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Affaire Guerin

L’affaire Guerin c. La Reine a donné lieu en 1984 à un jugement clé de la Cour suprême du Canada concernant les droits des Autochtones. Son enjeu central était la responsabilité fiduciaire de la Couronne de consulter ouvertement et honnêtement les peuples autochtones avant de faire des arrangements pour l’utilisation de leurs terres. (Voir aussi Obligation de consulter.) Pour la première fois, elle établit que la Couronne possède une responsabilité juridique et non seulement morale à l’égard des Premières Nations. Elle reconnaît aussi que le titre autochtone sur les terres constitue un droit sui generis (« unique », en latin).

Contexte

En 1956, la Première Nation de Musqueam est propriétaire de près de 169 hectares d’excellentes terres autour de l’embouchure du fleuve Fraser, dans le prestigieux secteur de Southlands, à Vancouver, en Colombie-Britannique. Le sélect Shaughnessy Heights Golf Club (aujourd’hui Shaughnessy Golf and Country Club) recherche un site pour construire un nouveau terrain de golf car son bail actuel arrive à expiration en 1960. Les dirigeants du club contactent le Programme des affaires indiennes du gouvernement fédéral, dans l’espoir de louer approximativement 66 hectares des terres de la Première Nation. Simultanément, un promoteur immobilier de Vancouver manifeste son intérêt pour un bail à long terme sur le territoire, mais cette information n’est jamais transmise aux Musqueam.

Au cours des négociations, les Affaires indiennes assurent aux membres de la Première Nation Musqueam qu’ils recevront les revenus du bail de 75 ans, et que ceux-ci seront ajustés chaque décennie pour refléter équitablement les prix du marché. En conséquence, les Musqueam cèdent les 66 hectares à la Couronne. La Couronne loue les terres au club de golf en octobre 1957 pour 29 000 $ par année, au nom de la Première Nation de Musqueam. Cette entente est basée sur des conditions écrites et orales. Cependant, après avoir reçu le consentement des Musqueam, les représentants des Affaires indiennes renégocient le contrat et accordent au club des conditions beaucoup plus favorables, où les éléments oraux de l’entente ne sont pas inclus.

Les nouvelles conditions du bail prévoient aussi des périodes de renouvellement de 15 ans plutôt que 10 ans, et une augmentation de loyer maximale de 15 % pour le deuxième terme de 15 ans. Les Affaires indiennes ne fournissent pas de copie du bail aux Musqueam, et ne les mettent pas au courant du fait. En 1970, le chef Delbert Guerin obtient l’accès aux archives des Affaires indiennes et devient le premier membre de la Première Nation Musqueam à voir les véritables conditions du bail. Cinq ans s’écoulent avant que les Musqueam trouvent un avocat qui accepte de défendre leur cause. Le problème est que les titres et droits autochtones ne disposent d’aucune reconnaissance juridique ou gouvernementale à cette époque.

Le saviez-vous?
La mère du chef Delbert Guerin, Gertrude Guerin, est aussi citée comme appelante dans cette cause. Élue chef en 1959, elle s’est illustrée par son leadership et sa vigoureuse défense des droits et des cultures autochtones.

Devant les tribunaux

En 1975, la poursuite est présentée d’abord devant la Section de première instance de la Cour fédérale. Le juge trouve la Couronne coupable d’abus de confiance en tant que fiduciaire des Musqueam. Elle a signé le bail avec des conditions différentes et moins favorables que celles auparavant négociées et sans le consentement de la Première Nation. Le juge estime les dommages subis par les Musqueam à 10 millions de dollars, en se basant sur l’évaluation de leur perte au moment du procès.    

La Couronne porte cette décision en appel devant la Cour d’appel fédérale, qui renverse le jugement de la Section de première instance. La décision du juge s’appuie sur une disposition de la Loi sur les Indiens qui signifie, selon son interprétation, que le gouvernement peut décider à sa totale discrétion comment les terres de la Première Nation de Musqueam peuvent être utilisées. Il tranche également que le gouvernement n’est responsable d’aucun manquement quant au respect des termes oraux du bail.

Ce jugement est à nouveau porté en appel devant la Cour suprême du Canada, qui rend sa décision le 1er novembre 1984. Huit des neuf juges de la Cour suprême ont participé au jugement, qui comporte trois opinions. Bien qu’aucune des opinions n’ait le soutien de la majorité des juges (cinq ou plus), les juges s’entendent clairement sur le fait que la Couronne possède, quant aux terres des Premières Nations, une obligation fiduciaire générale susceptible d’exécution par les tribunaux. Malgré leurs divergences d’interprétation, les juges s’accordent à l’unanimité pour renverser la décision de la Cour d’appel fédérale.

Bases de la décision de la Cour suprême

Une Première Nation n’a pas le droit de transférer directement ses terres à un tiers. Une vente ou une location ne peuvent avoir lieu qu’à la suite d’une cession du territoire, la Couronne agissant alors au nom de la Première Nation. La Couronne assume cette responsabilité depuis la Proclamation royale de 1763, ce qui encore reconnu dans les dispositions relatives aux cessions de la Loi sur les Indiens. Cette exigence de cession et la responsabilité qui en découle sont la source de l’obligation fiduciaire de la Couronne à l’égard des Premières Nations. Cette obligation exige aussi que la Couronne protège les intérêts des Premières Nations lors de transactions avec des tiers.

Les juges notent également que les titres autochtones précèdent la Proclamation royale en tant que droits juridiques, se basant sur l’occupation et la possession historique de la terre par les Premières Nations. Ceci signifie que les titres autochtones existent indépendamment de la Proclamation royale et ne dépendent d’aucun traité, décret ou législation. L’idée que les titres autochtones découlent de l’occupation historique des terres se conforme également à deux jugements historiques de la Cour suprême des États-Unis, Johnson c. Mclntosh (1823) et Worcester c. Georgia (1832).

Impact à long terme

Le jugement de la Cour suprême dans l’affaire Guérin est un des plus importants de l’histoire du droit des Autochtones au Canada. Il reconnaît deux principes fondamentaux :

  1. La Couronne possède, envers les Premières Nations et leurs terres, une obligation fiduciaire susceptible d’exécution par les tribunaux.
  2. L’existence des titres autochtones sur les terres des Premières Nations est réaffirmée.

Le concept d’« obligation fiduciaire » est devenu un élément important dans d’autres jugements concernant les droits des Autochtones. Il est également devenu partie intégrante des interprétations de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, portant sur la protection des droits des Autochtones.

Commémoration

Chaque premier novembre, la Première Nation de Musqueam célèbre le Jour des Musqueam. Cette fête commémore et honore la décision de la Cour suprême.