Gauthier, Éva
(Ida Joséphine Phoebe) Éva Gauthier. Mezzo-soprano, professeure (Ottawa, 20 septembre 1885 - New York, 26 décembre 1958). Elle étudie le piano et l'harmonie avec J. Edgar Birch avant d'entreprendre, à 13 ans, des études vocales avec Frank Buels. Soliste à l'église Saint Patrick d'Ottawa, elle fait des débuts professionnels en 1902 à la basilique d'Ottawa, participant comme contralto à une cérémonie commémorant le décès de la reine Victoria de même qu'à la première canadienne de la Festival Mass de Charles A.E. Harriss. Grâce à l'appui de sir Wilfrid et de lady Laurier, elle part pour l'Europe en juillet 1902. À Londres, elle entend Faust avec Plançon et Nellie Melba et se rend aussitôt à Paris dans le but d'étudier avec le professeur de cette dernière, Mathilde Marchesi. À son audition, elle est accompagnée au piano par lady Laurier mais Marchesi la met en garde quant à d'imminents problèmes vocaux et refuse de lui enseigner. Gauthier prend des cours particuliers d'Auguste-Jean Dubulle, qui enseigne à Joseph Saucier au Conservatoire de Paris. Ses leçons sont interrompues par une opération pour des nodules sur ses cordes vocales, mais elle reprend peu à peu ses études, cette fois avec Jacques Bouhy, créateur du rôle d'Escamillo dans Carmen. Elle affirme plus tard que Bouhy a été son seul professeur.
Carrière et études de 1905 à 1914
En 1905, elle rencontre à Londres sa compatriote Emma Albani qui l'engage pour une tournée avec elle dans les Îles britanniques et pour les 50 concerts de sa grande tournée d'adieu au Canada (1906). Gauthier étudie avec William Shakespeare à Londres comme protégée de lord Strathcona, et, en 1907, elle tient la partie de soprano dans la Coronation Mass for Edward VII de C.A.E. Harriss à Queen's Hall, avec le Sheffield Choir et l'Orchestre symphonique de Londres. Cette année-là, elle se rend à Milan pour étudier (1907-1908) avec le ténor Giuseppe Oxilia qui l'encourage à aborder le répertoire de soprano léger, et elle travaille plus tard avec Carlo Carignani. À Milan, Rina Giachetti, belle-soeur de Caruso, la prépare pour ses débuts à la scène dans le rôle de Micaëla dans Carmen, à Pavie (1909). La critique est favorable, mais les quatre représentations suffisent à la convaincre que la scène n'est peut-être pas son domaine. Elle chante avec des orchestres en Hollande et en Belgique, dont un concert avec l'Orchestre philharmonique de Berlin à Scheveningen (Hollande) où elle interprète « Bel raggio » de Semiramide de Rossini, puis rentre à Paris.
En 1910, elle se fait entendre avec orchestre à Copenhague au Palais royal. Ce printemps-là, elle est invitée par Covent Garden à chanter le rôle d'Yniold dans la création en Angleterre de Pelléas et Mélisance et demande à rencontrer Debussy. Après l'avoir entendue, le compositeur la recommande pour le rôle de Geneviève mais il a déjà été distribué. La présentation de Pelléas est fut reportée et Gauthier se fait confier le rôle de Mallika dans Lakmé, le 18 juin 1910, avec Luisa Tetrazzini et John McCormack. Mais elle doit céder sa place tout juste avant le lever du rideau car Tetrazzini trouve la voix de Gauthier trop puissante. Bien qu'on lui offre en compensation des rôles intéressants, elle quitte alors définitivement la scène pour se consacrer à l'art plus intime du récital et du concert. Avant son départ, elle chante de nouveau à Scheveningen avec l'Orchestre philharmonique de Berlin.
Elle entreprend un long voyage en Orient, faisant de longs séjours à Java où son futur mari, le Hollandais Frans Knoote (qu'elle épouse en 1911 et dont elle divorce en 1917), un ex-élève d'Oxilia, est gérant de plantation. Elle étudie la musique de l'Orient et pourrait bien être la première cantatrice d'Occident de formation classique à étudier avec un ensemble gamelan javanais. Elle se produit en récital solo en Asie du sud (1910-1914) et fait des tournées en Australie et en Nouvelle-Zélande avec Mischa Elman (1914). Quand la guerre se déclare, elle réussit à trouver une place à bord du dernier bateau en partance de Sydney, Australie, avec Mischa Elman, le ténor Paul Dufault et Harold Bauer. Avec ce dernier, elle donne en route un récital à Hawaï.
Créations de nouvelles œuvres
En même temps, elle s'intéresse à la nouvelle musique occidentale et, à son premier récital à New York (mai 1915), elle s'impose comme une artiste peu conventionnelle. Ses programmes font une large place à Ravel, Bartók, Hindemith, Schoenberg et Stravinsky, dont elle chante pour la première fois en Amérique Trois poésies de la lyrique japonaise en 1917, et Pribaoutki l'année suivante. D'un rare éclectisme, son répertoire affiche des pages peu connues de maîtres d'autrefois, des chansons qu'elle rapporte d'Orient, et des oeuvres nouvelles de contemporains tels que les membres du Groupe des Six qu'elle rencontre en 1920. Établie à New York, elle présente le 1<sup>er</sup> novembre 1923 à l'Aeolian Hall un récital maintenant qualifié d'historique. Dans la seconde partie, elle chante des pages de Jerome Kern, Irving Berlin et George Gershwin avec ce dernier au piano. La presse s'insurge contre cette intrusion de la musique légère au concert, mais on dit que le chef d'orchestre Paul Whiteman, impressionné par le talent de Gershwin, lui commande aussitôt après une oeuvre qui sera la célèbre Rhapsody in Blue. Chaque récital de l'artiste inclut de nombreuses créations et l'on estime à pas moins de 184 le nombre de mélodies qu'elle crée au cours de sa carrière.
Activités et honneurs de 1927 à 1949
Gauthier chante à Ottawa en 1927 à l'occasion du 60<sup>e</sup> anniversaire de la Confédération. En 1936, elle donne à l'hôtel Gotham trois récitals rétrospectifs, incluant des oeuvres marquantes choisies parmi les programmes de quelque 50 récitals donnés à New York. La même année, elle tient le rôle titre de Perséphone de Stravinsky lors de la présentation de l'oeuvre en première américaine à New York et à Boston. Par la suite, elle se consacre surtout à l'enseignement (à l'American Theater Wing, une école professionnelle d'art dramatique), donnant des classes de maître et participant à des jurys lors de concours importants. Le compositeur américain Ned Rorem est son accompagnateur pour une courte période et fait état de ses dons incomparables de pédagogue dans ses écrits et journaux. Gauthier est aussi membre fondatrice de l'American Guild of Musical Artists (AGMA). Honorée par les gouvernements du Danemark et du Canada, elle reçoit en 1949 la mention de la Campion Society de San Francisco pour sa contribution, comme interprète et professeure, « au maintien et au développement de la littérature vocale de la plus haute qualité ». Après sa mort, sa bibliothèque et ses documents personnels sont acquis par la New York Public Library. Par la suite, d'autres documents et photographies sont déposés à la Bibliothèque nationale du Canada.
Pour souligner le centenaire de sa naissance en 1985, Joan Patenaude-Yarnell interprète des oeuvres du répertoire de Gauthier à l'Université de Montréal lors du quatrième colloque de la Société québécoise de recherche en musique (SQRM), et à la Maison française de l'Université de New York à la suite d'un autre colloque qui réunit une table ronde composée de Ned Rorem, Philip Miller, Will Crutchfield et Nadia Turbide. En 1987, RCI produit une cassette (RCI 642) d'un récital de la mezzo-soprano Linda Bennett (Maguire), accompagnée par le pianiste Michael McMahon, recréant une partie du récital que Gauthier présente à l'Aeolian Hall en 1923.
Appréciation
Éva Gauthier est la soeur de Juliette Gaultier de la Vérendrye, violoniste et chanteuse de folklore. La voix d'Éva Gauthier, dont le registre s'étend du contralto au colorature, est célébrée non seulement pour ses qualités techniques, mais surtout pour son intensité d'expression, donnant à chaque mélodie une couleur particulière. Lors de sa tournée d'adieu au Canada en 1906, Emma Albani déclare : « Comme legs artistique à mon pays, je vous laisse Éva Gauthier ».
Enregistrements
Gauthier enregistre sa voix dès 1914, pour Columbia. À partir de 1917, elle grave pour Victor plusieurs chansons du folklore canadien-français, parfois avec le concours d'un quatuor vocal. On trouve aussi des mélodies de Duparc (« Chanson triste »), Debussy (« Romance » et « Fantoches »), Février (« La Lettre »), Dessauer (« Le Retour des promis »). Ses seules incursions dans le domaine lyrique sont « Viens avec nous, petit » (La Vivandière de Godard); « Souvenirs du jeune âge » (Le Pré aux clercs d'Hérold); l'air « Les Larmes » (Werther) et le duo « Depuis longtemps » (Louise) avec le ténor Orville Harrold. En 1938, l'étiquette Musicraft entreprend une rétrospective de l'art de la cantatrice avec le concours de son pianiste des dernières années, Celius Dougherty, mais la plupart des enregistrements ne paraissent jamais. Quelques mélodies dont « Seguidilla » (de Falla), « Mein Bett ruft » (Bartók) et « La Chevelure » (Debussy), enregistrées par procédé électrique, sont cependant publiées sur Eva Gauthier, étiquette Town Hall (TH-003), paru à New York en 1966, contenant aussi des titres gravés avant 1920 (par procédé acoustique). Aux États-Unis, International Record Club (IRCC-127) reprend en 78 tours « Nina Boboh », berceuse malaise et javanaise ainsi que « Le Retour des promis ». Gauthier fait partie des artistes présentés dans le premier volume des Grandes voix du Canada/Great Voices of Canada (Analekta AN 7801). La liste de ses enregistrements pour Victor et Columbia paraît dans En remontant les années.
Écrits
Eva Gauthier, « Reminiscences of Maurice Ravel », New York Times (16 janv. 1938).
« Singing lessons from the great of the past », Musical America, LIX (10 févr. 1939).
« Were my songs with wings provided », Repertoire (nov. 1951).
« On the edge of opera », Opera News, XIX (31 janv. 1955).
« The Roaring twenties » (interview accordée à Henry W. LEVINGER), Musical Courier, CLI (1<sup>er</sup> févr. 1955).
Bibliographie
Ursula GREVILLE, « The Art of Eva Gauthier », The Sackbut, III (1922-23).
Lucette ROBERT, « Eva Gauthier », Revue populaire (oct. 1953).
Yvonne BEAUDRY, « She sang with the Sultan's wives », « The Canadian who discovered Gershwin », Mayfair (avr., mai 1959).
Irving KOLODIN, « The Art of Eva Gauthier », Saturday Review (28 mai 1966).
Philip L. MILLER, notice biographique du 33 tours Town Hall TH-003.
Gilles POTVIN, « Il y a 50 ans, elle fit découvrir Gershwin aux Américains », Perspectives, XV (27 oct. 1973).
Nadia TURBIDE, « Éviola Gauthier - de Java au jazz », Aria, V (juill.-août 1982).
- « Canadian Eva Gauthier pioneered 20th century », Music, VIII (sept.-oct. 1985).
- « Biographical study of Eva Gauthier (1885-1958) : first French-Canadian singer of the avant-garde », thèse de Ph.D. (Université de Montréal 1986).
- « Gauthier, Eva », The New Grove Dictionary of American Music II, H. Wiley Hitchcock et Stanley Sadie dir. (Londres 1986).
Wendy MANSELL, « Grand tradition : Eva Gauthier 1885-1958 », Opera Canada (été 1996).
Christine HAMELIN, « Eva Gauthier : high priestess of modern song », City Woman (été 2002).