En 2010, le Projet Mémoire a interviewé Gilbert Kenny, un ancien combattant de la Deuxième Guerre mondiale. L’enregistrement (et la transcription) qui suit est un extrait de cet entretien. Né à Sainte Rose, au Nouveau-Brunswick, le 2 décembre 1923, Gilbert Kenny est entré dans la marine marchande à l’âge de 16 ans. Il a servi dans la marine marchande de 1940 à 1945, d’abord occupant le rang de second cuisinier et terminant son service comme premier maître. Dans ce témoignage, Gilbert Kenny évoque ses efforts pour se porter volontaire pour la guerre et son expérience sur les navires marchands pendant la bataille de l’Atlantique; au cours d’une traversée, le navire de Gilbert Kenny a été coulé par une torpille ennemie et il a passé trois jours à la dérive dans un canot de sauvetage avant d’être secouru. Gilbert Kenny a reçu l’Étoile de l’Atlantique, l’Étoile de Birmanie et la Médaille d’Ouchakov, cette dernière pour sa participation au passage de Mourmansk. Gilbert Kenny est décédé le 16 octobre 2017 à Saint John, au Nouveau-Brunswick.
Prenez note que les sources primaires du Projet Memoire abordent des temoignages personnels qui refletent les interpretations de l'orateur. Les temoignages ne refletent pas necessairement les opinions du Projet Memoire ou de Historica Canada.
Transcription
J'ai quitté la maison à l'âge de 16 ans. Je suis allé à Bathurst (Nouveau-Brunswick) et j'ai essayé de m'enrôler dans l'armée. Non, ils m'ont dit, tu es trop jeune, reviens dans deux ans. Je suis donc allé à (la station de l’ARC) Moncton et j'ai essayé de m'enrôler dans l'Aviation. J'ai été accepté dans l'Aviation. J'ai un peu menti. Ils m’ont ensuite envoyé à (la station de l’ARC) Fredericton. Après environ deux semaines à Fredericton, ils étaient prêts à me donner mon uniforme. Je m'en réjouissais. Ils m'ont appelé au bureau. Ils m'ont dit qu'ils avaient de mauvaises nouvelles. Quelles mauvaises nouvelles? Ils m'ont dit que ma mère m'avait dénoncé et que je n'avais que 16 ans. (Rires) « Ils veulent te donner un billet pour rentrer chez toi. ». J'ai dit: « Non, je ne veux pas rentrer chez moi, je veux aller à la guerre. » « Vous êtes jeune. » J'ai dit: « Donnez-moi un billet pour Halifax. Il y a toutes sortes de bateaux à Halifax. Je veux prendre l'un d’eux. » « Bon, d’accord. » Ils m'ont donc donné un billet pour Halifax. Il était 4 heures du matin et nous devions être à ce que nous appelions la deuxième porte, qui était à neuf miles du port d’Halifax. À partir de là, nous étions dans l'océan Atlantique. Avant cela, nous étions dans la baie de Fundy, et ils nous attendaient, peut-être deux ou trois sous-marins. Il y avait plus de 200 ou 250 navires dans un convoi comme celui-ci. Et puis ils choisissent celui qu'ils veulent. Ils ont deux ou trois sous-marins, ils sortent leur périscope et regardent lequel ils vont prendre. Et ils connaissaient ce navire. Lorsque nous le chargions à Halifax, ils étaient là, ils avaient l'habitude de venir la nuit. À la manière dont ils arrivaient, nous ne pouvions le savoir. Il y a un endroit, juste avant d'arriver au port, où le navire entrait et où le sous-marin se trouvait juste sous le navire. Les signaux indiquaient sur quel navire. Mais pendant tout ce temps, il y avait un sous-marin juste en dessous, nous ne le savions pas. Ils étaient sournois.
Nous avions des explosifs à bord. Tous les navires qui sont passés au-dessus avaient des explosifs à bord. Mais celui-là avait touché la poupe et pas le magasin (stockage de munitions et d’armes). Il n'a donc pas fallu longtemps pour qu'il coule. Quoi qu'il en soit, il était environ quatre heures du matin, le pire moment en mer est à quatre heures du matin parce que c'est quand le jour se lève et si vous être déjà allé en mer, et puis vous voyez, vers quatre heures, vous voyez une bande blanche autour, la lueur. Ensuite, on peut voir l'eau, et ils pouvaient repérer le navire à 10 miles. Ils ont donc frappé et j'étais en train de dormir. Quand vous allez au lit, vous gardez vos bottes, vos vêtements, votre gilet de sauvetage, vous ne les enlevez pas. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, je dormais et j'ai été assommé, je crois, d'après ce que j'ai compris. Je ne me souviens plus très bien de cette partie, mais je savais ce qu'il fallait faire parce que nous le faisions deux ou trois fois par jour ̶ quel canot de sauvetage nous allions prendre si quelque chose devait arriver. Quoi qu'il en soit, le bateau était en train de couler. Il était assez lourd et il y avait de la fumée. Mon entraînement consistait donc à sauter dans l'eau et à me hisser sur le radeau. J'ai sauté, et c'est à ce moment que je me suis abîmé la jambe et le dos, ce qui n'est pas bon. J'en ai encore la cicatrice.
À ce moment-là, j'ai laissé aller la corde et les vagues m’ont emporté. Parce qu'un autre bateau brûlait et qu'il avait été touché en même temps. J'ai donc dérivé et peut-être une heure plus tard, il n'y avait plus de navire; il y avait du brouillard. C'était le 6 juin. Il y avait beaucoup, beaucoup de brouillard. J'ai dérivé, dérivé, dérivé. Il s’est mis à faire sombre. Le lendemain, le soleil est apparu, mais je ne l'ai pas beaucoup vu parce qu'il y avait du brouillard. Le soleil est apparu avec la lumière du jour, mais encore une fois, je ne sais pas, je veux dire, les jours n'ont pas semblé trop longs. En un rien de temps, la nuit a recommencé à tomber. Il y a eu deux nuits noires et un jour. Et puis j'ai entendu le bateau arriver. Je ne voyais rien, alors quand j'entendais un bruit, je criais (bruit), ils n’ont rien entendu, le bateau est passé. Mais un navire est arrivé et il était très proche. Je pense qu'il n’était pas à plus de 25 ou 30 pieds de moi. S'il m'avait frappé, je ne serais plus ici aujourd'hui.
J'ai donc crié et tout à coup, j'ai entendu le moteur s'arrêter. Oh, je pouvais sentir la chair de poule partout. Une voix m'a demandé de m'identifier. J'ai répondu que j'étais Canadien et que mon navire avait été coulé la veille. « Et quel est le nom du navire? » J'ai dit: « (SS) Jasper Park ». Il m'a dit que c'était il y a trois jours. J'ai répondu que oui. Il m'a dit « Vous dérivez. Où êtes-vous? » J'ai répondu: « Je suis ici. » Je pouvais entendre qu'ils avaient largué l'embarcation de sauvetage (bruit), le bloc et le câble; et après 10 minutes, il a dit, « Continuez de parler. » J'ai dit: « D’accord. Bla, bla, bla. Vous voulez que je chante? » (rires) J’étais heureux, je pouvais faire n'importe quoi. Ils sont arrivés et m'ont fait monter à bord. C'était un navire américain Liberty (cargo). Oh, ils ont une salle d'hôpital et tout le reste. Ils m'ont bien servi. J'y suis resté environ une semaine, puis on m'a remis dans le train; je suis retourné à Halifax et j'ai embarqué à nouveau sur un autre navire.