Scandale des programmes de commandites | l'Encyclopédie Canadienne

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Scandale des programmes de commandites

Lorsque, à l’occasion du référendum du Québec de 1995, les électeurs se sont prononcés en faveur du maintien de la province de Québec au sein du Canada par une infime majorité, le gouvernement libéral du premier ministre du Canada, Jean Chrétien, a réagi en proposant diverses initiatives visant à promouvoir le fédéralisme dans la province. Un programme de commandites a été instauré en 1996. Dans le cadre de ce programme, le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux a accordé des fonds publics à des agences de publicité privées en vue de promouvoir le Canada et le gouvernement fédéral à l’occasion d’événements culturels, communautaires et sportifs du Québec. Les médias ont commencé à s’interroger sur les dépenses et la gestion de ces contrats. Deux rapports de la vérificatrice générale du Canada et une enquête publique révèlent que des dirigeants d’agences de publicité et des représentants du Parti libéral ont effectué une gestion corrompue de plus de 300 millions de dollars, dont 100 étaient détournés du gouvernement au profit du Parti libéral. Cinq personnes ont été reconnues coupables de fraude. Outre plusieurs autres éléments problématiques, ce scandale a contribué à ce que le gouvernement du successeur de Jean Chrétien, Paul Martin, devienne minoritaire en 2004.

Jean Chrétien

Contexte

En mai 1980, dans le cadre d’un référendum à l’échelle de la province, 59,56 % des Québécois votent en faveur du maintien de la province à l’intérieur du Canada. (Voir Référendum du Québec (1980).) Le rapatriement de la Constitution, qui fait suite à ce référendum, a lieu en 1982; le premier ministre du Québec, René Lévesque, refuse de le signer. L’Accord du lac Meech de 1990 et l’Accord de Charlottetown de 1992 constituent des tentatives infructueuses d’ajouter la signature du Québec à la Loi constitutionnelle de 1982. Ces luttes d’ordre constitutionnel mènent au retour au pouvoir du Parti Québécois, séparatiste, en 1994. Ce parti organise un nouveau référendum, soit le référendum du Québec de 1995. Cette fois, seuls 50,58 % des électeurs s’expriment en faveur du maintien du Québec au sein du Canada.

Mise en œuvre du programme de commandites

Le premier ministre du Canada, Jean Chrétien, réagit au résultat du référendum en multipliant les initiatives destinées à promouvoir le fédéralisme au Québec. L’une d’entre elles est le programme de commandites, lancé en 1996. Il a pour objectif de faire la promotion du Canada et du gouvernement fédéral au Québec en commanditant des événements culturels, sportifs et communautaires au sein de la province.

À l’origine, c’est le représentant du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, Chuck Guité, qui administre ce programme. Il accède à des fonds déjà réservés à l’unité nationale. De 1997 à décembre 2003, le budget annuel de ce programme est de 40 millions de dollars. Chuck Guité attribue des contrats à de nombreuses agences de publicité; celles-ci déterminent les événements à commanditer, leur allouent les fonds et y assurent la présence du gouvernement fédéral. L’une de ces agences est Groupaction Marketing.

Chrétien, Jean 1997

Débuts du scandale

Dans un article publié par le Globe and Mail le 31 décembre 1999, les journalistes Daniel Leblanc et Campbell Clark mettent au jour des éléments douteux du programme en matière de dépenses et de procédés comptables. Par exemple, 325 000 $ sont versés pour qu’un gros ballon en forme d’agent de la GRC fasse la tournée des événements culturels. Cet article incite les médias et les partis d’opposition à réaliser un examen plus serré et mène à d’autres révélations.

Entre décembre 1999 et mars 2002, Daniel Leblanc et Campbell Clark publient des dizaines d’articles portant sur ce scandale. En mars 2002, ils révèlent que Groupaction reçoit 550 000 $ du gouvernement pour produire un rapport au sujet du programme, mais un tel rapport semble inexistant. Lorsqu’on le retrouve une semaine plus tard, on se rend compte qu’il s’agit du même rapport que celui rédigé auparavant par Groupaction et pour lequel l’agence avait reçu 575 000 $.

Premier rapport de la vérificatrice générale du Canada

Le 8 mai 2002, la vérificatrice générale du Canada, Sheila Fraser, dépose un rapport spécial sur les contrats attribués à Groupaction. Il mentionne que « les hauts fonctionnaires chargés de la gestion des contrats ont manifesté un mépris flagrant à l’égard de […] la Politique […] et [des] règles visant à garantir que les contrats gouvernementaux sont octroyés et administrés avec prudence et probité. » Le rapport fait état de nombreux cas où des marchés publics non concurrentiels sont attribués et où des paiements sont réalisés pour des services jamais rendus. Sheila Fraser recommande une enquête de la GRC sur les contrats, d’une valeur de 1,6 million de dollars, qui sont en lien avec le programme.

Le premier ministre du Canada, Jean Chrétien, décide de poursuivre le programme, mais en veillant à ce que les contrats soient désormais administrés par les représentants du gouvernement plutôt que par des agences externes. Le 28 avril 2003, le ministre des Travaux publics, Ralph Goodale, annonce de nouvelles politiques destinées à augmenter la responsabilisation et l’autorité du gouvernement en matière de dépenses de publicité. Entre 2002 et 2004, les partis d’opposition constituent quant à eux plusieurs comités parlementaires chargés d’examiner divers aspects de ce scandale. Cela fait en sorte de maintenir l’histoire de la mauvaise gestion financière et la corruption du Parti libéral à la une des journaux durant des années, particulièrement au Québec.

Paul Martin

Deuxième rapport de la vérificatrice générale du Canada

En novembre 2003, la vérificatrice générale du Canada termine la rédaction d’un autre rapport. Le 12 novembre, quelques jours avant le dépôt prévu de ce rapport, Jean Chrétien procède à la suspension du Parlement par prorogation. Un mois plus tard, le 12 décembre, il remet sa démission au poste de premier ministre du Canada et est remplacé par le ministre des Finances, Paul Martin, le nouveau dirigeant du Parti libéral. Le jour suivant, Paul Martin annule le programme de commandites.

Le rapport de la vérificatrice générale du Canada est déposé à la Chambre des communes le 10 février 2004. Il décrit la façon dont le gouvernement fédéral encadre des dépenses de 250 millions de dollars par le biais du programme de commandites entre 1997 et 2001. Il dénonce l’absence de processus adéquats en matière de passation de marchés publics et de responsabilisation. Il explique également la façon dont 100 millions de dollars des fonds du gouvernement réservés aux commandites sont réaffectés à l’aile québécoise du Parti libéral fédéral.

Début de la commission Gomery

Le 19 février 2004, le premier ministre du Canada, Paul Martin, annonce la Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires. Celle-ci est présidée par John Gomery, juge à la Cour supérieure du Québec, et est connue sous le nom de commission Gomery. Paul Martin renvoie également deux responsables du Parti libéral qui sont liés au programme : l’ancien ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, Alfonso Gagliano, nommé ambassadeur au Danemark par Jean Chrétien, ainsi que Jean Pelletier, ancien chef de cabinet de Jean Chrétien et ancien maire de la ville de Québec promu au conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc.

Le 10 mai 2004, l’ancien administrateur du programme de commandites, Chuck Guité, et le président de Groupaction, Jean Brault, sont les premières de nombreuses personnes impliquées dans ce scandale à être accusées de fraude.

Retombées politiques

Ce scandale persistant devient un enjeu important lors de l’élection fédérale de 2004. Ce programme débute alors que Jean Chrétien est premier ministre du Canada, mais près de deux fois plus de Canadiens font porter la responsabilité de ce scandale à Paul Martin. Les députés d’opposition mettent l’accent sur le fait qu’il devait ou aurait dû être au courant de la présence de corruption alors qu’il était ministre des Finances. Les sondages indiquent que ce scandale est un facteur important contribuant au fait que son gouvernement devienne minoritaire.

En avril 2005, lors d’un discours télévisé à l’échelle nationale, Paul Martin promet de convoquer une élection 30 jours après réception du rapport du juge Gomery. Entre-temps, la commission Gomery entend 172 témoins entre septembre 2004 et juin 2005. Ceux-ci évoquent le fait que le gouvernement est surfacturé, qu’il paie deux fois le même travail, qu’il honore des factures couvrant des services jamais rendus et qu’il accorde de généreux contrats à des partisans du Parti libéral et à d’autres en échange de dons versés à ce parti. L’ancien premier ministre du Canada, Jean Chrétien, comparaît devant la commission Gomery, de même que Paul Martin. Ce n’est que la seconde fois qu’un premier ministre du Canada en fonction témoigne dans le cadre d’une enquête publique. (Le premier est sir John A. Macdonald, dans le cadre du scandale du Pacifique, en 1873.)


Premier rapport de la commission Gomery

Le premier rapport du juge Gomery est soumis le 1er novembre 2005. Il fait état de dépenses de 332 millions de dollars en programmes de commandites et de publicité, dont 44 % sont versés en droits et commissions à des agences de publicité. Ce rapport confirme les manœuvres frauduleuses mises au jour par la vérificatrice générale du Canada. Il indique également que si Chuck Guité dirige ce programme jusqu’au moment de prendre sa retraite en 1999, le ministre des Travaux publics, Alfonso Gagliano, et le chef de cabinet de Jean Chrétien, Jean Pelletier, l’encadrent en totalité.

John Gomery conclut également que Jacques Corriveau, haut fonctionnaire du Parti libéral du Québec et ami proche de Jean Chrétien, joue un rôle clé dans le système de pots-de-vin qui existe entre les agences publicitaires et le Parti libéral du Québec. (Jacques Corriveau est propriétaire d’une entreprise de conception graphique et reçoit des millions de dollars en paiement de contrats de sous-traitance dans le cadre de contrats de commandite.) Ce rapport révèle également de nouveaux détails troublants, comme le fait que Jacques Corriveau et le président de Groupaction, Jean Brault, demandent et reçoivent des pots-de-vin sous forme financière. (Voir aussi Corruption politique.)

Ce rapport exonère Paul Martin de toute faute, mais reconnaît toutefois Jean Chrétien « redevable de la manière déficiente avec laquelle le Programme et les initiatives de commandites ont été mis en œuvre. » Cependant, Jean Chrétien intente un procès à l’encontre de John Gomery et de la commission Gomery relativement à cette caractérisation. En 2008, la Cour fédérale lui donne gain de cause et ordonne que la conclusion de John Gomery soit « mise de côté. »

Paul Martin promet que le Parti libéral du Québec versera au gouvernement 1,1 million de dollars en remboursement des sommes reçues de façon illicite, d’exclure du Parti libéral les membres impliqués dans le scandale et d’apporter des modifications supplémentaires afin d’assurer que de telles pratiques n’aient plus cours.

Paul Martin

Élection et vote de censure

Les partis d’opposition n’attendent pas que Paul Martin convoque l’élection promise. Ils accusent le gouvernement minoritaire de corruption politique en lien avec le scandale des commandites et appuient favorablement un vote de censure le 28 novembre 2005. Au cours de l’élection qui suit le 23 janvier 2006, les libéraux perdent le pouvoir au profit du Parti conservateur, dirigé par Stephen Harper. Comme en 2004, les sondages indiquent que le scandale est un facteur important.

Deuxième rapport de la commission Gomery

Le deuxième rapport de la commission Gomery est rendu public le 1er février 2006, quelques jours avant que Paul Martin se démette de ses fonctions. Il présente 19 recommandations, dont l’utilisation de processus ouverts et transparents dans l’attribution de contrats de publicité et de commandites, le financement supplémentaire des comités parlementaires chargés d’encadrer les programmes gouvernementaux, un processus de sélection des sous-ministres plus ouvert et une charte pour la fonction publique.

Déclarations de culpabilité et condamnations

En 2006, l’ancien représentant du ministère des Travaux publics, Chuck Guité, est reconnu coupable de cinq chefs d’accusation de fraude. Il est condamné à 42 mois de prison et en purge environ sept avant d’être libéré sous condition en février 2009. Le président de Groupaction, Jean Brault, plaide coupable aux mêmes cinq chefs d’accusation que ceux de Chuck Guité et est condamné à 30 mois de prison en 2006. Il est libéré sous condition après avoir purgé cinq mois de sa peine.

Le directeur d’agence de publicité Paul Coffin plaide coupable à des accusations de fraude en 2005. Il est condamné à une amende et à une peine de prison de 18 mois, dont il purge trois mois. Jean Lafleur, un autre directeur d’agence de publicité, est condamné à 42 mois de prison et à une amende de 1,6 million de dollars en juin 2007. Il purge sept mois de sa peine et ne paie vraisemblablement que 300 000 $ de l’amende imposée. Jean Pelletier, l’ancien chef de cabinet de Jean Chrétien, intente une action en justice pour renvoi injustifié à l’encontre de VIA Rail Canada Inc.; il obtient gain de cause et bénéficie d’un règlement de 330 000 $ en 2007.

Il faut 11 ans à la GRC pour mener son enquête et porter des accusations à l’encontre du haut fonctionnaire libéral Jacques Corriveau, un acteur important du scandale. En 2013, il est accusé de trafic d’influence, de blanchiment d’argent et de contrefaçon. Il est reconnu coupable et condamné à une peine de quatre ans de prison et à une amende de 1,4 million de dollars. Il décède en juin 2018, à l’âge de 85 ans, alors que cette affaire fait l’objet d’un appel.


Suites

En décembre 2006, le gouvernement conservateur du premier ministre du Canada, Stephen Harper, présente la Loi fédérale sur la responsabilité. Elle met en œuvre de nombreuses politiques, également recommandées par la commission Gomery, comme l’élaboration de mesures de protection des dénonciateurs, l’établissement de directives plus strictes destinées à surveiller l’utilisation des fonds publics et l’attribution d’un pouvoir accru au vérificateur général du Canada. Le juge Gomery reproche toutefois à cette loi de ne pas tenir compte de sa recommandation de réduire le pouvoir des personnes non élues qui sont présentes au sein du.

Importance

Le scandale des commandites contribue à engager les libéraux dans une traversée du désert de dix ans. Après trois majorités consécutives, soit en 1993, en 1997 et en 2000, au cours desquelles ils remportent 172 des 301 sièges, les libéraux sont réduits à une minorité de 135 sièges en 2004, de 103 sièges en 2006, de 77 sièges en 2008 et de seulement 34 sièges en 2011. Des scissions au sein du parti, entre les fidèles de Jean Chrétien et ceux de Paul Martin, mènent à des luttes internes. Après des années d’attention portée à la corruption de ce parti, une série de dirigeants inefficaces éprouve des difficultés à en redorer le blason. Cette attention est particulièrement préjudiciable au Québec, un ancien bastion libéral. Le nombre total de sièges de la province passe de 36 en 2000 à 13 en 2006, puis à 7 en 2011. Il faudra le charisme d’un nouveau dirigeant, Justin Trudeau, faisant face à un gouvernement conservateur accablé par son propre fardeau après dix ans au pouvoir, pour que les libéraux reprennent le pouvoir en 2015.