Début de carrière
Née à Ottawa (Ontario) en 1903, Elsie May Thacker a passé son enfance et sa vie adulte à Portage-du-Fort, village situé à la frontière du Québec et de l’Ontario, à 100 km à l’ouest d’Ottawa, en bordure de la rivière des Outaouais. En 1920, elle épouse Gordon Gibbons (1896-1978) avec qui elle a un fils en 1936. Le couple vit de la vente du lait à une fromagerie locale. Pour boucler le budget familial, Elsie écrit des articles pour deux journaux ontariens, le Renfrew Mercury et le Pembroke Observer. Elle fait aussi de la couture et travaille comme domestique et cuisinière pour un marchand prospère de Portage-du-Fort.
L’incendie de la maison non assurée des Gibbons les oblige à trouver une source de revenus sûre pour rembourser leurs dettes. En 1929, le couple s’engage sur un bateau à vapeur de l’Upper Ottawa Improvement Company (ICO), l’Hiram Robinson, qui remorque pendant la belle saison, les billots qui flottent sur la rivière des Outaouais à la hauteur du lac des Chats. Elsie cuisine pour 11 hommes, dont son mari, matelot de pont.
En 1930, les Gibbons ouvrent une petite épicerie à Portage-du-Fort qui doit abriter le comptoir postal dont est responsable Gordon. Une fois ce contrat avec le gouvernement terminé, Elsie décide de rester en affaire, alors que son mari décide de se lancer dans l’élevage bovin.
La fin des années 1940 s’avère des années fastes pour la petite communauté et pour le commerce d’Elsie Gibbons. En effet, à partir de 1948, Hydro-Ontario entreprend à Portage-du-Fort, la construction d’un barrage et une centrale (Chenaux). Mille deux cents hommes sont mobilisés sur ce chantier. Ceux-ci font leurs achats au magasin et y encaissent leurs chèques de paie. Elsie gère maintenant un magasin général qui s’agrandit et se double d’un restaurant. Puisque la demande est grande pour les logements, les Gibbons font construire deux maisons, deux cottages et réparent plusieurs logements qu’ils louent ensuite aux travailleurs.
Pendant cette période, le village est desservi en eau par un service de citerne. Le chantier terminé, le service cesse. La municipalité n’ayant pas de réseau de distribution d’eau, la plupart des villageois qui n’ont pas de puits se retrouvent sans eau potable. Acheter un baril d’eau puisée à même la rivière coûtait alors relativement cher. C’est la résolution de ce problème vital qui servira de tremplin à la carrière politique d’Elsie Gibbons.
Première mairesse au Québec
Le 13 mai 1953, Gibbons est portée à la mairie de Portage-du-Fort par ses concitoyens. Élue par acclamation (et en son absence), ces derniers considèrent qu’elle est, en tant que commerçante, la personne la mieux placée pour convaincre les autorités provinciales d’amener l’eau au village. Gibbons décide de relever le défi et devient ainsi, la première femme mairesse de l’histoire du Québec (voir Gouvernement municipal). Son élection intervient, deux ans seulement après celle de Charlotte Whitton à Ottawa, première femme à la tête d’une grande ville du pays et 13 ans après que les Québécoises aient obtenu le droit de vote aux élections provinciales.
Sous son administration, Gibbons convainc les villageois de voter en faveur de la nécessité de doter la municipalité d’un réseau de distribution d’eau, ce qui implique de s’endetter, car le gouvernement à l’époque octroie rarement un financement pour ce genre de projet d’infrastructure. Gibbons réussit néanmoins à obtenir auprès du député provincial, l’unioniste Raymond Johnston, la somme de 15 000 $ pour lancer les travaux. Le reste du financement est amassé par la vente de bons parmi les villageois. Elle pourvoit aussi la ville d’une nouvelle caserne pour le service d’incendie et fait asphalter l’ensemble des rues de cette petite municipalité de 500 habitants. Elle procède à la rénovation de plusieurs édifices publics et développe des installations de sports et loisirs.
Elle occupe le poste de mairesse sans interruption jusqu’en 1971 (18 ans), année où elle perd de justesse ses élections. Elle revient comme conseillère en 1973 et est réélue mairesse en 1975. Elle quitte cette fonction en 1977. De 1959 à 1961, elle est également préfète du Comté de Pontiac (aujourd’hui la Municipalité régionale de comté de Pontiac). Elle dirige ainsi une assemblée de 25 maires, tous des hommes, qui doivent lui rendre des comptes. Dans une entrevue donnée au Montreal Gazette en 1971, elle souligne que ces derniers ne l’ont jamais considérée comme une femme, qu’ils ont toujours été très respectueux à son égard et coopératifs (« They – the male mayors – never considered me as a woman and were always very respectful and cooperative »). Elle est la première femme à avoir occupé ce poste au Québec et, probablement aussi dans l’ensemble du Canada.
Les femmes en politique
À la lecture des mémoires de Gibbons on est frappé par la conscience qu’elle a d’être précurseure. À plusieurs reprises, elle insiste sur le fait qu’elle est la première femme à occuper un poste d’importance en politique municipale québécoise. Elle se prononce également sur la place des femmes en politique et l’évolution générale de la société à leur égard. Elle note ainsi que lors de son élection en 1953, on utilise pour la désigner une dénomination masculine, soit « Mayor of Portage-du-Fort, Mrs Gordon Gibbons » (le maire de Portage-du-Fort, madame Gordon Gibbons). Ici, les habitudes langagières masquent la personnalité juridique de la femme et celle-ci disparaît au profit du nom de son mari (voir Affaire « personnes »). Quelques années plus tard, en 1959, alors qu’elle est préfète du Comté de Pontiac, son genre est reconnu et ses fonctions féminisées. Elle est présentée comme « Lady Mayor, Elsie M. Gibbons » (Madame la mairesse Elsie M. Gibbons).
Lors d’une entrevue accordée en janvier 1960 au journaliste Charles B. Lynch, alors chef de bureau à Ottawa pour Southam News, elle déclare que « les femmes devraient prendre l’avant-scène et cesser de se cacher derrière leurs maris ; […] elles sont largement capables de diriger le pays. » Pour Gibbons, les femmes sont aussi compétentes que les hommes en politique. En 1959, dans une lettre adressée au Saturday Night, elle mentionne qu’avoir de l’expérience dans le milieu des affaires, en administration ou encore un intérêt pour le bien-être de la communauté est un gage de réussite pour celles qui souhaitent se lancer dans l’aventure politique.
Importance
Bien que son engagement politique ait surtout été de portée locale, Gibbons est une véritable pionnière en politique québécoise. Son exemple est de plus en plus cité dans la littérature gouvernementale sur les femmes en politique. Alors qu’en 1980, seulement 1,5 % des maires et 3,8 % des conseillers sont des femmes, en 2013, elles représentent 17 % des maires élus et 32 % des conseillers. Si ces chiffres sont encourageants, la parité en politique municipale est encore loin d’être atteinte.
En avril 2015, à l’occasion du 75e anniversaire de l’obtention du droit de vote des femmes au Québec, le gouvernement québécois a rendu un hommage posthume à l’ancienne mairesse de Portage-du-Fort. Le 8 mars 2017, la Fédération québécoise des municipalités a annoncé la création du prix Elsie-Gibbons afin de récompenser l’engagement des femmes en politique municipale.
Deux albums manuscrits rédigés et colligés par Gibbons, portant notamment sur ses années en politique municipale, sont conservés aux Archives du Pontiac à Shawville, Québec.