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Manifestation étudiante de l’école Aberdeen

À la fin de février 1913, une enseignante de l’école Aberdeen de Montréal a qualifié ses élèves juifs de « malpropres » et déclaré qu’ils ne devraient pas être admis à l’école. La rumeur de l’incident s’est rapidement propagée parmi les élèves, qui ont décidé de faire la grève. Malgré les menaces des responsables scolaires, les élèves ont réussi à porter l’attention sur l’antisémitisme au sein de la société québécoise. La manifestation étudiante de l’école figure parmi les premières grèves étudiantes recensées de l’histoire canadienne, et parmi les premières manifestations organisées contre l’antisémitisme au Canada.

Contexte

L’école Aberdeen est située en face du square Saint-Louis, un important parc public de Montréal. En 1913, le secteur du parc est aussi le centre d’une communauté francophone canadienne de classe moyenne supérieure. Cependant, pour les élèves de l’école Aberdeen, le parc est leur cour de récréation.


La population étudiante de l’école Aberdeen est majoritairement juive et parle le yiddish ou le russe. Le personnel enseignant, quant à lui, est principalement protestant et anglophone. En 1913, la communauté protestante anglophone de la ville appartient généralement à la classe moyenne ou supérieure, tandis que les nouveaux immigrants juifs d’Europe de l’Est appartiennent à la classe ouvrière et vivent souvent dans une grande pauvreté. L’école fait partie de la Commission scolaire protestante de Montréal, qui se consacre à l’éducation de la communauté juive, exclue du système scolaire public catholique (voir Question des écoles juives). De nombreux élèves ne résident pas près de l’école. Ils travaillent pour subvenir aux besoins de leur famille et vivent dans des logements surpeuplés, souvent délabrés, avec un accès limité à l’eau potable.

Les élèves ont conscience des problèmes de classe, à savoir les piètres conditions de travail de leurs parents (et bien souvent d’eux-mêmes). Il y a effectivement une différence de classe entre eux et le personnel de l’école. Les élèves savent aussi que la grève et le débrayage constituent des outils efficaces pour faire connaître leurs doléances. De nombreux membres de la communauté juive de Montréal travaillent dans l’industrie du vêtement et ont participé à la grève des tailleurs de 1912.

Incident

Le 2 mars 1913, un article du Keneder Adler, un journal montréalais de langue yiddish, attire l’attention sur l’incident à l’origine de la grève des élèves. L’article prétend qu’une enseignante, identifiée comme étant « Mlle McKinley », aurait déclaré : « Quand j’ai commencé à enseigner dans cette école, c’était très propre, mais depuis que vous, les Juifs, êtes arrivés, l’école est malpropre. Les enfants juifs ne devraient pas être admis à l’école Aberdeen ».

Le nom McKinley est probablement un pseudonyme créé par le journal pour cacher l’identité de l’enseignante en cause. De plus, à l’époque, le mot « malpropreté » fait souvent référence aux poux, auxquels on associe souvent les élèves juifs.

La remarque date probablement du jeudi 27 février, puisqu’une photo des élèves en grève est prise le lendemain.

Le saviez-vous?
Au début du 20e siècle, l’antisémitisme est très répandu au Québec. En 1910, un discours antisémite provoque une vague de violence à l’endroit de la petite communauté juive de la ville de Québec. L’affaire Plamondon, qui s’ensuit, constitue l’une des premières tentatives de lutte contre les discours haineux devant les tribunaux canadiens.


Réagissant aux commentaires de l’enseignante, cinq élèves de sixième année, Harry Singer, Frank Sherman, Joe Orenstein, Moses Skibelsky et Moses Margolis, se plaignent au directeur de l’école, Henry Cockfield. Ce dernier renvoie les adolescents en les traitant de fauteurs de troubles.

Grève des élèves

Au cours de l’après-midi du 27 février, les cinq élèves se réunissent pour planifier leur prochaine action. Ils décident de déclencher une grève le lendemain. La nouvelle se répand rapidement parmi les élèves de l’école Aberdeen.

Le matin du 28 février, les élèves tentent d’entrer dans leur classe, mais constatent que Mlle McKinley a verrouillé la porte. Les cinq élèves envoient les plus jeunes informer leurs camarades de la grève. Plusieurs centaines d’élèves quittent l’école et traversent la rue pour se rendre au square Saint-Louis.

Les enfants organisent des piquets de grève et attirent beaucoup d’attention dès l’après-midi, y compris au sein de la police qui tente de disperser la foule. Des journalistes des quotidiens de la ville rapportent que les élèves se comportent bien et sont disciplinés. Les élèves connaissaient probablement bien les règles de conduite à adopter lors d’une manifestation, compte tenu de l’expérience de leurs parents lors de la grève des tailleurs de 1912. Le Montreal Herald publie une photo des élèves en grève, sous le titre « Wee Kiddies on Picket Duty at Aberdeen School Strike » (De petits enfants font la grève à l’école Aberdeen).

On envoie une délégation de quelques élèves grévistes au siège social du Keneder Adler, un important journal montréalais de langue yiddish, puis une autre à l’institut Baron de Hirsch, pour informer la communauté juive de la situation.

Résolution

Les membres du comité législatif de l’Institut Baron de Hirsch se réunissent au cabinet d’avocats de Samuel W. Jacobs, qui, à l’époque, représente aussi les plaignants dans l’affaire Plamondon. Ils conviennent que la question des remarques antisémites ne peut être ignorée. Samuel Jacobs et Herman Abramovitz, le rabbin de la congrégation Shaar Hashomayim, s’adresseront donc aux responsables de l’école.

Le directeur Cockfield exprime alors son indignation face à l’insolence, selon lui, des élèves. De son côté, Mlle McKinley admet avoir fait des commentaires déplacés, mais s’excuse en disant que les enfants les ont mal compris. M. Jacobs et le rabbin Abramovitz soumettent au directeur Cockfield les revendications des élèves. Ils réclament le transfert de Mlle McKinley dans une autre école et la réadmission des élèves sans sanction. Le directeur refuse, affirmant que la décision incombe à la commission scolaire. Samuel Jacobs et Herman Abramovitz indiquent qu’ils soumettront l’affaire à la commission scolaire lors de sa prochaine réunion la semaine suivante.

Le dénouement de cette réunion n’est pas clairement établi, mais il semble que les élèves grévistes soient satisfaits de l’arrangement. Ils retournent en classe le lundi suivant, malgré les menaces d’expulsion proférées par le directeur Cockfield. Il est possible qu’il ait abandonné sa menace, car toute mesure disciplinaire supplémentaire aurait probablement fait l’objet d’un signalement.

Héritage

Quelle que soit l’identité de Mlle McKinley, les dossiers disponibles n’indiquent aucun licenciement ni transfert d’enseignante. Cependant, la grève a eu une conséquence importante : sa couverture médiatique. Tous les quotidiens de Montréal rapportent l’histoire, mais le ton et l’ampleur de la couverture varient selon la langue du journal et son lectorat. Un article du Canadian Jewish Times du 7 mars 1913, notamment, affirme que la grève se veut une importante démonstration du « nationalisme juif » des enfants. Il soutient qu’ils avaient raison de se défendre.

Les chercheurs qui, au cours des décennies suivantes, se sont penchés sur la grève soulignent qu’elle marque un tournant décisif pour la communauté juive du Québec. L’incident témoigne d’une résistance organisée contre l’antisémitisme. Ils ajoutent qu’elle marque aussi un tournant pour la commission scolaire protestante de Montréal, qui embauche trois enseignantes juives l’année suivante.

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