Wilfrid Laurier accepte, dans un premier temps, la direction du Parti libéral dans une lettre adressée à Edward Blake qui l’a choisi pour le remplacer comme chef. Préférant l’intimité de sa bibliothèque au champ de bataille politique, il est hésitant. Il ne s’en cache pas dans sa lettre du 18 juin 1887 à Edward Blake : « Je sais que je n’ai pas de dispositions pour ça [la politique] et j’ai le triste pressentiment d’une fin désastreuse. » Cinq jours plus tard, la nouvelle est rendue publique : le nouveau chef libéral est Wilfrid Laurier, un Canadien français catholique.
Pour en arriver là, Wilfrid Laurier a parcouru un long chemin. Radical dans sa jeunesse, il entretient des liens étroits avec les membres les plus intransigeants du Parti rouge et s’oppose à la Confédération, un projet qu’il décrit comme « une tombe pour le peuple français et la ruine du Bas‑Canada » dans Le Défricheur, un journal partisan dont il est rédacteur en chef. Toutefois, quand la Confédération devient réalité, le jeune avocat décide de s’y rallier. Constatant que le libéralisme radical a suscité la méfiance, il devient un modéré.
« Courants parallèles »
En 1885, la pendaison de Louis Riel et le débat qui s’en suit à la Chambre des communes achèvent la transformation de Wilfrid Laurier. En faisant sienne la cause des Métis, il précise sa conception d’une nation canadienne bâtie sur ses deux cultures fondatrices, anglaise et française. L’année suivante, il les compare à deux courants parallèles qui, coulant de la rivière des Outaouais et du Saint‑Laurent, se rencontrent au sud de l’île de Montréal et demeurent distincts et autonomes avant de se jeter dans l’Atlantique, « portant le commerce d'une nation dans son sein: c'est l'image parfaite de notre nation. » Toute sa vie, il défendra cette définition du Canada. Pour lui, elle constitue la seule garantie de l’unité nationale.
« Voie ensoleillée »
Après quelques années difficiles dans l’opposition, Wilfrid Laurier finit par triompher. Le 23 juin 1896, à l’âge de 54 ans, il devient le premier premier ministre canadien-français du Canada. S’appuyant sur une politique systématique du compromis, il va diriger le pays pendant 15 ans, soit le plus long mandat ininterrompu d’un premier ministre fédéral. Comme l’écrit l’historien Réal Bélanger dans le Dictionnaire biographique du Canada, il était à la fois charmeur et manipulateur, un homme politique qui « cultivait l’art de l’ambiguïté […] une stratégie calculée pour mieux arriver à ses fins dans un milieu aux appétits féroces. »
En réalité, sa célèbre capacité à réaliser des compromis fait parfois des insatisfaits des deux bords. Sa solution à l’épineuse question des écoles catholiques du Manitoba séduit la majorité protestante au détriment de la minorité catholique (voir Question des écoles du Manitoba). En campagne en 1896, Wilfrid Laurier propose sa désormais célèbre « voie ensoleillée », appelant à l’équité et à la générosité envers la minorité catholique et faisant valoir que les solutions doivent être négociées et non pas imposées. Son recul ultérieur sur les droits à l’éducation catholique, lors de la formation des nouvelles administrations provinciales du Nord‑Ouest (Alberta et Saskatchewan), ne rehausse pas son image dans l’histoire. Sur le long terme, il sonne plutôt le glas de tout espoir de bâtir un jour un Canada véritablement bilingue.
« Siècle du Canada »
Wilfrid Laurier remporte plus de succès en matière économique. En 1897, il réussit à satisfaire les intérêts contradictoires des protectionnistes et des promoteurs du libre échange (voir Réciprocité). Avec le soutien de Clifford Sifton, ministre de l’Intérieur, il met en place une vigoureuse politique d’immigration (voir La grande migration vers l’Ouest). L’Ouest devient le facteur le plus dynamique de la croissance économique au pays. Un optimisme radieux prévaut alors et l’on se prépare au « siècle du Canada ».
En 1904, le premier ministre du Canada déclare : « Le Canada a une histoire modeste jusqu'à maintenant, mais celle-ci n’en est, d’après moi, qu’à ses balbutiements […] Le XIXe siècle a été celui des États-Unis. Je pense que nous pouvons affirmer que c'est le Canada qui envahira le XXe siècle. »
En matière de relations extérieures, son objectif consiste à renforcer la position du Canada à la fois vis‑à‑vis des États‑Unis et de la Grande‑Bretagne. En 1897, il s’oppose aux efforts des autorités britanniques pour entraîner le Canada dans une fédération impériale plus étroite. Pendant la guerre d’Afrique du Sud (1899‑1902), il choisit de nouveau le compromis entre les Canadiens anglais, partisans d’une participation militaire canadienne, et les Canadiens français qui s’y opposent avec véhémence. En autorisant le recrutement d’un contingent de volontaires partiellement financé par la Grande‑Bretagne, il réussit à trouver un terrain d’entente. Quand les impérialistes exigent que le Canada porte assistance à la Marine royale britannique qui a du mal à conserver l’avantage sur la marine allemande, il trouve à nouveau un compromis. En 1910, il contribue à l’adoption de la Loi du Service naval, créant le Service naval du Canada qui deviendra plus tard la Marine royale canadienne.
En 1911, il commet un faux pas en faisant campagne pour une politique de libre‑échange avec les États‑Unis, un élément de sa plateforme électorale qui, déjà 20 ans plus tôt, l’avait conduit à l’échec lors des élections de 1891. L’opposition parle de destruction du pays et attaque violemment le vieux chef avec une certaine malveillance, conduisant à sa défaite.
Libéralisme du XXe siècle
Wilfrid Laurier consacre la dernière partie de sa carrière politique à reconstruire son parti. Désormais dans l’opposition, depuis l’autre côté de la Chambre des communes, il ne laisse pas respirer, par ses attaques, le nouveau premier ministreRobert Borden. L’ancien premier ministre libéral voit le pays se déchirer lorsque ce dernier impose la conscription et il perd une nouvelle fois les élections en 1917. Toutefois, il ne se laisse pas abattre par cette défaite cruelle. En dépit de son âge, il annonce la tenue d’un congrès libéral de restructuration du parti. Malheureusement, il décède le 17 février 1919, à l’âge de 77 ans, avant que ce congrès ne puisse avoir lieu.
Sir Wilfrid Laurier est l’un des personnages centraux de l’histoire canadienne. Par sa tolérance et ses compromis, il a donné véritablement corps à la Confédération et a permis au Canada d’accéder au statut de nation. Après la crise de la conscription, il entreprend la reconstruction d’un Parti libéral en miettes. En rassemblant les libéraux en une institution biculturelle nationale représentant le pays comme un tout, il est le père de la forme de politique libérale qui sera au pouvoir au Canada pendant la majorité du XXe siècle.
Avec son sens de la formule habituelle, Wilfrid Laurier a résumé lui‑même sa philosophie de la façon la plus pertinente qui soit : « On me qualifie de traître envers les francophones au Québec, et de traître envers les anglophones en Ontario. Au Québec, on me traite de nationaliste va-t-en-guerre et en Ontario, de séparatiste [...] Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je suis Canadien. Le Canada a été ma raison de vivre. J’ai eu, pour me guider, comme une colonne de feu la nuit et comme une colonne de fumée le jour, une politique de véritable canadianisme, de modération et de conciliation. »