours collectif des fonctionnaires dont la carrière a souffert en raison des actions discriminatoires à leur égard. Elle comprend également 15 millions de dollars pour les efforts de réconciliation historique, d’éducation et de commémoration. Le programme d’indemnisation est administré par le Fonds Purge LGBT.
Voir aussi Purges dans le service public canadien pendant la guerre froide : le cas des personnes LGBTQ; Service canadien du renseignement de sécurité; Réfugiés LGBTQ+ au Canada; Droit de la personne; Commission canadienne des droits de la personne; Loi canadienne sur les droits de la personne; Libertés civiles.