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L'apprentissage de Duddy Kravitz

The Apprenticeship of Duddy Kravitz (1959; trad. L’apprentissage de Duddy Kravitz, 1960) est le quatrième roman de Mordecai Richler, et aussi son plus célèbre. Publié en 1959, il raconte l’histoire d’un jeune homme juif de Montréal obsédé par le statut, l’argent et la possession de terres. Cette satire mordante est un roman canadien incontournable. En plus de propulser Mordecai Richler sur la scène littéraire internationale, elle suscite de l’intérêt pour la littérature du Canada ici comme à l’étranger. Toutefois, le livre s’attire des critiques : certains perçoivent le personnage principal comme l’incarnation de stéréotypes antisémites. Mordecai Richler reçoit plusieurs prix ainsi qu’une nomination aux Oscars avec son coscénariste Lionel Chetwynd pour le scénario de l’adaptation cinématographique de 1974, réalisée par Ted Kotcheff.

Mordecai Richler
(© Martha Kaplan)

Origines

Mordecai Richler naît le 27 janvier 1931 à Montréal. Petit-fils d’un rabbin, il grandit sur la rue Saint-Urbain dans le Mile-End, quartier populaire juif. C’est dans ce quartier que se situe la majeure partie de l’action de L’apprentissage de Duddy Kravitz, dont le protagoniste est né à peu près en même temps que l’auteur.

À l’âge de 19 ans, inspiré par les écrivains de la génération perdue, Mordecai Richler déménage à Paris. C’est là qu’il écrit son premier livre, The Acrobats, publié en 1954. Après un bref retour à Montréal, pendant lequel il travaille pour la CBC, il déménage à Londres, où il vivra 20 ans et publiera sept romans. Les deux premiers donnent le ton pour L’apprentissage de Duddy Kravitz : tout d’abord, Son of a Smaller Hero (1955; trad. Mon père, ce héros, 1975) se déroule également dans le quartier montréalais de son enfance, mais le traite de manière plus crue et réaliste. A Choice of Enemies (1957; trad. Le choix des ennemis, 1959), pour sa part, met en scène un groupe d’écrivains et de cinéastes ayant fui l’Amérique de McCarthy pour vivre à Londres. Mordecai Richler y emploie un ton encore plus satirique, le même qui sera plus tard mis à profit dans L’apprentissage de Duddy Kravitz.

Mordecai Richler en 1957
© Horst Ehricht / Bibliothèque et Archives Canada / e002712851

Résumé

L’histoire commence en 1947. Duddy Kravitz, un Juif pauvre et anglophone, étudie dans une école secondaire de la rue Saint-Urbain à Montréal. Malgré ses grandes ambitions, il est généralement rabaissé ou négligé par la plupart des gens dans sa vie. C’est tout particulièrement le cas de sa famille élargie : elle lui préfère son frère Lennie, qui aspire à devenir médecin. La seule exception est son grand-père, Simcha, qui admire sa détermination. Un jour, celui-ci l’avise que « sans terre, un homme n’est rien. » Duddy prend ce conseil à cœur et se donne pour objectif de vie d’acquérir des terres pour son grand-père et lui.

Après l’obtention de son diplôme, Duddy commence à travailler dans un complexe touristique des Laurentides. Il y rencontre Yvette, qu’il fréquente bientôt, et elle lui fait découvrir un lac reculé à proximité du complexe. Duddy décide d’acheter les terres autour du lac et d’y installer un hôtel et un camp de vacances. De retour à Montréal, il tente de faire de l’argent de toutes les manières possibles. Son premier plan consiste à filmer des bar-mitsvah et des mariages avec Peter John Friar, un cinéaste britannique sur la liste noire d’Hollywood. Duddy essaie plus tard de communiquer avec « Boy Wonder », soit Jerry Dingleman, une légende locale de la rue Saint-Urbain qui connaît un succès exceptionnel.

Tout en transportant sans le savoir de l’héroïne pour Boy Wonder, Duddy rencontre Virgil, un Américain épileptique qui devient son meilleur ami. Quand Peter John Friar abandonne Duddy, ce dernier se lance dans la distribution de films avec Virgil, qui se fait projectionniste itinérant. Duddy commence alors à gagner suffisamment d’argent pour acheter les terres convoitées, mais ses ambitions sans bornes compromettent ses amitiés. Après une crise d’épilepsie survenue pendant qu’il conduisait, Virgil a un accident qui le laisse paralysé. Yvette en tient Duddy responsable puisqu’il a insisté pour que son ami conduise malgré sa maladie. Elle décide de rompre avec lui pour s’occuper de Virgil.

Après une crise nerveuse qui lui fait perdre tous ses clients et déclarer faillite, Duddy tente de se réconcilier avec Yvette et Virgil. Il le fait en partie parce que, comme il était mineur quand il a commencé à acheter des terres, celles qu’il possède sont techniquement au nom d’Yvette. Le dernier lot est finalement affiché à vendre, mais Duddy n’a pas assez d’argent pour se le procurer. Cependant, au lieu d’abandonner son rêve, il décide de contrefaire un chèque au nom de Virgil. Quand Yvette le découvre, elle est scandalisée. Elle le révèle au grand-père de Duddy, qui est dégoûté par sa cupidité (on découvre alors que son conseil sur les terres relevait d’un sentiment sioniste et ne devait pas être pris au sens littéral).

En fin de compte, Duddy n’a plus d’amis, de défenseur ou d’argent. Toutefois, quand il rend visite à son père dans un bar de la rue Saint-Urbain, le serveur le reconnaît comme un propriétaire de terres dans les Laurentides et lui fait crédit. À la fin du roman, Duddy est en pleine célébration, car il y perçoit la marque officielle de sa réussite.

Critiques

Comme Duddy a une ambition démesurée et qu’il est Juif, certains jugent le roman antisémite. En effet, ils affirment que le personnage incarne les pires stéréotypes sur le peuple juif. Cette critique est toutefois nuancée par la conscience de soi affichée par Mordecai Richler ainsi que son lien sardonique mais fort avec ses racines juives. (« Être Juif et Canadien, écrit-il, c’est émerger du ghetto deux fois parce que les Canadiens ayant une conscience de soi, tout comme certains Juifs susceptibles, tendent à contempler le monde du mauvais côté du télescope. ») Ainsi, dans le roman, Benjy, l’oncle de Duddy, le décrit comme un « pusherke, un petit Juif en devenir » tandis qu’un personnage non juif fait remarquer que « ce sont les petits crétins avares comme Kravitz qui causent l’antisémitisme. »

Réception et héritage

Malgré des ventes initiales peu prometteuses, L’apprentissage de Duddy Kravitz reçoit d’excellentes critiques aux États-Unis et au Royaume-Uni. C’est grâce à sa publication que Mordecai Richler devient un auteur de renom dans le monde anglophone.

En 1959, le New York Times encense le livre, qu’il juge « aussi effronté et bruyant qu’un rallye sportif, et aussi évocateur de pouvoir ». Un critique de Canadian Literature salue Mordecai Richler pour son humour, sa critique sociale et sa capacité à transformer « le vernaculaire en poésie, en rendant Duddy mémorable tout en ne laissant pas de côté la saleté, la tristesse et les pointes ». Le roman est l’un des plus célèbres de l’auteur et sans aucun doute celui qui correspond le mieux à sa volonté d’« être un témoin honnête de [son] temps, de [sa] localité, et d’écrire au moins un roman qui durera, qui fera en sorte qu’on se souviendra de [lui] après [sa] mort. »

Par la suite, Duddy Kravitz devient en quelque sorte le personnage emblématique de Mordecai Richler. On le revoit d’ailleurs brièvement dans deux romans ultérieurs, Le cavalier de Saint-Urbain (1976; trad. St. Urbain’s Horseman, 1971) et Le monde de Barney (1999; trad. Barney’s Version, 1997).

Adaptation cinématographique

Le réalisateur Ted Kotcheff et Mordecai Richler se rencontrent à Paris à la fin des années 1950 et nouent une amitié qui durera toute leur vie. En 1958, ils partagent un appartement à Londres au moment où Ted Kotcheff lit le manuscrit du roman. Ravi, il promet de revenir un jour au Canada pour en faire un film. Au départ, le financement du long métrage est difficile à obtenir : en effet, de nombreux producteurs craignent de subir le même sort que le livre et de se faire accuser d’antisémitisme.

Après quelque temps, le projet peut finalement aller de l’avant grâce à l’intervention de John Kemeny, un producteur d’expérience de l’Office national du film (ONF), qui obtient des fonds de la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne (à présent nommée Téléfilm Canada). Mordecai Richler met six semaines à peaufiner le scénario, qu’il cosigne avec Lionel Chetwynd. À la fin de la préproduction, Richard Dreyfuss est choisi pour le rôle-titre après que Lynn Stalmaster, un agent de distribution artistique ami de Ted Kotcheff, lui recommande ce jeune acteur « né pour ce rôle ». Le film est tourné en grande partie à Montréal avec un budget de 900 000 $.

Richard Dreyfuss
Richard Dreyfuss sur le plateau de The Apprenticeship of Duddy Kravitz (L'apprentissage de Duddy Kravitz), 1974.
(photo par Lois Siegel)

L’apprentissage de Duddy Kravitz occupe une place inhabituelle dans l’histoire cinématographique canadienne. Sans contredit un succès, le film remporte l’Ours d’or au Festival international du film de Berlin avant sa sortie officielle en avril 1974. Il est également nommé film de l’année au Palmarès du film canadien. Il s’agit du plus grand succès commercial canadien à l’époque, du premier film canadien à enregistrer des recettes brutes de plus d’un million de dollars au pays et du premier long métrage canadien à se mériter une nomination aux Oscars (pour la coscénarisation de Mordecai Richler et de Lionel Chetwynd). Toutefois, de nombreux critiques canadiens le boudent, car ils perçoivent son succès comme entaché. D’une part, le film s’attire des éloges puisqu’il s’agit d’une excellente adaptation et d’une représentation convaincante du Montréal de l’après-guerre mais, d’autre part, il est sévèrement critiqué pour avoir mis en scène des acteurs américains dans les rôles principaux (à l’exception d’Yvette, jouée Micheline Lanctôt) et pour son style hollywoodien décidément commercial.

Si on laisse de côté les débats sur la politique culturelle, L’apprentissage de Duddy Kravitz demeure un film engageant et occasionnellement complexe. Il reçoit d’ailleurs des critiques généralement positives aux États-Unis. Le magazine Variety écrit que « Ted Kotcheff a pris le roman de Mordecai Richler par la peau du cou et en a extrait une vision nostalgique piquante mais émoussée d’un audacieux jeune Juif en devenir dans les années 1940. » Dans sa critique, Robert Ebert indique quant à lui que la production « manque un peu trop de rigueur et est occasionnellement trop prévisible pour qu’on puisse parler d’un grand film, mais [que] le film n’en est pas moins bon et divertissant. » Vincent Canby du  New York Times, pour sa part, s’est fait plus direct dans son éloge : il dit que l’histoire est « amusante, fantastique et souvent touchante » et qu’elle comporte « de nombreux détails visuels et narratifs ».

L’apprentissage de Duddy Kravitz a été nommé parmi les dix meilleurs films canadiens de tous les temps lors de sondages menés par le Festival international du film de Toronto (TIFF) en 1984 et en 1993. En 1996, il a été l’un des dix films commémorés par des timbres de Postes Canada dans le cadre du centenaire du cinéma canadien. Enfin, en 2002, il a été reconnu comme chef-d’œuvre par le Trust pour la préservation de l’audiovisuel canadien.

En 2013, l’Académie canadienne du cinéma et de la télévision diffuse de façon limitée une restauration numérique du film au Canada et au Royaume-Uni, et aussi dans le cadre du programme de cinéma classique du Festival de Cannes. En octobre 2016, le film paraît sur la liste des 150 réalisations essentielles de l’histoire du cinéma canadien à la suite d’un sondage effectué par le TIFF, Bibliothèque et Archives Canada, la Cinémathèque québécoise et The Cinematheque de Vancouver auprès de 200 professionnels des médias en prévision des célébrations du 150e anniversaire du Canada en 2017.

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