Roman de langue anglaise
Dans sa première phase, de l'époque des tout premiers écrits de fiction à la Première Guerre mondiale, le roman acquiert un ton vraiment canadien. Toutefois, avant la Confédération, le genre se développe beaucoup plus qu'il ne se réalise. Des romans sont écrits et publiés, mais très peu ont une valeur littéraire et peuvent être considérés comme spécifiquement canadiens quant au sujet ou au point de vue. Il n'y a là rien d'étonnant : le pays lui-même prend forme et, avec lui, toute une société, une culture à dépeindre, à analyser et à interpréter par le romancier. L'incertitude de l'époque coloniale se révèle dans le peu d'originalité et la piètre qualité des écrits de fiction. Quelques romans contribuent malgré tout à l'établissement d'une tradition, et un petit nombre gagnent une certaine notoriété.
Premiers romans canadiens
Il est généralement admis, peut-être erronément, que l'ouvrage de Frances BROOKE , History of Emily Montague (1769; trad. Voyage dans le Canada, ou Histoire de Miss Montaigu, 1809) est le premier roman canadien. L'auteure n'a pas vécu longtemps dans la colonie de Québec et son ouvrage est un roman à l'eau de rose d'un genre courant en Angleterre. Elle y analyse toutefois avec sérieux les relations entre Français et Anglais, les futures relations de la colonie avec la Grande-Bretagne et la menace que représentent les colonies américaines, des sujets qui prédomineront dans les romans canadiens ultérieurs. Son goût marqué pour les paysages préfigure l'utilisation de la nature canadienne comme lieu exotique de fiction, tant chez les romanciers britanniques (dont Frederick Marryat et R.M. Ballantyne) que chez les Canadiens.
Publication importante
La publication de brefs récits (parfois en série, vaguement reliés par un thème) et de romans numérotés dans les journaux et revues revêt davantage d'importance pour la qualité de la fiction canadienne (voir NOUVELLES DE LANGUE ANGLAISE et REVUES LITTÉRAIRES DE LANGUE ANGLAISE). D'ailleurs, certaines des premières oeuvres de Susanna MOODIE et de Rosanna LEPROHON étaient présentées sous ces formes. De nombreux auteurs continuent d'imiter les modèles britanniques, mis à part deux écrivains : Thomas MCCULLOCH et Thomas Chandler HALIBURTON.
Les Letters of Mephibosheth Stepsure (dans Acadian Recorder, 1821-1823) de McCulloch, description satirique amusante de ses voisins de Pictou (Nouvelle-Écosse), peuvent encore ravir les lecteurs contemporains (voir LITTÉRATURE HUMORISTIQUE DE LANGUE ANGLAISE).
L'oeuvre de McCulloch influence sans doute Haliburton, premier romancier canadien à acquérir une renommée internationale. Sa série « Clockmaker » (1835-1836), est réunie en livre sous le titre de The Clockmaker; ou The Sayings and Doings of Samuel Slick, of Slickville (1836), connaît un succès instantané en Amérique du Nord comme en Grande-Bretagne. Sam Slick demeure une des meilleures créations comiques et Haliburton s'en sert pour analyser sérieusement sa Nouvelle-Écosse ainsi que la vulgarité et le matérialisme croissants des États-Unis. The Old Judge (1849; trad. Le vieux juge, ou Esquisse de la vie dans une colonie, 1949) est son meilleur roman. Haliburton dispute même la vedette à Charles Dickens pendant quelque temps. Il est l'un des premiers romanciers de la période précédant la Confédération et demeure un auteur important dans la tradition littéraire canadienne.
Deux autres romanciers de cette époque retiennent toujours l'attention des lecteurs. Dans The Manor House of De Villerai (1859-1860) et Antoinette de Mirecourt (1864; trad. Antoinette de Mirecourt ou Mariage secret et chagrin caché, 1865), Rosanna Leprohon n'évite ni le sentimentalisme, ni le mélodrame. Cependant, sa description de la société québécoise d'après la Conquête témoigne d'une habileté et d'une sensibilité qui ne sont pas encore appréciées à leur juste valeur. Dans Wacousta (1832) et sa suite, The Canadian Brothers (1840), John RICHARDSON s'essaie sans succès au roman de moeurs en exploitant l'histoire canadienne, mais fait preuve d'une grande imagination (quoique débridée). Ces deux romans, gâchés par le sentimentalisme et le mélodrame, dénotent l'influence envahissante de sir Walter Scott sur les écrivains de romans historiques et celle, dans une moindre mesure, de l'écrivain américain James Fenimore Cooper. Malgré tout, l'habileté de Richardson à dépeindre la violence et ses efforts pour définir le personnage canadien en devenir lui assurent au moins une petite place dans l'histoire du roman canadien.
Esprit nationaliste et optimiste
Le nationalisme et l'optimisme d'après la CONFÉDÉRATION se reflètent dans la diversité et la qualité croissantes des romans canadiens. Plusieurs écrivains acquièrent une réputation internationale, sinon un mérite littéraire durable. Parmi eux, on trouve May Agnes Fleming, Basil King et Margaret Marshall Saunders. Saunders aurait vendu plus d'un million d'exemplaires, publiés en 14 langues, de Beautiful Joe (1894), qui raconte sur un ton sentimental l'histoire d'un chien. James DE MILLE est aussi populaire grâce à son roman étrange et troublant, toujours fascinant : A Strange Manuscript Found in a Copper Cylinder (1888). Les romanciers populaires du même genre écrivent rarement de bons romans. Néanmoins, ils démontrent que les écrivains canadiens sont de plus en plus convaincus de pouvoir écrire pour un lectorat étranger.
Romans historiques
Les romans historiques sont aussi à la mode et souvent adroitement écrits. Charles G.D. ROBERTS et Gilbert PARKER en écrivent plusieurs mais, comme d'autres romanciers, sont rarement capables d'approfondir la période historique qu'ils décrivent. Avec The Golden Dog (1877; trad. Le chien d'or : légende canadienne, 1884), William KIRBY surmonte cette difficulté dans sa tentative de recréer et d'analyser en profondeur la société de la NOUVELLE-FRANCE avant son déclin. On peut lui reprocher d'avoir idéalisé cette société en créant le mythe d'une harmonie nationale entre Français et Anglais, mais le savoir et la compassion dont il fait preuve dans son roman suffisent à le distinguer, et ce, malgré sa longueur et de fréquentes maladresses.
La période qui suit la Confédération se caractérise aussi par un intérêt particulier pour la description des régions canadiennes. Ainsi, L.M. MONTGOMERY situe à l'Ile-du-Prince-Édouard l'action de Anne of Green Gables et sa suite (1908; trad. Anne, la maison aux pignons verts, 1986). Duncan Polite (1905) de Marian Keith (Mary Esther MacGregor) se déroule dans les communautés écossaises du Sud de l'Ontario. The Way of the Sea (1903) et Doctor Luke of the Labrador (1904) de Norman DUNCAN et The Harbour Master (1913) de Theodore Goodridge se passent à Terre-Neuve et au Labrador.
L'ouverture de l'Ouest et du Nord canadiens à la colonisation fait souvent l'objet d'histoires romanesques. Si le traitement est souvent superficiel et banal, comme chez Gilbert Parker, Agnes Laut et Robert SERVICE, il gagne en qualité dans The Sky Pilot (1899) et The Foreigner (1909) de Ralph Connor (C.W. GORDON) et dans Sowing Seeds in Danny (1908) de Nellie MCCLUNG. Bien que leur portrait de l'Ouest ne soit pas exempt de sentimentalisme et d'un didactisme agaçant, ces auteurs ouvrent la voie vers une expression réaliste du sentiment d'appartenance, comme l'atteste Woodsmen of the West (1908) de Martin Allerdale Grainger, un bon roman qui se déroule en Colombie-Britannique.
Didactisme et ton moralisateur
Nombre de romans sont empreints de didactisme et adoptent un ton moralisateur. Deux auteures s'emploient à conjuguer divertissement et contenu intellectuel : Agnes Maule MACHAR (justice sociale, christianisme) et Lily Dougall (thèmes religieux), mais, pour cette raison même, elles ne remportent qu'un succès littéraire limité. Les principaux romans de la période qui suit la Confédération surmontent aisément cette difficulté et réussissent à être moralement sérieux sans sermonner le lecteur. À divers degrés et de différentes manières, ces romans intègrent aussi des sujets historiques, régionaux, sociaux, intellectuels et internationaux.
The Curé of St. Philippe (1899), le seul roman de Francis William Grey, est à la fois une oeuvre subtilement humoristique et une habile analyse de l'éducation, de la religion, de la politique et des relations entre Français et Anglais dans une petite ville du Québec d'alors. Robert Barr rédige aussi plusieurs ouvrages, dont une importante série de romans policiers, The Triumphs of Eugène Valmont (1906). Son grand succès canadien, The Measure of the Rule (1907), se veut une critique satirique de la formation des enseignants et des grandes théories de l'éducation, en même temps qu'une observation des travers de la société torontoise au tournant du siècle.
Début du XXe siècle
Au début du XXe siècle, le roman canadien a déjà fait d'immenses progrès, comme le démontrent les meilleures oeuvres des principaux romanciers de l'époque, Sara Jeannette DUNCAN et Stephen LEACOCK. Les romans de Duncan, écrits après sa brillante carrière de journaliste, sont le fruit d'une intelligence avisée et sensible s'intéressant à de multiples sujets. A Daughter of Today (1894) est, mis à part sa conclusion maladroite, une étude passionnante de la « femme nouvelle » et du tempérament artistique. La comédie An American Girl in London (1891), un de ses romans « internationaux », traite des différences entre les coutumes sociales américaines et les traditions britanniques. Cousin Cinderella (1908), une comédie moins enlevée, reprend le même sujet, cette fois en mettant en scène des Canadiens qui s'interrogent sur leur place dans cette relation. THE IMPERIALIST (1904) se passe dans le Sud de l'Ontario, mais les thèmes internationaux, toujours prédominants, y sont présentés du point de vue de leur répercussion sur une ville canadienne et sur sa société, que Duncan décrit et analyse avec esprit et talent. Duncan s'installe en Inde à partir de 1890, et ce, pendant presque 30 ans. Le ton de ses romans change donc : il devient de plus en plus sombre, comme The Simple Adventures of a Memsahib (1893), His Honour, and a Lady (1896) et Set in Authority (1906), dans lesquels elle critique la colonie britannique établie en Inde tout en affichant sa sympathie pour la population locale et ses aspirations. Duncan écrit jusque dans les années 20, mais la qualité de ses oeuvres après 1910 est inégale.
Leacock entreprend sa carrière littéraire en parodiant, avec exubérance et un brin de violence surréaliste, les divers styles, formes et aberrations du roman traditionnel. Literary Lapses (1910; trad. Ne perdez pas le fil : histoires humoristiques, 1981), Nonsense Novels (1911) et plus tard Frenzied Fiction (1918) lui valent une réputation internationale bien méritée de grand humoriste de langue anglaise. S'il poursuit dans la même veine, souvent avec succès, ses romans ultérieurs ne conservent pas la qualité des premiers ouvrages. Ses principales oeuvres sont Sunshine Sketches of a Little Town (1912) (voir UN ÉTÉ À MARIPOSA : CROQUIS EN CLIN D'OEIL; trad. 1986) et Arcadian Adventures with the Idle Rich (1914). Le premier décrit avec humour les petites manies et sottises des résidents d'une petite ville de l'Ontario, avec, en filigrane, une satire et une critique des prétentions sociales, du matérialisme, de l'urbanisation et de la politique. Le second livre est ouvertement satirique, comme le titre le laisse entendre, mais beaucoup moins réjouissant. Les riches désoeuvrés et leur coterie ne possèdent aucune qualité qui puisse racheter leurs défauts, et Leacock n'offre aucun réconfort à ses lecteurs, à la veille d'une guerre mondiale qui aura des conséquences profondes pour le Canada.
DAVID JACKEL
Première Guerre mondiale à 1959
Grâce au rôle qu'il a joué pendant la Première Guerre mondiale, le Canada reprend confiance en lui-même, ce qui se traduit par une recrudescence du NATIONALISME et par un intérêt renouvelé pour la littérature nationale. Entre 1920 et 1940, 700 romans sont publiés par des Canadiens. Alors que les genres populaires (suspenses, romans d'aventure et d'amour) foisonnent, les auteurs canadiens n'en sont pas moins conscients des progrès réalisés par des écrivains comme Dreiser, Joyce et Woolf en matière de littérature romanesque. L'avènement du réalisme, annoncé dans le roman des Prairies, est le premier progrès important réalisé au Canada après la guerre. Dans les romans, on relate désormais plus fidèlement la vie des fermiers; les auteurs sont moins enclins à romancer ou à idéaliser le paysage ou la vie des gens. Dans sa trilogie albertaine The Prairie Life (1915), The Prairie Mother (1920) et The Prairie Child (1922), le prolifique Arthur STRINGER fait le lien entre l'ancien et le nouveau style du roman des Prairies, tant par son style que par la chronologie des événements. Robert Stead, dans Neighbours (1922) et The Smoking Flax (1924), montre la voie vers le réalisme, même si l'intrigue et quelques incidents mélodramatiques s'inscrivent dans le courant romantique.
Le réalisme s'affirme véritablement dans le roman des Prairies avec Grain (1926) de Stead et la parution, en 1925, des premiers ouvrages de Martha OSTENSO et de Frederick Philip GROVE. Dans Wild Geese, Ostenso décrit d'une manière vivante la vie rude d'un groupe de fermiers, mais le personnage central, Caleb Gare, est un vilain dans la plus pure tradition romantique, dont le désir de posséder une terre réduira sa famille à l'esclavage et le mènera à sa perte. Le premier roman de Grove, Settlers of the Marsh, est suivi de trois autres romans des Prairies : Our Daily Bread (1928), The Yoke of Life (1930) et FRUITS OF THE EARTH (1933). S'ils gagnent souvent leur bataille contre la nature, ses héros patriarcaux en viennent inévitablement à se rendre compte que leur succès est éphémère.
Réalisme et tradition romantique populaire
La forte conscience régionale de ces romanciers transparaît aussi dans plusieurs romans canadiens dont les auteurs s'attachent à décrire l'influence de l'environnement sur le caractère et les relations humaines (voir RÉGIONALISME DANS LA LITTÉRATURE). Parallèlement au courant réaliste, on perpétue la tradition romantique populaire du roman des Prairies en brossant un portrait plus optimiste de la vie de pionnier, comme dans The Viking Heart (1923) de Laura Goodman SALVERSON, qui porte sur les pionniers islandais. Frederick NIVEN, après avoir écrit plusieurs romans à succès sur son Écosse natale, dépeint l'évolution historique des Prairies dans une divertissante trilogie fidèle aux événements : The Flying Years (1935), Mine Inheritance (1940) et The Transplanted (1944). La tradition romantique se poursuit dans Who Has Seen the Wind (1947) (voir QUI A VU LE VENT; trad. 1974) de W.O. MITCHELL , l'histoire d'un enfant qui grandit dans les Prairies. Le vent y symbolise les tentatives de l'enfant pour comprendre le monde spirituel.
Les romans historiques sur la Nouvelle-Écosse de Thomas RADDALL comptent parmi les plus populaires. His Majesty's Yankees (1942) et The Nymph and the Lamp (1950) sont vivants, passionnants et historiquement exacts. Le succès le plus remarquable de cette période est sans contredit la série JALNA (1927-1960) de Mazo DE LA ROCHE . L'histoire, qui se déroule dans l'Ontario rural, s'étale dans 16 romans sentimentaux caractérisés par un dialogue enlevé, des épisodes dramatiques et des personnages mémorables. Jalna passionne encore les lecteurs du monde entier.
Entre-temps, en Ontario, d'autres auteurs écrivent des romans réalistes à la manière de leurs contemporains des Prairies. Raymond KNISTER, auteur de quelques-unes des meilleures nouvelles avant-gardistes des années 20 et de certains des tout premiers poèmes modernes canadiens, écrit White Narcissus (1929), peut-être le premier roman réaliste de l'Ontario rural. Knister utilise des éléments du paysage comme symboles des émotions de son personnage, pour lequel le chemin de la ville à la ferme devient un voyage à la découverte de soi.
Le réalisme urbain s'ancre fermement avec les romans de Morley CALLAGHAN. Ses premiers romans, Strange Fugitive (1928), It's Never Over (1930) et A Broken Journey (1932), contiennent une certaine part de déterminisme : les personnages semblent être souvent les victimes de forces inéluctables. Le style de Callaghan apparaît simple et retenu. De plus, il change très peu lorsqu'il adopte un point de vue plus chrétien dans ses trois romans suivants : SUCH IS MY BELOVED (1934; trad. Telle est ma bien-aimée, 1974), portrait d'un prêtre qui tente de sauver deux prostituées; They Shall Inherit the Earth (1935), un conflit entre père et fils avec comme toile de fond la Crise des années 30; et More Joy in Heaven (1937), histoire d'un braqueur de banques repenti et incompris par la société. Dans ces romans, le personnage saint s'oppose à la société, comme dans The Loved and the Lost (1951), où le style de Callaghan s'adoucit et où le mythe et le symbole sont employés de manière efficace.
Protestation sociale
L'optimisme qui règne immédiatement après la Première Guerre mondiale disparaît avec la Crise des années 30. On publie peu de romans et on en lit peu. Quelques romanciers tentent de décrire la désillusion qui prévaut alors. La meilleure description romanesque de la protestation sociale de l'époque reste celle de la journaliste de la côte ouest, Irene Baird, dans Waste Heritage (1939; trad. Héritage gaspillé, 1946), roman documentaire sur Vancouver et Victoria en 1938. Le désespoir ressenti à l'époque dans les zones urbaines de l'Est du Canada est le thème central des premiers romans et nouvelles de Callaghan. Dans Cabbagetown (1950), Hugh GARNER raconte ce que signifie grandir dans un taudis de Toronto pendant la Crise des années 30. Le premier roman de Sinclair ROSS, As For Me and My House (1941) (voir AU SERVICE DU SEIGNEUR; trad. 1981), et certaines de ses premières nouvelles figurent parmi les oeuvres qui dépeignent le mieux les Prairies au temps de la Crise des années 30.
Dans As For Me and My House, l'atmosphère de l'époque et du lieu, comme son influence sur l'âme humaine, est traitée avec une subtilité et une imagination nouvelles. Dans ce roman sur la vie d'un pasteur et de sa femme coincés dans une petite ville puritaine des Prairies, Ross exploite le lieu et ses effets sur la psyché afin d'exprimer des préoccupations modernes comme l'aliénation, le manque de communication, le problème de l'imagination et la recherche d'un sens dans un univers incompréhensible; le monde extérieur reflète l'état intérieur. Au cours de la décennie suivante, Ernest BUCKLER écrit The Mountain and the Valley (1952), dont l'action se déroule dans la vallée d'Annapolis en Nouvelle-Écosse. Son symbolisme complexe et son langage sensuel et riche créent un univers champêtre qui met en évidence ses thèmes de prédilection : l'isolement et le problème de l'imagination.
Hugh MACLENNAN, le romancier canadien le plus connu des années 40 et 50, commence à écrire au moment où une vague de nationalisme déferle sur le Canada après la Crise des années 30. En 1941, il entreprend la chronique de la psyché canadienne avec la publication de Barometer Rising (trad. Le temps tournera au beau, 1966). Ce roman, dont l'action se passe en 1917 et qui a pour pivot l'EXPLOSION DE HALIFAX, étudie l'évolution du nationalisme canadien. Le second roman de MacLennan, Two Solitudes (1945) (voir DEUX SOLITUDES ; trad. 1963), traite des relations entre les anglophones et les francophones du Canada, de la Première Guerre mondiale au début de la Deuxième, sur deux générations. À la suite du succès mitigé de When The Precipice (1948), moins franchement canadien, MacLennan reprend son rôle de porte-parole de l'esprit national. L'histoire de Each Man's Son (1951), située dans une ville minière de Nouvelle-Écosse, raconte le puritanisme calviniste qui semble s'insinuer dans la vie des Canadiens. The Watch that Ends the Night (1959; trad. Le matin d'une longue nuit, 1967), roman le plus salué par la critique, est plus exubérant. L'éternel triangle amoureux évolue en milieu canadien et met en présence un homme introverti, une femme forte au tempérament artistique et un homme d'action plus grand que nature. Dans cette oeuvre, comme dans ses premiers romans, MacLennan excelle dans la description et la narration, mais pêche par excès dans ses interminables explications et ses dialogues guindés.
La Deuxième Guerre mondiale devient aussi le sujet de plusieurs romans. Parmi les meilleurs ouvrages, signalons Storm Below (1949) de Hugh Garner, le récit de six jours passés à bord d'une corvette canadienne; Turvey (1949) d'Earle BIRNEY, un regard humoristique sur la vie dans l'armée; Execution (1958) de Colin McDougall, les faits et gestes terriblement réalistes des combattants canadiens sur le front italien; et The Pillar (1952) de David WALKER, fondé sur son expérience de prisonnier de guerre. Walker, qui émigre au Canada après la guerre, publie plusieurs romans à succès dont la plupart se déroulent dans son Écosse natale, comme le très humoristique Geordie (1950). Where the High Wind Blow (1960), le premier dont l'action se passe au Canada, est une histoire d'amour et d'aventure bien écrite qui traite de l'ouverture des régions nordiques et dont le héros entreprenant se sent chez lui tant dans les contrées sauvages du Nord que dans les villes du Sud.
Expérience de l'immigration
La vie des immigrants continue d'être un thème important. À Walker, Grove, Salverson et Niven se joint le Juif autrichien Henry KREISEL, auteur de The Rich Man (1948), où un immigrant de Toronto qui se prétend riche rend visite à sa famille à Vienne, et du plus complexe Betrayal (1964). Under the Ribs of Death (1957) de John Marlyn décrit la lutte menée par le fils d'un immigrant hongrois pour réussir financièrement. Brian MOORE, qui passe 14 ans au Canada avant de s'installer aux États-Unis, publie The Lonely Passion of Judith Hearne (1955), roman émouvant et intense sur la vie d'une célibataire de Belfast, et The Luck of Ginger Coffey (1960), roman profond et divertissant à propos d'un immigrant irlandais vivant à Montréal. Malcolm LOWRY, le plus célèbre de nos résidents de passage, termine Under the Volcano (1947; trad. Au-dessous du volcan, 1963) et écrit October Ferry to Gabriola (1970) au Canada. Under the Volcano est un roman brillant et complexe, qui recourt aux techniques cinématographiques, au symbolisme cabalistique et théosophique, au mythe et aux métaphores inusitées pour raconter les 12 dernières heures de la vie d'un alcoolique.
Un certain nombre d'auteurs décrivent le vécu des immigrants juifs. Dans Son of a Smaller Hero (1955; trad. Mon père, ce héros..., 1975) et The Apprenticeship of Duddy Kravitz (1959) (voir APPRENTISSAGE DE DUDDY KRAVITZ, L; trad. 1976), Mordecai RICHLER brosse le portrait de la troisième génération d'une famille d'immigrants juifs à Montréal. Kravitz est un héros picaresque dont l'histoire est une satire sociale, écrite d'une plume exubérante et pleine de dialogues très humoristiques. The Sacrifice (1956) d'Adele WISEMAN est l'histoire tragique d'un immigrant juif ukrainien qui tente de s'adapter à un nouveau monde tout en respectant ses propres traditions. Sa tragédie est atténuée par l'espoir que son petit-fils aura un bel avenir. Alors que le réalisme et le régionalisme ne cessent de se raffiner, plusieurs bons romanciers d'avant-garde s'éloignent du roman traditionnel pour produire des récits symboliques, lyriques et éclatés. Tay John (1939) de Howard O'HAGAN s'inspire de la légende amérindienne d'un petit garçon aux cheveux d'or qui sort de la tombe où repose une femme enceinte, et qu'on voit ultimement disparaître sous terre. Le roman débute avec la légende et mêle le mythe à la réalité en suivant une structure épisodique. Dans les années 40, F.P. Grove délaisse le réalisme pour des procédés plus innovateurs. THE MASTER OF THE MILL (1944) est un roman futuriste traitant de la complexité de la société industrielle et des problèmes de l'automatisation. L'approche narrative est complexe, intégrant les retours en arrière du personnage principal, le manuscrit d'un autre personnage et les souvenirs des autres. Dans Consider Her Ways (1947), Grove crée son monde de fourmis à partir d'un fait scientifique et s'en sert pour satiriser les humains.
Publié pour la première fois en Angleterre, le roman lyrique d'Elizabeth SMART, By Grand Central Station I Sat Down and Wept (1945), passe presque inaperçu au Canada jusqu'à la parution d'une édition nord-américaine en 1975. Remarquable, ce roman explore la dualité des expériences, en particulier la douleur et le plaisir de l'amour, dans des structures paradoxales. L'intrigue est extrêmement simple et le lieu emprunte à l'imagerie pour devenir l'accessoire des émotions. The Double Hook (1959) (voir SOUS L'OEIL DE COYOTE; trad. 1976) de Sheila WATSON explore le même thème. Watson décrit ses personnages comme des « figures fixées à un endroit dont elles ne peuvent se séparer ». Ce roman est la découverte mystique et allégorique des liens entre le bien et le mal et l'exploration de la rédemption d'une communauté en l'amour. Le poète A.M. KLEIN a aussi recours au roman pour raconter le retour des Juifs à la Terre promise. Dans The Second Scroll (1951; trad. Le second rouleau, 1990), il met en parallèle avec la Torah l'exil des Juifs et leur retour en Israël après la Deuxième Guerre mondiale. Comme la Torah, Le second rouleau comporte des gloses, qui prennent la forme d'un poème, d'une pièce de théâtre, d'une prière et d'un extrait de lettre. Le thème religieux central du roman est la perte et la découverte de Dieu et un débat sur l'existence du mal.
Les 4 romans et les 2 nouvelles d'Ethel Wilson, publiés en moins de 10 ans, comptent parmi les ouvrages romanesques canadiens les mieux construits et les plus subtilement écrits. Par son fort sentiment d'appartenance, elle se classe au nombre des écrivains réalistes. Son style est marqué par la clarté, la mesure, une apparente simplicité, des images discrètes et l'observation perspicace des gens. Sa vision complexe du monde embrasse sa conscience de l'ironie de la vie et de l'interaction entre le hasard et la Providence. L'épigraphe de John Donne, « Nul n'est une île », inscrite au début de son premier roman, Hetty Dorval (1947), traduit parfaitement sa vision de la vie. SWAMP ANGEL (1954), sans doute son meilleur roman, présente en Maggie Lloyd un personnage convaincant qui brise un mariage impossible pour refaire sa vie.
Parmi les romanciers éminents dont la carrière débute dans les années 50 et se poursuit dans les années 80, figure Robertson DAVIES, qui se fait d'abord connaître comme dramaturge et journaliste. La satire au centre de ses essais Samuel Marchbanks se retrouve aussi dans sa trilogie Salteron, Tempest-Tost (1951), Leaven of Malice (1954; trad. Un heureux canular, 1991) et A Mixture of Frailties (1958), où il s'en prend au snobisme, au matérialisme et à l'hypocrisie.
Héros
Au cours des 40 années de littérature romanesque qui suivent la Première Guerre mondiale, le héros emprunte divers aspects. Puisque l'action se déplace du monde extérieur vers le monde intérieur, le héros fort, sûr de lui, parfois patriarcal ou même épique des romans du début de la période (p. ex. Abe Spalding dans Fruits of the Earth de Grove), cède bientôt la place à un héros plus introverti, moins confiant (p. ex. Philip Bentley, le ministre hésitant et tourmenté par un sentiment de culpabilité de As For Me and My House de Ross; David Canaan, l'artiste frustré de The Moutain and the Valley de Buckler; et George Stewart, l'intellectuel du Matin d'une longue nuit de MacLennan). Parfois, un antihéros manipulant impitoyablement les autres fait son apparition, comme le Duddy Kravitz de Richler. Un autre changement dans le concept du héros s'incarne dans le personnage de Maggie Lloyd de Wilson. Indépendante et courageuse mais sensible et tendre, Maggie préfigure les personnages féminins forts que créeront les écrivaines des années 60 et 70.
Certaines tendances et procédés littéraires qui émergent dans les années 40 et 50 ne se concrétisent que dans les années 60 et 70, et beaucoup d'écrivains continuent d'écrire quelques-uns des romans les plus connus et les plus estimés. Les romanciers canadiens dont la carrière débute dans les années 60 et 70 s'inspirent de Ross, Grove et Wilson pour trouver des façons de représenter le lieu et l'époque dans lesquels ils vivent. Les écrivains postmodernes, quant à eux, sont dans la lignée des Watson, Smart et Lowry.
LORRAINE MCMULLEN
Période comprise entre 1959 et les années 80
La période qui suit 1959 marque l'épanouissement du roman canadien, car, durant ces années, à mesure qu'ils explorent les possibilités formelles du genre, les auteurs sont enfin reconnus au Canada comme à l'étranger. Des romans canadiens sont sélectionnés par les clubs comme le « livre du mois » aux États-Unis; de grands magazines américains et britanniques publient de la fiction canadienne; les tirages sont souvent multipliés par 10; et les traductions des romans de Leonard COHEN, de Margaret ATWOOD, de Robertson Davies et de plusieurs autres abondent. Au Canada, on publie aussi des romans populaires à succès commercial. L'intensification de cette activité résulte en grande partie de la longue campagne visant à créer une communauté littéraire canadienne, campagne qui trouve sa source dans le nationalisme économique et culturel de cette période. Le soutien qu'apporte le gouvernement aux arts (voir CONSEIL DES ARTS DU CANADA) joue un grand rôle, tant sur le plan financier que psychologique, dans la création d'un climat culturel favorable à l'épanouissement de la littérature canadienne. De plus, on assiste à la prolifération de petites maisons d'édition (voir ÉDITION, PETITES MAISONS D'), souvent fondées pour défendre les romans expérimentaux ou non commerciaux qui ne seraient peut-être pas publiés autrement.
Transformation de la fiction
La forme romanesque étant en général étroitement liée au contexte social de l'époque et du lieu de sa production, les changements qui se produisent au pays entre 1960 et 1985 influent sur l'évolution du roman. Les années 60 correspondent à une ère d'abondance relative qui libère les jeunes, semble-t-il, de l'inquiétude de pourvoir à leurs besoins immédiats et leur permet de concentrer leur attention sur les questions sociales d'une plus grande portée. Ce sont des années d'affrontement politique et de remise en question des normes établies. Dans les décennies suivantes, la disparition des valeurs conservatrices de la classe moyenne, aux prises avec une récession économique, n'est que l'effet prévisible de l'influence de la contre-culture contestataire et iconoclaste des années 60.
Valeurs bourgeoises
Plusieurs écrivains des années 70 et 80 ont été « formés », sur les plans intellectuel et idéologique, par les années précédentes. Un certain nombre d'entre eux, comme Atwood, Timothy FINDLEY et Rudy WIEBE, perçoivent leur rôle comme étant celui de la conscience ou même la voix des opprimés. En 1981, les écrivains canadiens participent activement au colloque d'Amnistie internationale, « Writer and Human Rights », à Toronto. Mais les opprimés auxquels les auteurs donnent une voix ne sont pas forcément victimes d'une tyrannie politique extérieure; souvent, ils souffrent plus de l'oppression locale, de ce qu'on peut appeler les valeurs bourgeoises. Pour plusieurs romanciers canadiens, comme John METCALF (General Ludd, 1980) et Michael Charters, les métaphores évoquant la folie servent à attaquer les étiquettes sociales et psychologiques qu'on utilise pour dévaloriser les inadaptés qui transgressent les normes de comportement, souvent inconscientes, de la classe moyenne.
Bien entendu, ces sujets ne sont pas uniquement traités par les écrivains canadiens. Les romans du Canada partagent avec ceux des autres pays occidentaux un intérêt pour les thèmes centraux de la tradition romanesque, l'analyse sociale et la recherche psychologique ainsi qu'un nouveau regard sur le rôle et la condition des femmes. Des romanciers comme Clark BLAISE (Lunar Attractions, 1979), Keith Maillard, Alice MUNRO (Lives of Girls and Women, 1971) et Alden NOWLAN (Various Persons named Kevin O'Brien, 1973) continuent d'écrire des « Bildungsroman » (romans sur le passage à l'âge adulte). Le roman canadien semble s'éloigner de plus en plus des conventions du réalisme. La perspective réflexive (parler du processus créateur dans l'oeuvre même) prend une place importante et résulte soit du désir croissant des écrivains, dont plusieurs sont des universitaires, de traiter ouvertement des aspects techniques de leur art, soit d'un engagement plus profond dans le structuralisme en linguistique, en anthropologie et dans les théories de la communication, y compris celles de Harold INNIS et de Marshall MCLUHAN.
Tout en suivant les courants littéraires internationaux, le roman canadien montre la continuité de son passé, par ses racines régionales et sa propension à ne pas considérer les groupes minoritaires uniquement comme une « couleur locale ». Ces facettes reflètent de façon évidente la diversité géographique et ethnique du pays. Les écrivains dont la réputation n'est plus à faire continuent de publier : Voices in Time (Hugh MacLennan, 1980) et A Time for Judas (Morley Callaghan, 1983). Toutefois, le phénomène le plus remarquable de ces années, pour son ampleur, est l'émergence d'un nombre appréciable de nouvelles voix de qualité.
Littérature régionale
Au Canada, la littérature régionale n'a jamais revêtu un caractère provincial, même si l'exotisme tend à former le centre d'attraction naturel du roman. Après 1959, beaucoup d'écrivains canadiens, dont Margaret LAURENCE, David Knight, Audrey THOMAS et David GODFREY, situent l'action de leurs romans en Afrique et en Europe. Ils le font soit par analogie, ce qui les rend capables de commenter implicitement leur propre culture, soit pour avoir de nouvelles perspectives, ce qui leur permet de mieux comprendre le Canada. Les écrivains qui situent l'action de leurs romans dans un lieu géographique spécifiquement canadien perpétuent la tradition établie par les écrivains des Prairies, selon laquelle le paysage est à la fois réel et symbolique, local et universel. En général, l'action du roman canadien a pour cadre deux lieux opposés : la ville et la campagne. Les romans urbains de Juan Butler (Cabbagetown Diary, 1970), de John Buell (The Pyx, 1959) et de Hugh Garner, parmi d'autres, sont souvent des récits réalistes traitant de la violence et de l'aliénation qui rongent les villes modernes, mais aussi des représentations symboliques de la « Cité irréelle » infernale de The Waste Land de T.S. Eliot. À l'opposé, on trouve des descriptions idylliques ou nostalgiques de petites villes et de leur environnement rural. Le plus souvent, ces petites communautés deviennent des microcosmes figurant cette fois une société restreinte et restreignante, comme le Jubilee d'Alice Munro, le Deptford de Robertson DAVIES, le Salem de Matt COHEN, le Manawaka de Margaret Laurence et la vallée de la Miramichi de David Adams Richard. On continue d'avoir une attitude ambivalente vis-à-vis de la terre, souvent, la ferme familiale, considérée à la fois comme l'enracinement essentiel de l'homme et son principal fardeau. Souvent, la terre a une dimension plus temporelle que spatiale : c'est à cet endroit que les personnages sont à la recherche de leur passé collectif ou individuel, ou qu'ils rejettent son autorité envahissante. Les vastes étendues sauvages du Canada deviennent aussi le sujet ainsi que le lieu du roman, tant sur le plan métaphorique que sur le plan écologique.
Immigrant
De la même manière, une interprétation à deux volets (symbolique et documentaire) tend à moduler le portrait des groupes minoritaires. Pendant cette période, on manifeste un plus grand intérêt pour la littérature amérindienne et inuite, en particulier dans les mémoires et la collection de mythes et de contes populaires. Les romanciers canadiens de race blanche issus de la classe moyenne, comme W.O. Mitchell, Rudy Wiebe, Wayland Drew et James HOUSTON, montrent un respect accru pour la culture autochtone et un désir d'en retirer un enseignement.
De nombreux groupes d'immigrants retiennent l'attention des romanciers canadiens : les Juifs (Adele Wiseman, Jack Ludwig, Mordecai Richler), les Japonais (Joy KOGAWA), les mennonites (Rudy Wiebe), les Amérindiens de l'Ouest (Austin CLARKE, Harold Sonny Ladoo) et ainsi de suite. Ces romans commentent souvent les problèmes sociaux vécus par les immigrants au Canada, tout en suggérant l'idée que les nouveaux arrivants symbolisent ce qui est étranger et séparé en chacun de nous.
Féminisme
Ces deux interprétations se retrouvent dans l'oeuvre gay de Jane RULE (The Young in One Another's Arms, 1977) et de Scott Symons. Beautiful Losers (1966) (voir PERDANTS MAGNIFIQUES, LES; trad. 1973) de Leonard Cohen est peut-être l'archétype de la contestation des moeurs sexuelles (et des formes littéraires) des années 60, contestation accompagnée d'une remise en question des rôles en général. Bien que des hommes comme Ian McLachlan et David HELWIG écrivent aussi sur le sujet, l'idéologie du féminisme est surtout du domaine des écrivaines. Les ouvrages canadiens écrits par des femmes sur les femmes procèdent de la radicalisation généralisée de l'époque et du désir de rétablir l'équilibre, comme c'est le cas de la littérature féministe ailleurs dans le monde. Au Canada anglais, on partage peu l'intérêt des Québécois pour cette chose plus abstraite qu'est la définition d'un nouveau discours féministe. En lieu et place, une certaine prise de conscience des questions féministes fait l'objet de textes qui visent à documenter de façon objective la condition des femmes ou à attaquer de façon virulente les causes de la répression. Tout en demeurant engagés, les romans féministes d'écrivaines comme Constance BERESFORD-HOWE (The Book of Eve, 1973; trad. Le livre d'Eve, 1975), Marian ENGEL (Bear, 1976; trad. L'ours, 1984), Carol SHIELDS (Small Ceremonies, 1976), Aritha Van HERK (Judith, 1978) et Doris ANDERSON (Two Women, 1975) ont recours à plusieurs styles et tons, qui vont de l'attention et l'inquiétude à la colère et au cri.
Étant donné la perspective didactique qui sous-tend beaucoup de ces romans, il n'est pas surprenant d'y trouver certaines constantes, tant formelles que thématiques. Pour rééquilibrer la représentation des caractères dans une forme littéraire traditionnellement masculine, les romancières féministes ont tendance soit à idéaliser les personnages féminins, soit à présenter les femmes comme les victimes d'une domination masculine. Il s'ensuit que les personnages masculins sont souvent caricaturaux ou jouent un rôle de faire-valoir, semblable à celui qu'on réserve ordinairement aux femmes dans les romans dont les héros sont des hommes. Ces romans traitent principalement des rapports de pouvoir entre les femmes et les structures dominantes (sur tous les plans). On y manifeste une conscience aiguë de la dualité entre l'attachement et l'asservissement, c'est-à-dire entre le besoin des femmes d'entrer en relation avec les autres et leur besoin, aussi fort, de liberté et d'indépendance, sujet qui a donné aux romans féministes une dimension politique au sens large du terme.
Pouvoir et oppression
La question du pouvoir et de l'oppression ne se limite pas à ce contexte. À l'exemple des écrivains québécois des années 60, les romanciers canadiens-anglais deviennent plus politisés. Certains s'attardent à des événements (la CRISE D'OCTOBRE de 1970) ou à des situations spécifiques (fédéralisme contre séparatisme). D'autres, comme David Lewis Stein et Margaret Atwood, examinent la tension qui existe entre les structures sociales ou politiques et la psyché de l'individu. Encore une fois, le style et le ton ratissent large : de l'ironie de Richard Wright à la satire amère de Leo Simpson, en passant par le sérieux de Peter Such, pendant que l'homo canadensis affronte les forces d'une société vouée aux affaires et à la consommation, à l'industrie et à la technologie. Ian McLachlan et Timothy Findley introduisent dans cette recherche l'étude du rôle de l'art dans la société actuelle et les implications idéologiques de son intégration ou de son aliénation.
Postmodernisme
De nombreux romans canadiens, ceux de Robert Harlow, Graeme GIBSON, Helen Weinzweig, Robert KROETSCH et Ray Smith, font partie du mouvement littéraire général appelé postmodernisme , en ce qu'ils révèlent une conscience accrue des processus de création. La préoccupation immanente des auteurs quant à la façon dont ils seront reçus et interprétés les empêche de sombrer dans l'introversion et l'affectation. Cette représentation formelle de soi devient un moyen d'examiner les raisons qui nous poussent à lire, ainsi que la manière dont nous lisons, et est une façon de se concentrer sur la matière même de la littérature : le langage et le récit.
Le passage de la poésie au roman qu'effectuent certains auteurs, dont Cohen, Atwood, Gwendolyn MACEWEN et Michael ONDAATJE, a sans doute nourri cet intérêt pour la forme. Il est peut-être aussi attribuable à l'enseignement universitaire, de nombreux romanciers étant soit professeurs (Graham Petrie, Anthony Brennan, Tom Marshall, Robert Kroetsch, etc.), soit écrivains en résidence. En plus de contribuer à l'expérimentation et à la valorisation croissante de la forme, cette institutionnalisation donne lieu à de nombreux romans académiques, qui vont des remarques satiriques lancées à la communauté intellectuelle aux romans à clef plutôt ennuyants.
Il semble que le roman de réflexion postmoderne s'organise autour de deux nouvelles traditions formelles : la chronique écrite et le conte oral. D'une part, il existe une sorte d'obsession pour l'histoire écrite conçue comme quelque chose de déterminé et de déterminant. Munro, Ondaatje, Kroetsch, Findley et d'autres utilisent fréquemment l'image photographique pour caractériser ce pôle thématique. D'autre part, ils recourent aux métaphores de la musique, du cinéma et de l'enregistrement pour exprimer le pôle opposé, le processus de la narration. Souvent, on évoque d'autres traditions orales : africaines (David Godfrey, dans The New Ancestors, 1970), amérindiennes (Rudy Wiebe, dans The Temptations of Big Bear, 1973; trad. Les tentations de Gros Ours, 1983) et irlandaises (Jack HODGINS, dans The Resurrection of Joseph Bourne, 1979). Ces deux pôles reflètent peut-être l'héritage de Marshall McLuhan, pour qui la culture orale est collective, simultanée, auditive et orientée vers le présent, tandis que la culture écrite est individuelle, signée, linéaire, visuelle et soumise au passé. Pourtant, même ces romans qui insistent sur la tradition orale n'existent que sous la forme d'oeuvres écrites, individuelles et signées. C'est cette conscience de l'opposition entre l'oral et l'écrit qui caractérise l'écriture postmoderne canadienne et qui suscite par conséquent un regain d'intérêt pour le mythe et la fantaisie.
Roman populaire
Parallèlement à ces romans expérimentaux auto-référentiels, on publie aussi des romans populaires généralement plus accessibles. Si des éditeurs comme MCCLELLAND AND STEWART ne s'engagent à publier que des romans « sérieux », la situation économique exige que les marchés (traditionnellement américains) dévient quelque peu vers le Canada. Au moment où les Canadiens se rendent compte que de bons romans drôles et de beaux livres pour enfants sont produits au pays, ils entendent aussi parler du roman populaire local.
La LITTÉRATURE POPULAIRE DE LANGUE ANGLAISE est considérée généralement comme un divertissement léger, donc comme une littérature qui confirme, plutôt qu'elle ne met en question, les croyances du lecteur en exploitant habituellement des structures verbales et narratives plus ou moins formulées d'avance. Souvent, les romans populaires donnent des informations sur un aspect de la société contemporaine, comme le trafic de drogues dans les romans de William Deverell, en suivant (ou en espérant susciter) des scénarios de téléséries ou de films. Il arrive fréquemment que ce format soit combiné aux conventions du roman à suspense. Les romanciers canadiens produisent aussi d'autres formes de littérature populaire, du roman policier au mélodrame de pornographie douce en passant par le roman historique, et la qualité de l'écriture varie considérablement. Des formes de fiction populaire sont aussi intégrées à des romans postmodernes à caractère plus sérieux, ce qui peut être considéré comme une démocratisation culturelle par le rapprochement du grand et du petit art, ou seulement comme la source d'une satire parodique. Certains ouvrages sont des romans « gothiques » (Lady Oracle d'Atwood, 1976; trad. 1979) ou des romans-westerns (The Studhorse Man de Kroetsch, 1969), tandis que d'autres s'inspirent des bandes dessinées ou des films hollywoodiens (Beautiful Losers).
Depuis 1959, le Canada peut non seulement profiter de la renommée des écrivains à succès des décennies précédentes, mais aussi continuer sans problème d'agrandir son répertoire littéraire. Dans les années 60, Margaret Laurence, Robertson Davies et Mordecai Richler se sont taillé une solide réputation; dans les années 70, c'est le tour d'Alice Munro, Rudy Wiebe, Robert Kroetsch, Jack Hodgins, Timothy Findley et Margaret Atwood. Qu'une liste aussi courte que celle-ci déconcerte par son insuffisance témoigne amplement de la diversité, de la richesse et de la qualité du nouveau roman canadien.
Dans les années 90, le Canada a vu grandir la réputation de ses écrivains déjà établis et a été témoin de l'émergence de nombreuses voix nouvelles. The Robber Bride (1993; trad. La voleuse d'hommes, 1994) a valu à Margaret ATWOOD le prix du Commonwealth pour la région canadienne et antillaise; The English Patient (trad. L'Homme flambé, 1993) de Michael ONDAATJE a obtenu le prix de fiction du Gouverneur général en 1992 et le prestigieux prix Booker, le premier remis à un Canadien; Carol SHIELDS a reçu le prix du Gouverneur général et le prix Pulitzer pour The Stone Diaries (1993; trad. La mémoire des pierres, 1995). Le Canada possède nombre de nouveaux auteurs, reflet de la diversité ethnique du pays, qui donnent voix aux différentes cultures qui tentent de conserver et de comprendre leur identité au Canada. In Another Place, Not Here de Dionne Brand, A Fine Balance de Rohinton MISTRY, The White Line (1990) de Daniel David Moses et The Innocence of Age (1992; trad. L'innocence de l'âge, 1993) de Neil Devindra BISSOONDATH ne sont que quelques exemples de ce mouvement prolifique de la littérature canadienne. À l'aube du nouveau millénaire, la littérature canadienne revêt de multiples facettes et représente mieux cette mosaïque qu'est le Canada.
LINDA HUTCHEON
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