Les quatre rois du Canada sont d’éminents chefs de la Confédération Haudenosaunee qui se sont rendus à Londres pour demander une invasion britannique du Canada français en 1710 pendant la guerre de Succession d’Espagne (Queen Anne’s War en anglais). Ils offrent à la reine Anne un wampum et reçoivent de nombreux cadeaux, dont de l’argenterie de communion de la reine Anne qui se trouve aujourd’hui dans deux chapelles royales mohawks. La grande visibilité de l’accueil des quatre rois du Canada renforce l’alliance militaire entre la Confédération Haudenosaunee et la Grande-Bretagne et façonne la perception des Britanniques à l’égard des peuples autochtones d’Amérique du Nord au début du XVIIIe siècle.

Guerre de Succession d’Espagne
La guerre de Succession d’Espagne (1701‑1714) est marquée par des hostilités entre l’Angleterre et la France en Amérique du Nord, où elle est connue sous le nom de Queen Anne’s War. La guerre permet une alliance militaire et économique plus étroite entre l’Angleterre et la Confédération Haudenosaunee, en conflit avec les Français et leurs alliés algonquins depuis des décennies. En 1708, la flotte britannique promise n’arrive pas sur la côte américaine pour défendre les colonies britanniques contre les Français, le gouvernement britannique concentrant ses ressources sur la péninsule Ibérique. Un congrès de gouverneurs coloniaux convient d’envoyer à Londres le colonel Francis Nicholson (ancien gouverneur de New York, de Virginie et du Maryland) et le colonel Peter Schuyler (ancien maire d’Albany), avec « un sachem de chaque tribu des cinq nations, selon leur choix » pour demander l’envoi d’une flotte britannique en Amérique du Nord. Les colonels Nicholas et Schuyler quittent Boston avec les « quatre rois du Canada » à la fin de février et arrivent à Portsmouth au début d’avril.

Les quatre rois du Canada
Les quatre « rois du Canada » sont d’illustres membres de la Confédération Haudenosaunee, trois Kanyen’kehà:ka (Mohawk) et un Mohican, invités par Peter Schuyler à constituer une délégation pour se rendre à Londres. Il s’agit de Tee Yee Neen Ho Ga Row du clan du loup et empereur des Nations (Hendrick), de Sa Ga Yeath Qua Pieth Tow du clan de l’ours et roi des Maquas (Peter Brant, qui serait le grand-père de Joseph Brant et de Molly Brant), de Ho Nee Yeath Taw No Row du clan du loup et roi des Generethgarich (John) et Etow Oh Koam du clan de la tortue et roi de la nation River (Nicholas).
Tee Yee Neen Ho Ga Row (Hendrick), le membre le plus en vue de la délégation, est né vers 1660 dans un village mohawk près de fort Hunter. Il est baptisé dans l’Église protestante réformée néerlandaise à Albany, New York, en 1690. (Hendrick est la version hollandaise d’Henry.) Il meurt vers 1735, mais pendant plus de deux siècles après sa mort, on le confond avec un jeune chef mohawk, Hendrick Peters Theyanoguin, qui aurait visité la cour du roi George II en 1740 et qui est probablement mort au cours de la Bataille du lac George en 1755. Selon son biographe Eric Hinderaker, l’aîné Hendrick « a à maintes reprises mis sa réputation en jeu en misant sur l’alliance anglaise, souvent contre l’avis de ses compatriotes sachems mohawks et en dépit de preuves substantielles selon lesquelles l’Angleterre ne défierait jamais sérieusement la puissance française en Iroquoisie ». Hendrick reste, jusqu’à la fin de sa vie, un lien diplomatique essentiel entre les Britanniques et la Confédération Haudenosaunee, bien qu’il suscite la méfiance des acteurs importants des deux camps. Le gouverneur de New York, Robert Hunter, le décrit comme « un homme très turbulent et subtil qui, depuis son retour, nous a causé plus d’ennuis que tous les autres Indiens ».
Les carrières des deux autres chefs mohawks, Sa Ga Yeath Qua Pieth Tow (Peter Brant), Ho Nee Yeath Taw No Row (John), et du chef mohican Etow Oh Koam (Nicholas) sont plus obscures. Vers 1700, Sa Ga Yeath Qua Pieth Tow (Brant) envisage de conclure une alliance avec les Français, mais Tee Yee Neen Ho Ga Row (Hendrick) le persuade de ne pas le faire. Il meurt peu après son retour en Amérique du Nord en 1710. Etow Oh Koam (Nicholas) est un capitaine de guerre qui dirige des guerriers alliés aux Britanniques lors d’une attaque contre le Canada français en 1691. On sait peu de choses sur sa carrière et sur celle de Ho Nee Yeath Taw No Row (John) après 1710.

Audience avec la reine Anne
Le 19 avril 1710, la reine Anne reçoit la délégation au Palais Saint-James à Londres. « Le discours des quatre rois Indiens à Sa Majesté » est lu à la reine par le major David Pigeon, l’aide de camp du colonel Francis Nicholson, puis publié dans un feuillet à l’intention de la population. Le discours commence ainsi : « Grande Reine, nous avons fait un long et pénible voyage qu’aucun de nos ancêtres ne s’était jamais décidé à effectuer. C’est que nous voulions voir notre Grande Reine et lui relater les choses qui nous paraissaient absolument nécessaires pour son bien et pour le nôtre, ses alliés de l’autre côté des grandes eaux ».
La délégation insiste sur les avantages économiques et militaires de l’alliance : « la réduction du Canada [français] est d’une telle importance qu’après l’avoir réalisée, nous devrions pouvoir chasser librement et faire un grand commerce avec les enfants de notre Grande Reine ». Les quatre chefs autochtones offrent à la reine des ceintures de wampum. Ils soulignent également qu’ils considèrent les prêtres catholiques français comme des « hommes de mensonge » et qu’ils ne s’intéressent au christianisme que par l’intermédiaire des missionnaires protestants envoyés par la reine.
La reine Anne est impressionnée par ses visiteurs et leur offre de nombreux cadeaux, dont des chaudrons, des miroirs, une lanterne magique (un projecteur d’images) et 400 livres de poudre à canon, et leur promet de l’argenterie de communion pour une chapelle mohawk. L’invasion tant attendue du Canada français a lieu à l’automne 1710 et entraîne la chute de Port-Royal, capitale de l’Acadie (aujourd’hui Annapolis Royal).
Accueil à Londres
Les quatre rois du Canada passent six semaines à Londres, du 1er avril au 14 mai 1710. La reine Anne commande un programme complet de divertissements et de visites à Londres pour ses visiteurs. La délégation assiste à un dîner organisé par la Compagnie de la Baie d’Hudson ainsi qu’à plusieurs concerts et représentations théâtrales, dont un opéra et une représentation de Macbeth de Shakespeare, au terme de laquelle ils sont invités à monter sur scène pour que le public puisse les applaudir. Ils visitent des sites importants de Londres, y compris la Tour de Londres, la salle de banquet du palais de Whitehall, l’observatoire Royal de Greenwich et la cathédrale Saint-Paul nouvellement reconstruite. Ils passent également en revue la Garde à Hyde Park et assistent à un dîner littéraire organisé par William Penn, au cours duquel ils rencontrent de grands auteurs britanniques, tels que Dr Samuel Johnson.
Notoriété
La présence des quatre chefs autochtones à Londres et leur accueil par la reine Anne font l’objet d’une vaste couverture dans les journaux anglais. Ils font également l’objet d’un livre de 53 pages intitulé The Four Kings of Canada, publié cette même année (1710). Selon l’historien de l’art Bruce Robertson, la visite inspire quatre portraits officiels, 31 autres portraits « sous forme de gravures ou de miniatures, ainsi que trois récits publiés de leurs visites, quatorze dépliants, douze livres de colportage, sept versions d’un discours des quatre rois et cinq autres publications ». Une ballade imaginant une histoire d’amour entre l’un des chefs autochtones et une jeune femme qu’il a rencontrée en se promenant dans St. James’ Park à Londres demeure populaire jusqu’au XIXe siècle.
La notoriété de la délégation façonne les perceptions des Européens à l’égard des peuples autochtones, de même que leurs critiques à l’égard de leur propre société. Le contraste entre la bonne santé, la stature et la « belle prestance » des chefs autochtones et la goutte, l’obésité et la mobilité réduite de la reine Anne suscitent des discussions sur les mérites comparés des sociétés autochtones et européennes, ainsi qu’une perception romantique de la vie autochtone, qui semble plus près de la nature que des centres urbains de l’Angleterre. Un pamphlet anglais anonyme déclare que les chefs autochtones sont exempts de « ces indispositions que notre luxe nous apporte », telles que « la goutte, l’hydropisie [œdème] ou la gravelle [calculs rénaux] ».

Portraits des « quatre rois indiens »
La reine Anne commande à l’artiste hollandais Jan (connu également sous le nom de Johannes ou John) Verelst un portrait de chacun des « quatre rois Indiens ». Il s’agit des plus anciens portraits en pied de peuples autochtones d’Amérique du Nord peints de leur vivant. Les quatre portraits sont intégrés à la collection royale d’art et sont initialement exposés au palais de Kensington. Ils sont répertoriés dans l’inventaire du palais de Hampton Court en 1835, puis retirés de la collection royale au milieu du XIXe siècle. En 1851, les tableaux font partie de la collection d’art de John William Lionel, 17e baron Petre, à Thorndon Hall. En 1977, Bibliothèque et Archives Canada acquiert les quatre portraits avec l’aide du gouvernement britannique, en l’honneur du jubilé d’argent de la reine Elizabeth II. Les tableaux sont exposés à Halifax en 1989, puis au Musée canadien des civilisations (aujourd’hui le Musée canadien de l’histoire) en 2010.
En 2010, la Société canadienne des postes émet une série de quatre timbres pour célébrer « le tricentenaire de la réalisation de quatre portraits témoignant des relations diplomatiques culturelles et politiques précoces entre les Premières Nations et l’Empire britannique et relatant une négociation ayant influencé les jeux de pouvoir en Amérique du Nord ».
Chapelles royales au Canada
Après le retour des quatre rois du Canada en Amérique du Nord, la reine Anne envoie deux ensembles d’argenterie de communion et un harmonium pour une chapelle dans la vallée Mohawk de New York. Après la Révolution américaine et l’émigration des loyalistes mohawks vers le Haut-Canada, la chapelle est reconstruite le long de la rivière Grand en 1784. Aujourd’hui, la moitié de l’argenterie de la reine Anne est conservée à Christ Church, la Chapelle royale de Sa Majesté des Mohawks, sur le territoire mohawk de Tyendinaga. L’autre moitié fait partie de la collection de la Chapelle royale de Sa Majesté des Mohawks sur le territoire des Six Nations de la rivière Grand. L’argenterie est exposée lors de la commémoration du 250e anniversaire du Traité de Niagara en 2014.
Héritage culturel
La reine Elizabeth II commémore le tricentenaire de l’accueil des quatre rois du Canada par la reine Anne au cours de sa dernière visite au Canada en 2012. Lors d’une cérémonie à la cathédrale St. James’s à Toronto, Elizabeth II remet aux représentants des Mohawks de la baie de Quinte et des Six Nations de la rivière Grand deux ensembles de clochettes en argent. Le chef R. Donald Maracle déclare : « C’était l’idée [de la reine] […] Elle voulait souligner l’anniversaire. Nous sommes heureux qu’elle se souvienne du peuple mohawk et de notre histoire commune des trois derniers siècles. ».
En 2017, à l’occasion du 150e anniversaire de la Confédération, l’orchestre baroque Tafelmusik de Toronto donne un nouveau concert, Visions and Voyages, qui explore le siècle entre 1663, lorsque le roi Louis XIV fait de la Nouvelle-France une colonie de la Couronne, et 1763, la fin de la guerre de Sept Ans. Au programme figurent des mouvements de The Old Bachelor et de King Arthur, composé par Henry Purcell, que les quatre rois du Canada ont peut-être entendus lors de leur visite à Londres en 1710.
