« Je me sens capable d’un courage immense et splendide », a écrit Emily Murphy en 1927. À cette étape de sa vie, cette femme originaire de Cookstown ( Ontario), alors âgée de 59 ans, avait obtenu le droit de concrétiser de grandes ambitions. En effet, elle avait connu la réussite tour à tour en tant qu’écrivaine (sous le nom de plume « Janey Canuck »), que militante sociale et que juriste autodidacte. En 1916, elle était devenue la première magistrate de l’Empire britannique. Elle était également épouse et mère.
Cependant, ce qu’elle n’était pas, en droit canadien, c’était une « personne »... parce qu’elle était une femme. Elle a d’ailleurs fait cette découverte le premier jour de sa magistrature, en 1916. Un avocat s’était opposé à Emily Murphy : en tant que femme, elle n’était pas une « personne » selon le système juridique britannique alors en vigueur au Canada, avait‑il insisté.
Cette affirmation, qui avait suscité la colère d’Emily Murphy, l’a décidée à opérer un changement. Au cours de la décennie suivante, elle s’est fait quatre alliées de taille : Henrietta Muir Edwards, Louise McKinney, Nellie McClung et Irene Parlby. Ensemble, elles ont formé le groupe connu d’abord sous le nom des Cinq Albertaines. Tandis que s’étendait leur renommée, on les a finalement baptisées les Cinq femmes célèbres. Chacune d’elles résidait en Alberta, faisait preuve d’une grande volonté et s’était engagée envers la justice sociale. Nellie McClung, Louise McKinney et Irene Parlby avaient siégé à l’Assemblée législative de l’Alberta. Originaire de Montréal, Henrietta Muir Edwards avait acquis une expertise en droit de la femme et de l’enfant. En tant que signataires, elles ont présenté une pétition devant la Cour suprême du Canada en 1927, dans le cadre de « l’affaire “personne” ». Leur but consistait à obtenir le statut juridique de « personnes » pour les femmes. Elles deviendraient alors admissibles à des postes obtenus par nomination, notamment au Sénat.
Les Cinq femmes célèbres ont déposé leur pétition le 27 août 1927, afin de demander s’il était constitutionnellement possible, pour une femme, d’être nommée au Sénat. Le gouvernement fédéral a renvoyé la question à la Cour suprême : « Est‑ce que le terme “personnes”, qui figure dans l’article 24 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 inclut les personnes de sexe féminin? » Le 24 avril 1928, les membres de la Cour suprême ont répondu, à l’unanimité, que les femmes n’étaient pas des « personnes » en l’occurrence. Elles ne pouvaient donc pas faire l’objet d’une nomination au Sénat. Cependant, moins de deux mois plus tard, le 18 octobre 1929, le Comité judiciaire du Conseil privé de l’Angleterre, qui a été le tribunal d’appel de dernière instance du Canada jusqu’en 1949, a annulé cette décision.
Le gouvernement libéral du premier ministre Mackenzie King est intervenu assez rapidement par la suite, en nommant la première sénatrice du Canada le 15 février de l’année suivante. Toutefois, ce n’était pas Emily Murphy (qui était conservatrice). En fait, le gouvernement avait arrêté son choix sur Cairine Wilson, Montréalaise parfaitement bilingue qui militait activement au sein du Parti libéral. Ironie du sort, son mari refusait qu’elle occupe un emploi rémunéré. Il avait donc fait savoir au gouverneur général qu’elle n’avait pas l’intention d’exercer cette fonction. Cairine Wilson a néanmoins accepté l’offre. Quoi qu’il en soit, Emily Murphy n’a pas savouré sa victoire bien longtemps : elle est décédée en octobre 1933, à l’âge de 65 ans.
On se souvient surtout d’Emily Murphy pour cette bataille victorieuse, d’ailleurs relatée par l’une des Minutes du patrimoine d’Historica Canada. Cet événement est toujours considéré comme l’une des étapes déterminantes de l’accession des femmes à des rôles plus importants au sein de la société et en politique canadienne. Preuve de cette émancipation, en 2013, les quatre provinces les plus populeuses du Canada — soit l’Ontario, le Québec, la Colombie‑Britannique et l’Alberta — étaient dirigées non pas par des premiers ministres, mais des premières ministres, à l’instar de Terre‑Neuve‑et‑Labrador et du Nunavut.
Les réalisations d’Emily Murphy entrent en contradiction avec ses vues sur d’autres enjeux, notamment son opposition à l’immigration non blanche et son appui à l’eugénique ainsi qu’à la loi albertaine de 1928 sur la stérilisation sexuelle. De nos jours, de tels avis exprimés sur ces thèmes sont clairement offensants et vont à l’encontre de l’opinion générale. À juste titre, ils influent sur la perception actuelle d’Emily Murphy. Néanmoins, ses exploits réalisés au nom des femmes demeurent incontestables... et ont profité à tout le monde.