Prenez note que les sources primaires du Projet Mémoire abordent des témoignages personnels qui reflètent les interprétations de l'orateur. Les témoignages ne reflètent pas nécessairement les opinions du Projet Mémoire ou de Historica Canada.
Transcription
En janvier 1943, j’ai eu une interview à Londres. La personne qui faisait l’interview m’a interrogée de manière assez détaillée sur ma famille et m’a posée pas mal de questions. Ensuite, on a parlé de ma scolarité et du niveau de mes langues étrangères. Je lui ai dit que mon français et mon allemand étaient du niveau de l’école secondaire. Elle semblait trouver cela satisfaisant. Elle m’a fait savoir à ce moment-là qu’elle ne cherchait pas vraiment quelqu’un qui connaissait couramment l’allemand, mais juste une personne qui avait assez de connaissances pour reconnaître l’allemand si elle le voyait. Mais elle n’a pas beaucoup parlé de ça, rien de spécifique en tout cas.
Elle m’a demandé si j’étais d’accord de signer la Loi sur les secrets officiels et j’ai dit oui. .Après avoir fait tout ça, lu les documents et signé, elle m’a informé que je recevrais une notification dans une dizaine de jours et que ma valise devait être prête. Et au bout d’une dizaine de jours, j’ai effectivement reçu une lettre, une carte de train pour aller à Bletchley et des indications sur ce que je devais apporter avec moi. On m’a donné la date, l’heure et [le nom de] la personne qui devait m’attendre. Donc au moment convenu, je suis arrivée à Bletchley sans savoir ce que c’était ou ce qu’on était sensé faire là-bas.
Le jour suivant, on nous a emmené dans la hutte six, moi et deux autres filles qui venaient tout juste de s’enrôler et on nous a dit qu’on travaillerait sur la machine Enigma. Je suis devenue très bonne amie avec les deux filles qu’on m’a présentées. En fait, avec une autre fille on est devenu un quatuor. Dans notre hutte, on était connu sous le nom de Berry & Co. On a vécu ensemble, travaillé ensemble, on faisait tout ensemble et je suis toujours en contact avec elles, après 65 ans.
Avant de commencer à travailler avec les machines Enigma, on nous a fait faire le tour de la hutte six pour nous montrer « la Bombe ». C’était Colossus, le premier grand ordinateur conçu pour tenter de décoder les messages en provenance d’Allemagne. Pour revenir au début, on nous a fait comprendre que ces messages étaient cueillis des airs par des grands groupes de filles qui faisaient surtout partie je pense du WRNS [Service féminin de la Marine royale] et, à part prendre et transmettre les messages, elles n’avaient vraiment pas grande idée de ce que leur travail impliquait.
Les messages arrivaient à Bletchley Park et leur déchiffrement très complexe était effectué par des hommes et des femmes employés pour cette tâche. La plupart d’entre eux venaient d’Oxford ou de Cambridge, c’étaient mathématiciens ou des gens dotés d'une espèce de vision originale en ce sens qu’ils pouvaient examiner un problème sous un angle différent de l’angle habituel. C’était des gens capables de faire des mots croisés cryptiques en un temps record. Des gens qui avaient des compétences mathématiques très élevées. Les premiers résultats étaient envoyés à la Bombe qui était une énorme machine. Elle faisait environ 2 m de haut et 2 m 15 de long et à la fin de la guerre, il y en avait dix. Chacune des machines avait 108 rotors montés sur cylindres. C’est ce qui permettait de compléter les codes et de les amener à un point où on pouvait les utiliser. Ensuite, ils étaient envoyés dans la salle de décodage où on nous donnait les lettres qu’on devait mettre dans nos machines.
On avait également un tableau de connexions que les Allemands appelaient un Steker et selon les codes qui avaient été déchiffrés, on nous donnait certaines paires de lettres à insérer dans le Steker et quand on pressait les premières lettres, la permutation des rotors était activée et on obtenait un code à trois lettres complètement différent. Ensuite, on permutait à nouveau les rotors pour voir la dernière combinaison de lettres. Et on espérait que quand on commençait à taper, l’allemand sortirait. C’est la raison pour laquelle ils n’avaient pas besoin de quelqu’un qui maîtrise l’allemand dans notre salle. Tout ce dont nous avions besoin, c’était être capable de reconnaître l’allemand quand on le voyait et savoir si et quand ça devenait du charabia.
La salle de décodage était dans la hutte six. Dans la hutte trois, nos collègues connaissaient très bien l’allemand. Et ils faisaient la traduction des messages. Je pense que de toute façon, il aurait été presque impossible pour nous dans la salle de décodage de la hutte six de lire beaucoup car l’allemand était abrégé et il fallait vraiment un apprentissage spécial pour être capable de déchiffrer ce que cela signifiait. Mais les gens de la hutte trois faisaient ça et parfois ils transmettaient les messages extrêmement rapidement. Mais tout était tenu très secret. Personne ne parlait de son travail. Même dans notre propre salle de travail on n’en parlait pas. On n’allait pas dehors en parler avec d’autres gens qui étaient à Bletchley qu’on connaissait. On ne parlait pas de notre travail dans la hutte six avec des gens de la hutte trois par exemple. Et une de mes amies était dans la hutte trois.
Elle nous a raconté qu’une fois, un message qui avait été déchiffré avait été traduit et envoyé au commandant sur le terrain. Il faisait face au commandant allemand et il avait reçu le message avant le commandant allemand. Mais c’était inhabituel que ce soit aussi rapide
Pour le dire simplement, je travaillais dans un bureau du gouvernement et ça semblait tellement inintéressant que personne ne se montrait curieux. Les gens posaient des questions mais on minimisait l’intérêt de notre travail. Le secret était tel qu’on ne parlait de rien en dehors du bureau. On n’en parlait même pas à l’intérieur. On allait dans une cafétéria pour prendre nos repas et personne ne parlait de ce qu’on faisait, personne ne parlait de ce qui se passait. Garder le silence faisait tellement partie de ça que je pense qu’on a refoulé les choses dans notre tête et plus tard, j’ai trouvé un peu difficile de me rappeler tout. On le mettait de côté parce que si vous le refouliez et que vous n’y pensiez pas, il y avait moins de risque que ça sorte et que par accident on dise quelque chose. Et je pense que tous ressentaient la même chose.