Le Screech : qu’est‑ce que c’est?
Le Screech est une marque de rhum qui rencontre un grand succès à Terre‑Neuve et Labrador. À l’origine, il s’agissait d’un rhum Demerara (un type de rhum fabriqué en Guyane en Amérique du Sud) importé à Terre‑Neuve dans le cadre du commerce triangulaire, les Terre‑Neuviens expédiant de la morue salée aux Antilles britanniques pour contribuer à l’alimentation des esclaves dans les Caraïbes et aux Amériques.
Le rhum a, de tout temps, été une boisson très populaire à Terre‑Neuve. Au début du 19e siècle, alors que le petit dominion britannique comptait environ 20 000 habitants, les statistiques d’importation évaluaient à près de 1,7 million de litres de rhum et d’autres alcools les importations en provenance des Antilles britanniques et à plus de 2 millions de litres celles en provenance d’autres endroits. Il n’est donc pas étonnant que l’histoire de Terre‑Neuve ait été effectivement décrite comme « une longue bataille entre le rhum et la religion ». Aujourd’hui, le Screech est un rhum jamaïcain mis en bouteille à Terre‑Neuve. De couleur ambre, il titre 40° d’alcool et présente un nez épicé de sucre brun et de vanille.
Le terme screech lui‑même est plutôt mystérieux. Selon une légende locale, il trouverait son origine dans l’histoire d’un soldat américain. Ce dernier se trouvait dans un bar et a demandé un coup de rhum. En le buvant, il s’est mis à hurler en raison de la puissance du goût et du degré d’alcool. Un officier supérieur a alors demandé ce qu’était ce bruit, ce sur quoi un résident local lui a répondu : « Le screech (cri)? C’est juste le rhum, garçon! » Il est toutefois presque certain qu’il s’agit d’un récit purement fabriqué. D’autres affirment que le mot screech était un terme générique utilisé pour désigner le rhum en général partout à Terre‑Neuve. Quelqu’un pouvait entrer dans un bar et demander « Qu’est‑ce que vous avez comme screech? » Dans un cas comme dans l’autre, l’étymologie véritable reste douteuse. Le Dictionary of Newfoundland English ne fait remonter ce terme qu’à 1957 pour désigner du rhum, c’est‑à‑dire à compter de la date à partir de laquelle la Newfoundland and Labrador Liquor Corporation (NLC) a commencé à en embouteiller sous cette marque. Il est néanmoins bien établi que ce nom remonte au moins jusqu’aux années 1940 et que c’est dans ce contexte que la NLC a eu cette idée.
Ces années constituent une période de grands bouleversements pour Terre‑Neuve. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la Grande‑Bretagne donne aux militaires américains et canadiens carte blanche pour y créer des bases militaires. Terre‑Neuve se retrouve alors submergée de personnel militaire américain et canadien et voit sa population augmenter de 10 %. Cela représente toutefois, pour l’économie de l’île, une manne importante qui s’accompagne d’un afflux de technologies du 20e siècle, comme le cinéma et les véhicules modernes. Jusqu’à cette période, Terre‑Neuve était demeurée très isolée du reste de l’Amérique du Nord. Cependant, de nombreux Terre‑Neuviens ressentent alors un certain dédain de ces nouveaux venus pour leurs anciennes traditions et leur mode de vie. C’est également à cette époque que le terme Newfie commence à être utilisé pour désigner les habitants de l’île. Cette collision avec le monde moderne extérieur crée des conditions favorables à l’émergence d’un nouveau rituel d’initiation.
Le screech‑in
Bien qu’à cette époque le rhum ait commencé à perdre de son attrait au profit de la bière et du vin, le rhum Demerara bon marché devient un élément essentiel pour initier les étrangers à une expérience typiquement terre‑neuvienne. Dans ce contexte, il ne faut pas longtemps à la NLC pour exploiter le potentiel d’une telle marque. Peu de temps après, elle commence à vendre du rhum de marque Screech et à émettre des certificats‑souvenirs à l’attention des touristes attestant qu’ils ont bu un coup de ce rhum et sont désormais officiellement membres du « Royal Order of Screechers ».
Le terme screech‑in ne pouvait véritablement apparaître que dans le contexte de la contre‑culture des années 1960, tirant sa forme de mouvements de protestation comme les sit‑ins (manifestation assise) et les bed‑ins (manifestation couchée). C’est à cette époque que Merle Vokey, un enseignant, a la responsabilité d’organiser des animations lors de conférences d’enseignants des Maritimes. En quête d’inspiration, il demande des précisions à son père sur les rituels qu’utilisent les pêcheurs locaux pour octroyer le statut de « Terre‑Neuvien d’honneur » à des personnes venant de l’extérieur de l’île. Ces rituels exigent généralement des étrangers qu’ils chantent un certain genre de chansons et mettent également en jeu d’autres types de participation du public. Merle Vokey décide d’adapter ces rituels pour les enseignants. La NLC lui demande s’il serait possible de marier ses animations et les certificats de Screech de l’entreprise. Le résultat est un rituel culminant par un coup de Screech et octroyant à des étrangers le statut de Terre‑Neuvien d’honneur.
Le fils de Merle, Keith, est devenu de plein droit maître screecher à St. John’s. Il se produit régulièrement au Christian’s Pub, un bar sur la rue George, ainsi que lors de conférences et de réceptions privées. La rue George, un tronçon urbain regroupant des bars sur deux pâtés de maisons, est au cœur de la vie animée du centre‑ville de St. John’s. Lors de ces animations, Keith porte un ciré vert et se coiffe d’un suroît, une tenue censée représenter l’habit traditionnel du pêcheur terre‑neuvien. Il débute le rituel en chantant une chanson et en frappant sa main contre une rame en bois. Il se présente ensuite au public et l’encourage à participer en chantant une chanson, en dansant ou en racontant une blague. Il explique que son objectif est de recréer l’ambiance d’une fête de cuisine terre‑neuvienne typique. Il s’exprime avec un très fort accent terre‑neuvien qu’il exagère volontairement, utilisant une langue pleine d’expressions familières et d’impropriétés souvent désignée comme du Newfinese.
Keith demande alors au groupe : « Is ya screechers? » (Êtes‑vous des screechers?), une question à laquelle il convient de répondre « Indeed I is, me ol’ cock, and long may your big jib draw. » C’est souvent là que ça commence à se compliquer pour ceux qui veulent devenir screechers. « Me ol’ cock » est un terme affectueux typiquement cockney (parler londonien populaire). « Long may your big jib draw » est une formule de marins pour souhaiter bonne chance qui signifie littéralement « qu’il y ait toujours du vent dans tes voiles ».
Une fois que les candidats se sont acquittés de la récitation de ce « credo », on fait circuler un plat de baloney (saucisson de Bologne). Pour des raisons jusqu’auxquelles il est difficile de remonter, le baloney, souvent appelé « steak des Newfies », a été, de tout temps, une viande extrêmement populaire à Terre‑Neuve. Le Terre‑Neuvien moyen consomme annuellement 4 kg de saucisson de Bologne. L’explication la plus simple est qu’il s’agit d’une viande peu coûteuse. Terre‑Neuve a toujours rencontré des difficultés économiques liées au cycle des années d’expansion alternant avec des années de ralentissement dans l’industrie des pêches et, chaque année, aux longues périodes de chômage hors saison. Dans ce contexte, il était tout naturel que le saucisson de Bologne devienne un aliment de base pour de nombreuses familles. En outre, le baloney est riche en sodium, avec 740 mg par portion de 100 g, et le sel a toujours joué un rôle important dans la cuisine de Terre‑Neuve.
L’étape suivante, après avoir consommé le baloney, consiste pour les candidats à embrasser une morue. Les screechers s’agenouillent tandis que Keith sort une morue congelée de derrière le bar que les participants doivent alors, à tour de rôle, embrasser. On ne saurait trop insister sur le rôle de la morue à Terre‑Neuve. Quand John Cabot « découvre » l’île pour le compte des Britanniques en 1497, il affirme que la mer regorge de morues à un point tel que l’on pourrait « marcher sur leur dos ». Il s’agit toutefois d’un fait que connaissaient bien déjà les pêcheurs basques et portugais qui pêchaient dans les Grands Bancs avant même que John Cabot ne prenne la mer. Jusqu’à son effondrement en 1992 et le moratoire qui a suivi, l’industrie de la pêche à Terre‑Neuve était l’une des plus importantes au monde.
Enfin, comme une apothéose, arrive le coup de Screech. La cérémonie accomplie, les screechers sont désormais tous des Terre‑Neuviens d’honneur.
Il existe de nombreuses variantes du screech‑in, et Keith est loin d’être le seul maître screecher à Terre‑Neuve. Toutefois, elles comprennent toujours quatre étapes principales :
1. Prononcer des paroles typiquement terre‑neuviennes; ce « credo » est à peu près toujours le même.
2. Manger quelque chose de typiquement terre‑neuvien; c’est le baloney que l’on rencontre le plus souvent, mais il peut également s’agir de capelan, un tout petit poisson, ou de Peppermint Knobs, des bonbons locaux.
3. Embrasser quelque chose de typiquement terre‑neuvien; il s’agit en général d’une morue, mais ceux qui sont trop sensibles peuvent y substituer un jouet représentant un macareux.
4. Boire quelque chose de typiquement terre‑neuvien; bien entendu, on utilise le plus souvent du Screech, mais l’on peut également faire boire aux candidats privilégiant une boisson non alcoolisée du sirop Purity, une boisson concentrée à saveur de fruits fabriquée localement.
Controverse à propos du screech‑in
Le screech‑in reçoit indubitablement son lot de critiques. De nombreux détracteurs affirment que cette « cérémonie » renforce les stéréotypes négatifs sur les Terre‑Neuviens. Il est exact que les maîtres screechers, comme Keith Vokey, multiplient les stéréotypes. En outre, non seulement ces représentations constituent des caricatures délibérées, mais elles ne sont plus vraiment pertinentes dans la Terre‑Neuve moderne. La pêche à la morue ne constitue plus aujourd’hui la principale activité économique de l’île, et la plupart des gens qui travaillent dans l’industrie des pêches sont employés dans des usines de transformation et ne sortent plus en mer, sauf à des fins récréatives.
Cette préoccupation relative aux stéréotypes remonte aux années 1940 et à l’apparition du terme « Newfie », véhiculant l’idée que les Terre‑Neuviens sont de pittoresques pêcheurs pratiquant des traditions surannées et dotés d’accents risibles. De nombreuses personnes ont tenté, au fil des décennies, de tordre le cou au stéréotype Newfie. Dans les années 1990, le premier ministre, Clyde Wells, a tenté d’arrêter l’émission par la NLC des certificats du « Royal Order of Screechers ».
Il faut toutefois noter qu’une partie du plaisir d’un screech‑in consiste justement en une satire de ces stéréotypes. Lorsque Keith dirige son screech‑in, il est parfaitement clair pour tous qu’il s’agit d’une « cérémonie » artificielle. L’objectif est alors d’intégrer les étrangers à la société terre‑neuvienne en utilisant la plaisanterie. Il est possible que certaines personnes arrivent à Terre‑Neuve avec des notions préconçues sur la vie dans l’île; le screech‑in est alors un moyen pour les îliens de démontrer, sur un ton plaisant et sur le mode de l’autodérision, qu’ils ont pleinement conscience de qui ils sont.
D’autre part, compte tenu de sa popularité, il est peu vraisemblable que le Screech disparaisse prochainement. Le screech‑in constitue une véritable aubaine pour les bars à Terre‑Neuve. Conjointement au Christian’s où officie Keith Vokey, un certain nombre d’autres bars de la rue George proposent également des screech‑in, chacun distribuant ses propres certificats et ses propres souvenirs, par exemple des petits verres à alcool personnalisés. La NLC continue de pleinement exploiter le succès de la marque Screech en vendant des T‑shirts et d’autres accessoires. Jump Bean, une entreprise locale, vend même du café en grains aromatisé au Screech.
Le Screech est devenu un véritable emblème culturel pour les Terre‑Neuviens. Il s’agit d’une métaphore des nombreuses qualités dont ils aiment se targuer et qu’ils attribuent à leur province : la force, le caractère unique et, avec un peu d’autodérision, un humour outrageusement familier.