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Affaire Gladue

L’affaire Gladue (aussi appelée R. c. Gladue) est un jugement historique de la Cour suprême du Canada, rendu le 23 avril 1999, qui avise les cours inférieures de prendre en compte les origines d’un contrevenant autochtone et de passer des jugements en conséquence, conformément à l’alinéa 718.2 (e) du Code criminel.
Cour suprême du Canada

Contexte

En 1995, Jamie Tanis Gladue, une femme crie de 19 ans, poignarde son conjoint de fait, Reuber Beaver, à Nanaimo, en Colombie-Britannique. Celui-ci succombe à ses blessures. Jamie Gladue était ivre (son taux d’alcoolémie était environ deux fois plus élevé que la limite légale pour conduire un véhicule motorisé dans la province) et avait accusé son conjoint de l’avoir trompée lors d’une fête plus tôt dans la soirée. Une fois de retour à leur maison en rangée, Reuber Beaver confirme son infidélité et insulte Jamie Gladue lors d’une dispute. Elle saisit un couteau, le chasse de la résidence et le poignarde mortellement à la poitrine.

Jamie Gladue est accusée de meurtre au deuxième degré, mais plaide coupable pour homicide involontaire. Le juge de première instance apprend qu’elle a fait preuve de remords, qu’elle a suivi une thérapie pour alcoolisme et toxicomanie, et qu’elle termine sa dixième année. Comme elle ne vivait pas sur une réserve au moment du meurtre, le juge décide que l’alinéa 718.2 (e) du Code criminel ne s’applique pas à son cas. Cette disposition prévoit qu’une cour doit prendre en compte :

l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones.


Le juge condamne Jamie Gladue à trois années d’emprisonnement.

Décision de la Cour suprême du Canada

Jamie Gladue interjette la décision auprès de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Celle-ci confirme que la première condamnation est adéquate, mais juge nécessaire de clarifier l’alinéa 718.2 (e) du Code criminel tel qu’interprété par le juge de première instance.

Lorsque l’affaire se rend devant le plus haut tribunal du pays, la Cour suprême explique que la disposition du Code criminel, présentée au Parlement en 1994, a pour objet de remédier à la surreprésentation des contrevenants autochtones dans les prisons, et de mettre en œuvre une justice réparatrice, une approche qui considère le crime comme un mal infligé aux gens et qui cherche à réhabiliter les contrevenants en les réconciliant avec les victimes et la communauté.

Au lieu de l’incarcération, un juge peut recommander des pratiques de justice réparatrice, ce qui doit bénéficier du consentement du contrevenant et être fondé sur les croyances de sa communauté. De telles pratiques de justice réparatrice peuvent prendre la forme d’un cercle de guérison, dans lequel les membres de la communauté, l’accusé et la victime (si elle demande d’y participer) discutent et mettent en œuvre des méthodes pour réparer les actions du contrevenant.

Cette approche peut aider à réparer le mal causé par des injustices historiques qui ont eu des répercussions sociétales (voir Conditions sociales des Autochtones et Conditions économiques des Autochtones), par exemple les pensionnats et le bouleversement économique. Par conséquent, comme la Cour suprême l’explique, ce genre de détermination de la peine est, par sa nature, réparateur (c.-à-d. correctif).

La Cour suprême note aussi que ces pratiques de justice réparatrice ne constituent pas un rejet des méthodes de détermination de la peine du Code criminel, et que les communautés autochtones peuvent choisir elles-mêmes les actions qu’elles jugent appropriées (chasser le contrevenant de la communauté, par exemple).

La Cour suprême établit clairement par son jugement que les juges ne peuvent pas, comme c’était le cas pour Jamie Gladue, choisir de ne pas considérer l’héritage autochtone d’un contrevenant en se basant sur son lieu de résidence. Un juge doit envisager une communauté autochtone au sens large, et prendre en compte les communautés et les réseaux de soutien qui sont dispersés ou en milieu urbain.

En fin de compte, la Cour suprême confirme la peine d’emprisonnement de trois ans de Jamie Gladue et note qu’elle avait été libérée sous caution après six mois selon des conditions de libération contrôlée.

Jamie Gladue et l’affaire Ipeelee

En 2012, la Cour suprême réaffirme et élargit les principes établis par le jugement Gladue dans l’affaire R. c. Ipeelee. Les appelants autochtones Manasie Ipeelee et Frank Ralph Ladue avaient violé les conditions de leur ordonnance de surveillance de longue durée (OSLD), et leur cas concerne par conséquent la détermination d’une peine proportionnelle à leurs crimes. La Cour suprême déclare :

Le juge responsable d’imposer la peine a l’obligation légale de tenir compte des circonstances particulières propres aux délinquants autochtones, comme l’alinéa 718.2 (e) du Code criminel le prévoit. Le défaut du juge d’appliquer les principes établis par Jamie Gladue dans une affaire mettant en cause un délinquant autochtone contrevient à cette obligation. En outre, ce défaut entraînerait aussi l’imposition d’une peine injuste et incompatible avec le principe fondamental de la proportionnalité. En conséquence, l’application des principes établis dans l’affaire Gladue est requise dans tous les cas où un délinquant autochtone est en cause, y compris dans le contexte d’un manquement à une OSLD, et le non-respect de cette exigence constitue une erreur justifiant une intervention en appel.


Rapports et droits Gladue

L’affaire Gladue mène à l’élaboration de « rapports Gladue » : des histoires personnelles préparées par les contrevenants ou en leur nom mettant en évidence des facteurs atténuants que les juges prendront en compte avant de rendre jugement, ainsi que des « droits Gladue », qui rendent un contrevenant admissible à de telles considérations. Toutes les personnes qui s’identifient comme Autochtones, qu’elles soient membres des Premières Nations, des Métis ou des Inuits, ont des droits Gladue et peuvent préparer un rapport Gladue pour considération pendant la détermination de la peine. Un tel rapport peut mettre en relief la manière dont un contrevenant spécifique a été marginalisé ou affecté de quelque manière qui soit à cause de ses origines.

L’affaire Gladue contribue aussi à la mise en place de « cours Gladue » : des systèmes judiciaires spécialement conçus pour les peuples autochtones. Les juges des cours Gladue, par exemple, se spécialisent dans des sujets concernant les peuples autochtones.

Ce ne sont pas tous les contrevenants autochtones qui bénéficient de décisions de peine alternatives basées sur les droits Gladue, car leur application est à la discrétion du juge. Par conséquent, les peines alternatives ne sont pas garanties, et les peines pour des crimes graves ont davantage de chances d’être les mêmes que celles des contrevenants non autochtones.

Bien que les rapports Gladue soient maintenant la norme en Ontario , en Alberta, en Colombie-Britannique, au Manitoba et en Nouvelle-Écosse, d’autres provinces sont à la traîne. En 2014, des commentateurs judiciaires remarquent que les rapports Gladue sont presque inexistants en Saskatchewan, et encouragent la communauté judiciaire à adopter la pratique. Cependant, un juge de Saskatchewan répond que même si les rapports sont rarement préparés, les détails pertinents sont mis à la disposition des parties intéressées, et les juges appliquent souvent des principes de justice réparatrice dans des cas impliquant des contrevenants autochtones.