Jobin, Raoul
Raoul (né Joseph Roméo) Jobin. Ténor, professeur, administrateur, haut fonctionnaire (Québec, 8 avril 1906 - 13 janvier 1974). D.Mus. h.c. (Laval) 1952. Issu d'une famille du quartier populaire de Saint-Sauveur où son père est tavernier, il fait partie de la chorale paroissiale dont il est soliste durant une dizaine d'années. Il entreprend des études vocales avec Louis Gravel d'abord, puis avec Émile Larochelle à l'Université Laval (1924-1928). Il se produit en concert sous le prénom de Roméo et, après un récital d'adieu à Québec, il poursuit à Paris des études avec Mme d'Estainville-Rousset (chant) et Abby Chéreau (mise en scène), ainsi qu'à l'Institut grégorien de Paris. Sa voix exceptionnelle retient l'attention d'Henri Büsser qui le fait auditionner devant Jacques Rouché, directeur de l'Opéra, qui lui offre un contrat pour l'année suivante. Jobin revient pour donner quelques concerts au Québec au début de 1930, mais avant tout pour épouser la soprano Thérèse Drouin, avec qui il donne par la suite des récitals et qui est à ses côtés lors de plusieurs représentations et concerts.
Années 1930 : France et Canada
De retour à Paris, il fait ses débuts professionnels dans l'oratorio Christus de Liszt, au Théâtre des Champs-Élysées, le 28 mai 1930. À la suggestion de Rouché, il adopte le prénom de Raoul et débute à l'Opéra le 3 juillet suivant, dans le rôle de Tybalt de Roméo et Juliette. Durant la saison 1930-1931, il tient de nombreux rôles dont Nicias (Thaïs), le Chanteur italien (Le Chevalier à la rose), Iopas (Les Troyens de Berlioz), mais surtout le Duc de Rigoletto (20 décembre 1930), le premier grand rôle de sa carrière. En 15 mois, il participe à 111 représentations de divers opéras. Il est bientôt demandé par les radios et les orchestres parisiens, notamment l'orchestre Colonne avec lequel il chante la 9e Symphonie et la Missa solemnis de Beethoven et le Requiem de Berlioz (1931).
La maladie de sa mère occasionne prématurément le retour de Jobin à Québec à l'automne 1931 et il ne reparaît à Paris qu'en 1934. Il donne des concerts à Québec, Ottawa et Montréal. À Québec, il se joint à la troupe de G. De Feo pour le rôle titre de Roméo et Juliette (1932). Avec la Société canadienne d'opérette, il participe au théâtre Impérial de Montréal à de nombreuses représentations d'Amour Tzigane de Lehar, Mamz'elle Nitouche d'Hervé et Secret de polichinelle de Fourdrain (1933), ainsi que dans huit représentations du Barbier de Séville avec Caro Lamoureux et dans huit autres du Voyage en Chine de Bazin (1934). Au printemps de 1933, la San Carlo Opera Company l'engage pour ses spectacles de Montréal et Québec et Jobin est applaudi dans Faust, Rigoletto, Paillasse et Roméo et Juliette.
De retour à Paris en mai 1934, il fait sa rentrée à l'Opéra le 16 juillet dans Rigoletto. À partir de ce moment, sa carrière prend son essor. Il interprète les rôles de premier ténor à Bordeaux où il est engagé pour deux saisons (1934-1936). De là, il est sollicité en province et se produit avec succès à Lyon, Toulouse, Arles, Marseille, Montpellier, et aux festivals de Vichy et d'Orange. Le 1er novembre 1936, il débute comme premier ténor à l'Opéra, et le 6 novembre 1937, à l'Opéra-Comique. Jusqu'en 1939, le nom de Raoul Jobin est la tête d'affiche des théâtres lyriques de France et il s'identifie particulièrement au répertoire français avec des incursions dans le répertoire italien ou allemand. Ses grands rôles sont Faust, Don José, Werther, Raoul (Les Huguenots), Mario (Tosca), Des Grieux (Manon), Gérald (Lakmé), Hoffmann, Roméo, Julien (Louise), sans compter de nombreuses créations, dont la principale est La Chartreuse de Parme de Sauguet (rôle de Fabrice) le 20 mars 1939. Jobin se produit également en Hollande, en Espagne durant la guerre civile et en Italie. Ses engagements avec orchestre, au concert et à la radio française se multiplient.
Années 1940 : Amérique du Nord et du Sud
À l'automne 1938, Jobin revient au Québec et chante Carmen aux Variétés lyriques, avec Anna Malenfant dans le rôle titre et sa femme dans celui de Micaëla. On le retrouve en septembre 1939 au théâtre Municipal de Rio de Janeiro, avec la troupe de l'Opéra-Comique, où il est surpris par la guerre, sa famille étant en France. De retour à Québec, il s'inscrit, à la suggestion de Wilfrid Pelletier, aux « Metropolitan Opera Auditions of the Air ». Le Metropolitan lui fait aussitôt un contrat et il y débute le 19 février 1940 dans Manon. Il reste attaché à ce théâtre jusqu'en 1950, interprétant de nombreux rôles auprès de vedettes prestigieuses comme Lily Pons, Bidú Sayão, Martial Singher, Ezio Pinza, Salvatore Baccaloni, Rïse Stevens et Licia Albanese, et sous la direction des chefs Thomas Beecham, Wilfrid Pelletier, etc. Le 20 février 1942, il tient le rôle de Luca lors de la création de The Island God de Menotti. Sa carrière nord-américaine s'étend de l'Atlantique au Pacifique et il fait de nombreuses saisons à San Francisco, Chicago, Los Angeles, Cincinnati, Philadelphie, Cleveland, Boston, Nouvelle-Orléans et plusieurs autres villes, à titre d'invité, lors des tournées nord-américaines du Metropolitan ou encore comme membre du Metropolitan Opera Ensemble (1945-1946). Partout, sa maîtrise du style français, l'éclat de ses aigus et la chaleur de son timbre lui valent un accueil enthousiaste et des critiques élogieuses. De ce calendrier se détachent quelques dates, comme Oedipus Rex de Stravinsky à Boston (1940) sous la direction du compositeur, et le rôle titre de Pelléas et Mélisande de Debussy qu'il chante en première canadienne au théâtre His Majesty's de Montréal le 14 juin 1940, sous la direction de Wilfrid Pelletier, avec Marcelle Denya comme partenaire, pour les Festivals de Montréal. Au Metropolitan, Jobin chante Des Grieux, Hoffmann, Pelléas, Mario, Paillasse, Tonio (La Fille du régiment), Gérald, Faust, Don José, Julien, Samson et Roméo, et participe à trois débuts de saison.
L'été, Jobin retourne régulièrement en Amérique du Sud pour des saisons à Rio de Janeiro, au Teatro Colón de Buenos Aires et à Mexico où il défend le répertoire français avec le chef Albert Wolff. Il tient notamment le rôle de Renaud dans Armide de Gluck (1943) et Admetus dans Alceste du même compositeur (1954) au Teatro Colón.
Retour à Paris
Après la guerre, le ténor canadien effectue sa rentrée parisienne à l'Opéra le 16 mai 1947 dans un triomphal Lohengrin, son premier grand rôle wagnérien, auquel on l'identifie sous le nom de « Monsieur Lohengrin », précédée le 23 avril de Des Grieux à l'Opéra-Comique. Le 12 juin, il y chante le 2500e Don José de Carmen de Bizet, et Samson à l'Opéra le 18 avril 1948. Le 18 juin 1951, Jobin chante Rhadamès à l'Opéra et au Festival de Vichy, et l'année suivante, Walther des Maîtres Chanteurs et le rôle titre de Marouf (de Rabaud), toujours au Festival de Vichy. Jobin partage son temps entre l'Europe et l'Amérique, se produisant aussi en Afrique du Nord. En 1952, il chante Damon dans Les Indes galantes de Rameau à l'Opéra de Paris et crée le rôle de Don Juan de Mañera d'Henri Tomasi à la radio de Paris. En 1954, il est Dimitri dans Résurrection de Franco Alfano à l'Opéra-Comique.
En 1955, il effectue deux créations : Geneviève de Paris de Mirouze au théâtre Romain de Fourvières, et L'Atlantide de Tomasi à Enghien, puis à Marseille, Lyon et au Festival de Vichy. L'Opéra-Comique l'invite à chanter la 1000e représentation de Louise en 1956, et au printemps de 1957, dans Capriccio de Richard Strauss. Il tient en 1957 le rôle d'Ulysse dans Pénélope de Fauré dans plusieurs villes de France, et c'est dans ce rôle qu'il fait ses adieux définitifs à la scène, le 24 juin 1958, à Toulouse, aux côtés de Régine Crespin.
Retour au Canada et carrière d'enseignement
Au Canada, Jobin est fréquemment l'invité des principaux orchestres à Montréal, Toronto, Québec, etc. Nombreux aussi sont ses concerts radiophoniques. À la télévision de la SRC, il chante Canio de Paillasse le 11 mars 1958. Aux États-Unis, il chante fréquemment avec l'Orchestre philharmonique de New York (IXe Symphonie, 1949) et les orchestres de Cleveland, Chicago et San Francisco, avec les chefs Bruno Walter, Pierre Monteux et Gaetano Merola. Il est aussi acclamé lors de nombreux récitals. Dans les années qui suivent, Jobin réduit considérablement son activité. L'un de ses derniers concerts publics a lieu au Centre d'art d'Orford des Jeunesses Musicales du Canada pendant l'été 1960 alors qu'il crée Hymne au vent du nord de Clermont Pépin, sous la direction de sir Ernest MacMillan.
En 1957, il est nommé professeur au Conservatoire de musique du Québec à Montréal et au Conservatoire de musique du Québec à Québec (CMQ), et il succède à Henri Gagnon comme directeur du CMQ (1961-70). Il contribue à la formation de nombreux jeunes chanteurs dont Colette Boky, Jean Bonhomme, Claude Corbeil, Gaston Germain, Bruno Laplante, Jacqueline Martel, Joan Patenaude, Jean-Louis Pellerin et Huguette Tourangeau. Il est membre du Conseil des arts du Canada (1961-1964). Le gouvernement du Québec le nomme ensuite conseiller culturel auprès de sa délégation générale à Paris (1970-1973). En 1951, il est fait chevalier de la Légion d'honneur par la France, et en 1967, il est nommé compagnon de l'Ordre du Canada.
Appréciation
Considéré à juste titre le plus grand ténor français de son époque, à la suite de Georges Thill, Raoul Jobin n'en sait pas moins éviter la spécialisation. Ce sont toutefois les personnages au caractère bien trempé - qu'ils soient français (Hoffmann, Samson et surtout Don José), italiens (Cavaradossi, Canio) ou allemands (Lohengrin) - qui servent le mieux le côté héroïque de sa voix puissante aux aigus triomphants, son instinct dramatique et son tempérament. Au lendemain de sa mort, le critique français Jean Goury lui rend hommage : « Raoul Jobin est assurément l'un des plus prestigieux ténors d'expression française des dernières décades. Sa voix, au timbre personnalisé - ni italianisant ni nordique mais imprégnée des chaudes senteurs du terroir canadien - est capable de produire de surprenantes variations de dynamique... Raoul Jobin est un chanteur de grande école, ne sacrifiant jamais le pathétisme à la musicalité, conservant en toute circonstance, une sobriété du meilleur aloi » (Guide musical opéra, Paris, 9 février 1974).
En 1983, Renée Maheu publie à Paris une importante biographie de Jobin. En 1984, en collaboration avec le Grand Théâtre de Québec, elle présente une exposition des costumes de théâtre de ses 13 rôles principaux, intitulée « Hommage à Raoul Jobin ». L'année suivante, la Fondation de l'Opéra de Québec remet la première bourse du prix Raoul-Jobin destiné à de jeunes chanteurs ayant étudié au CMQ ou à l'Université Laval. La salle du Palais Montcalm est rebaptisée salle Raoul-Jobin en 1989. Ses archives sont conservées aux Archives nationales du Québec à Québec, et ses costumes sont devenus la propriété de la ville de Québec.
Voir aussi André JOBIN, son fils.
Discographie
A Night at Carnegie Hall : Bizet Carmen(extraits acte I); O du Metropolitan Opera, Sebastian c orch; 1947; Col ML-2113 et Col LP-2337.
Beethoven 9e Symphonie : O phil de New York, Walter c orch : v. 1949; Col SL-1256, Col SL-1186 et Odyssey 32160322.
Berlioz La Damnation de Faust : Beecham c orch; 1943; 3-Magnificent Editions ME-104-3.
- La Damnation de Faust (extraits) : OS de Londres, Fistoulari c orch; 1954; Decca LW-5319 et Lon LL-11154.
Bizet Carmen : O et Ch du San Francisco Opera, Merola c orch; 1940; 2-Celebrity EJS-266.
- Carmen : O de l'Opéra-Comique de Paris, Cluytens c orch; 1950; 3-Col SL-109.
- Carmen (extraits) : Peebles contralto, Warren bar, Jobin (Don José), W. Pelletier c orch; 1940; RCA Camden CAL-221.
- Carmen (extraits) : Beecham c orch; 1943; Unique Opera UORC-2289.
- Carmen (extraits) : O et Ch du Metropolitan Opera, Sebastian c orch; 1946; Col ML-4013 et Odyssey Y-32102, (« Séguedille et Duo ») 2-Met 404.
Cantiques de Noël : Disciples de Massenet, R. Roy org : 1945; RCA Red Seal LM-7014, (extraits et chants additionnels) RCA Victor LSC-2503 et RCA Gold Seal KGL-1-2503.
Charpentier Louise : O et Ch du Metropolitan Opera, Beecham c orch; 1943; 3-Celebrity MOP-1.
Donizetti La Fille du régiment : O et Ch du Metropolitan Opera, Papi c orch; 1940; 2-Celebrity EJS-152.
Fauré Pénélope : O national de France, Ch de la RTF, Inghelbrecht c orch, Jobin (Ulysse); 1956; 3-Discoreale DR-10012-144, 22-Rodolphe RP-122447-8 et 2-Rodolphe RPC-32447-8 (CD), (« Justice est faite ») 2-Rodolphe RPC-32445-6.
Gluck Alceste : Flagstad sop, O et Ch Geraint Jones, Jones c orch; 1956; Lon XLLA-49, 4-Lon A-4411, 4-Lon OSA-1403, 3-Richmond SRS-633512 et 3-A of D GOS-574-6, (sélections) Lon OS-25204.
Gounod « Mais, ce Dieu » de Faust : Pinza basse; 1944; Unique Opera UORC-254.
« Salut! demeure » de Faust, Bizet « Je suis Escamillo » de Carmen : Merola c orch; 1948; Voce 113.
Roméo et Juliette : O et Ch de l'Opéra de Paris, Erede c orch; 1954; Lon LLA-18, Lon A-4310, 3-Richmond RS-63024 et 3-Accord ACC-150032, (sélections) Lon LLP-1111 et Lon OS-26270.
Massenet « J'aurais sur ma poitrine » de Werther, Bizet « La Fleur que tu m'avais jetée » de Carmen : O de l'Opéra-Comique de Paris, Cluytens c orch; 1948; Col LFX-827 (78 tours), (Massenet) 8-EMI EX-7-69741-1.
- Werther (extraits) : OS de Londres, Fistoulari c orch; 1954; Decca LXT-5034 et Lon LL-1154.
A Night at Carnegie Hall : Bizet Carmen (extraits, acte I); O du Metropolitan Opera, Sebastian c orch; 1947; Col ML-2113, Col LP-2337.
Offenbach Les Contes d'Hoffmann : Beecham c orch; 1944; sir Thomas Beecham Soc. IGI-324-6.
- Les Contes d'Hoffmann : O et Ch de l'Opéra-Comique de Paris, Cluytens c orch; 1948; 3-Col SL-106 et 3-EMI (France) 2-C-153-14151-3.
Puccini « Le Ciel luisait d'étoiles » de Tosca (français et italien) : entre 1947 et 1952 : Col LF-270 (78 tours).
Romantic Arias from French Operas - Raoul Jobin : Massenet, Gounod, Berlioz, Meyerbeer; W. Pelletier c orch; 1947; 3-Col MM-696 (78 tours) et Parnassus PAR-1013.
Tenor Raoul Jobin : Puccini, Wagner et autres (sélections d'abord parues sur 78 tours); Parnassus PAR-1013.
Wagner « Air de la forge » de Siegfried, « Récit du Graal » de Lohengrin : O de l'Opéra de Paris, Fourestier c orch; entre 1947 et 1952; Col LFX-844 (78 tours).
Aussi sept 78 tours chez RCA Victor.
Des repiquages des enregistrements de Jobin se trouvent sur : Raoul Jobin en concert / Live (Analekta AV2 7803, 1993), Raoul Jobin : mélodies, airs d'opéra, chants sacrés / songs, opera arias, religious songs (Fonovox 7831-2, 1996), Cantiques de Noël et chants religieux (BMG 74321-30117-2, 1995?), Anthologie (XXI-21 Productions 2-1452, 2003).
Bibliographie
« Personality of the week, Raoul Jobin », Opera News, VII (15 févr. 1943). Manuel MAÎTRE, « La vie d'un grand ténor canadien », Patrie du dimanche (Montréal, 18 sept. 1960).
Yolande RIVARD, « Raoul Jobin voudrait que les Québécois n'aient pas à s'expatrier pour apprendre leur métier sur une scène lyrique », VM, 4 (1966).
Claude GINGRAS, « Raoul Jobin : 30 ans de carrière », La Presse (Montréal, 15 janv. 1974).
Gilles POTVIN, « Un illustre chanteur québécois », Le Devoir (Montréal, 19 janv. 1974).
Renée MAHEU, Raoul Jobin (Paris 1983).
John E. RUTHERFORD, « Edward Johnson and Raoul Jobin on CD », Antique Phonograph News (nov.-déc 1993).