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Dieppe : Les plages de l'enfer

L'article suivant est un éditorial rédigé par le personnel de l'Encyclopédie canadienne. Ces articles ne sont pas généralement mis à jour.

À 5 h 23 le 19 août 1942, le capitaine Denis Whitaker et ses hommes du Royal Hamilton Light Infantry entendent la coque de leur péniche de débarquement râper les galets de la vaste plage faisant face à la ville française de Dieppe. Au moment où le soleil apparaît à l'horizon, révélant la silhouette de la ville, les soldats regardent par-dessus la rampe de la barge. Ils s'attendent à voir la ville détruite par les bombes de la RAF et les obus de la Royal Navy, mais à leur grande surprise même les vitrines des magasins sont encore intactes. Tout à coup, une grêle de balles de mitrailleuse s'abat sur la paroi de la péniche.

On avait promis aux Canadiens que la ville serait peu défendue. Au contraire, les combattants découvrent que Dieppe est une forteresse intacte et que les Allemands les attendent de pied ferme. La rampe bascule, et Whitaker et ses hommes s'élancent sur la plage de galets, sous un déluge de balles et de bombes, alors que les corps commencent à s'y amonceler. Comment a-t-on pu en arriver là?

Les Alliés savent que tôt ou tard ils devront traverser la Manche pour essayer de déloger les Allemands de la France. Les Britanniques préfèrent, eux, se battre en Afrique, mais Staline réclame l'ouverture d'un deuxième front, qui forcerait les Allemands à réduire leurs forces à l'Est. Les Canadiens veulent agir.

En 1942, cependant, les Alliés ne sont pas du tout prêts pour un débarquement à grande échelle en France. Un compromis se dessine dans la tête des dirigeants britanniques : lancer un petit raid sur le port français de Dieppe, avec environ 500 commandos. Le raid mettra à l'épreuve les défenses allemandes, permettra de recueillir des renseignements et, avec un peu de chance, persuadera l'État-major allemand de déplacer des troupes du front oriental.

Les plages de Dieppe. Les chars d'assaut avaient brisé leurs chenilles sur la roche dure (avec la permission des Archives nationales).

Au fur et à mesure que les hauts dirigeants, notamment le général Bernard Montgomery, lord Louis Mountbatten et Winston Churchill lui-même, se mettent à intervenir dans la planification, le projet prend de l'ampleur et on décide finalement de faire appel à 5000 Canadiens. Les attaques amphibies sont parmi les opérations militaires les plus délicates, mais on assure aux Canadiens qu'ils seront pleinement appuyés par la RAF, la Royal Navy et les parachutistes. Cependant, alors même que les Canadiens s'entraînent dans l'île de Wight, le plan est en train de s'écrouler. De peur de se mettre à dos les Français par la mort de civils, Churchill décide de ne pas bombarder

Dieppe. Quant à la Royal Navy, elle juge qu'elle ne peut prendre le risque d'envoyer des bâtiments de guerre, pas même des croiseurs lourds, au large de la ville, car ils constitueraient une trop belle cible pour la Luftwaffe. Le pire est peut-être l'absence presque totale de renseignements sur la topographie de Dieppe. Les quelques renseignements qu'on possède sur la plage permettent de penser que la matière particulière dont y est constituée la roche, un minéral extrêmement dur appelé chert ne convient absolument pas aux chars.

Les tenants du plan continuent toutefois à défendre l'opération avec acharnement, persuadés que la surprise balayera tous les obstacles. Pourtant, les Alliés ont publiquement annoncé l'attaque, et les Allemands ont bien écouté. Sur place, toute surprise disparaît lorsque les attaquants rencontrent un convoi allemand en route pour Dieppe.

De toutes les questions entourant la planification du désastre qui s'ensuit, l'une des plus déconcertante est : pourquoi le général Montgomery, connu pour être rigoureux sur les détails et pour insister sur l'utilisation de la puissance de feu maximale lors des attaques, a-t-il fait preuve d'aussi peu de jugement? Malheureusement, on ne connaîtra probablement jamais la réponse, puisque Montgomery a lui-même brûlé les documents qui auraient pu apporter des éclaircissements.

En ce matin d'août 1942, les erreurs de planification vont se transformer en une réalité sanglante, alors que 4963 soldats canadiens se ruent sur les plages de Dieppe, appuyés par 1000 commandos britanniques.

À 5 h 30, l'attaque vacille dangereusement. Deux assauts sur les flancs latéraux n'ont pas réussi à détruire les batteries côtières; le sort des hommes débarqués sur la plage principale est scellé. Les chars, quant à eux, s'enlisent sur la plage, les pignons d'entraînement de leurs chenilles bloqués par des pierres de la taille d'une balle de baseball.

Le capitaine Whitaker et ses hommes se précipitent vers un grand immeuble de stuc situé sur l'esplanade, dans un nuage de fumée. Ils en délogent les Allemands, mais se rendent vite compte qu'il est inutile d'aller plus loin. Toute autre avancée mène à la mort.

Finalement, le mot circule que la Marine tentera une évacuation à 11 h. Les Allemands déclenchent un feu nourri sur les hommes qui foncent vers les bateaux. Certains d'entre eux refusent d'abandonner les blessés. Le colonel Merritt et l'aumônier John Foote recevront tous deux la Croix de Victoria pour être restés afin d'aider leurs hommes. À 12 h 20, l'ordre de se retirer est donné; 1874 Canadiens resteront prisonniers des Allemands.

Les Alliés tireront de nombreuses leçons de cette débâcle, des leçons qui contribueront au succès du débarquement de Normandie, mais qui seront une bien maigre consolation pour les 3164 Canadiens tués ou capturés. Le raid persuadera les Américains et les Russes de harceler Churchill pour qu'il accepte une attaque sur la France. Hitler ordonnera le déplacement de 10 divisions d'infanterie du front oriental vers la France. Néanmoins, la plupart des protagonistes de l'opération sur Dieppe esquiveront les questions concernant la planification. Churchill tentera même pendant des années de nier qu'il était au courant du raid. Mountbatten blâmera l'Armée de terre, les autres la Marine. Le ministre de la Défense John McCallum a utilisé l'expression "Catastrophe de Dieppe" pour mettre en garde les partisans d'une éventuelle invasion de l'Irak.

L'énigme de Dieppe demeure donc. En y réfléchissant des années plus tard, le capitaine Whitaker, un de ceux qui ont réussi à atteindre les bateaux d'évacuation, déclarera qu'il n'existe aucune réponse toute faite aux questions laissées par Dieppe. Pour lui, "Dieppe est une tragédie, pas un échec."

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