Voyageurs canadiens à l'étranger
Quand les compagnies de bateaux à vapeur de Hugh Allan et de Samuel Cunard commencent à traverser régulièrement l'Atlantique dans les années 1850, les Canadiens, qui profitent également des voyages organisés de Thomas Cook et de tarifs réduits sur l'aller-retour, se mettent à voyager à l'étranger en nombre croissant. À quelques exceptions près, voyager à l'étranger au XIXe siècle signifie avant tout aller en Europe en passant par les routes traditionnelles, c'est-à-dire par la Grande-Bretagne, la France, l'Italie, la Suisse, la vallée du Rhin et les Pays-Bas. Seuls quelques voyageurs s'aventurent hors des sentiers battus pour aller en Espagne, en Europe de l'Est ou en Scandinavie.
Les voyages sont surtout le privilège de l'élite, qui se mélange à la bonne société dans les nouveaux grands hôtels, qui assiste aux représentations de théâtre et d'opéra, qui consulte d'éminents médecins ou qui envoie sa progéniture faire de grands périples. Ils sont aussi accessibles à ceux dont les employeurs couvrent les frais de déplacement : des membres du clergé vont entendre les sermons des grands pasteurs de Londres pour inspirer leur propre travail au pays ; des éducateurs visitent des écoles et des bibliothèques, assistent à des conférences et achètent des appareils scientifiques, des moules en plâtre et des copies de peintures ; et des journalistes sont envoyés pour couvrir des événements spéciaux ou simplement écrire des reportages sur la toute nouvelle expérience des voyages transatlantiques. Il en est resté un grand nombre de récits de voyages, certains publiés, d'autres encore inédits. Ils constituent d'importants documents d'intérêt culturel qui non seulement montrent les liens intimes entre la culture canadienne et les cultures européennes, mais aussi révèlent une plus grande conscience du monde dans son ensemble et un sentiment naissant d'une identité indépendante.
Depuis les premiers écrits tels que les lettres de JosephHOWEau Novacsotian à l'occasion de son voyage pour assister au couronnement de la reine Victoria en 1838, jusqu'à Here and There in the Home Land: England, Scotland and Ireland, as Seen by a Canadian (1895) de Caniff Haight, réédité en 1904 sous le titre A United Empire Loyalist in Great Britain, le voyage en Grande-Bretagne est perçu à la fois comme une réunion de famille et un pèlerinage. « J'aimerais que chaque citoyen des colonies voie la vieille Angleterre comme l'Hindou voit le Gange », écrit en 1871 Moses Harvey, un célèbre expert en histoire et en ressources de Terre-Neuve, dans un de ses nombreux essais de voyage destinés aux périodiques. Il considère en outre que le voyage est un moyen de cultiver « cet attachement révérenciel qui ressemble beaucoup à l'amour d'un enfant pour ses parents ». De même, dans son England and Canada: A Summer Tour Between Old and New Westminster (1884), sir SandfordFLEMINGsalue les progrès dans les transports comme un événement d'une importance égale à celle de la découverte de l'Amérique, de la Bible de Gutenberg et de la Réforme. Cette opinion est partagée par J.J. Miller dans Vancouver to the Coronation: A Four Months' Holiday Trip (1912).
D'autres touristes commencent à critiquer cette dévotion inconditionnelle. Ainsi, dans ses Sketches of a Tour from Canada to Paris, by Way of the British Isles, During the Summer of 1867 (1868), Andrew Spedon, un enseignant de Montréal originaire d'Écosse, dénonce l'image que le Canada projette de lui-même à l'Exposition de Paris de 1867. Il la décrit comme étant celle d'« un enfant apeuré [...] tapi derrière les ombres de la forêt des temps primitifs ». Une voix dissidente émerge également des oeuvres très populaires de Kathleen « Kit »COLEMAN, originaire d'Irlande, qui, dans ses lettres enthousiastes au journal Mail and Empire à l'occasion du jubilée de diamants, rassemblées plus tard dans To London for the Jubilee (1897), critique gentiment cet étalage de sentiments impérialistes en ces temps de contraintes sociales. Évitant les routes et les paysages conventionnels, Grace E. Denison traverse le continent avant de lancer sa chronique sous le nom de « Lady Gay » dans le Saturday Night. Elle y fait connaître ses positions féministes aux Européens récalcitrants, puis elle rassemble ses impressions dans A Happy Holiday (1890).
Moins soucieux de réforme sociale, leur collègue Alice Jones, du magazine The Week, et d'autres collaborateurs de ce journal écrivent des billets impressionnistes inspirés de Ruskin, de Pater, de Browning et de James, modifiant ainsi les pèlerinages littéraires comme les graves visites du directeur d'école James Elgin Wetherell en « terre de Burns », le pays de Walter Scott, Stratford-upon-Avon, et en « terre de Tennyson », décrite dans Over the Sea: A Summer Trip to England (1892). Le magazine The Week documente les réactions canadiennes à l'esthétisme de fin de siècle, qui contraste fortement avec les attitudes de membres du clergé tels que William Withrow et Hugh Johnston. Ces derniers, dans A Canadian in Europe (1881) et Toward the Sunrise: Being Sketches of Travel in Europe and the East (1881) respectivement, donnent libre cours à leur mécontentement de méthodistes à l'égard des statues sensuelles de l'Église catholique romaine, « les Christs livides tachés de sang ».
Les portraits des autochtones des pays visités dépassent rarement les clichés et la caricature. Les descriptions que l'on retrouve dans les Letters from East Longitudes (1875), de Thomas Stinson Jarvis, se rapportant à son expédition en Terre sainte, ou encore dans The World: Round It and Over It (1881), de Chester Glass, laissent entrevoir certaines des difficultés auxquelles le Canada allait faire face en tant que société multiculturelle. Les Canadiens doivent se défendre contre des stéréotypes qui les présentent comme des coloniaux naïfs ou qui les prennent pour des Américains. Ce genre d'expériences donne lieu aux nombreuses parodies à moitié fictives de récits de voyages contemporains écrites par Sara Jeannette DUNCAN, dont A Social Departure: How Orthodocia and I Went Around the World By Ourselves (1890) et A Voyage of Consolation (1898).
Après les années 1890, la littérature de voyage amorce un déclin à mesure que les albums photographiques rendent superflues les descriptions détaillées. Plus encore, les deux guerres mondiales apportent des changements significatifs : les récits de voyages en Europe, qui jusque-là étaient le pillier des périodiques, cèdent largement le pas, pour des raisons d'ordre pratique ou patriotique, aux articles sur les attractions touristiques du Canada, en particulier les Prairies et la Colombie-Britannique. Les articles du Canadian Magazine,Maclean's ou Saturday Night sur des lieux à l'étranger tendent désormais vers une analyse de l'effort de guerre et du moral des troupes ou vers une caricature hostile, selon les pays couverts, ou constituent simplement un moyen d'évasion nostalgique. Les récits de voyage de l'après-guerre, inférieurs à ceux de l'époque victorienne, dont ils sont les descendants, ressemblent souvent à des pèlerinages macabres aux ruines de civilisations autrefois admirées. C'est le cas de Our Trip to Rome (1953), de Charles Lanphier, et de "Fragments": Impressions of Holland, Belgium, Germany, Austria, Luxembourg, France, Italy, Scotland and England (1956), de C.H. Blakeny. Cependant, une nouvelle génération d'écrivains voyageurs semblent apparaître, qui marient l'impressionnisme de l'observateur et le journalisme pénétrant de leurs prédécesseurs, et qui élargissent leur vision pour englober le monde. Parmi eux, on note entre autres Charles RITCHIE, George WOODCOCK, Bharati MUKHERJEE, Clark BLAISE, Gwendolyn MACEWEN .