Dans les années 1950, la Saskatchewan a été l’hôte de certaines des études sur les substances psychédéliques les plus importantes de la planète. C’est le psychiatre Humphry Osmond, établi dans la province, qui a inventé le terme psychédélique en 1957. Dans le domaine de la santé mentale, les traitements basés sur la prise de LSD ou de mescaline représentaient une option intéressante pour les séjours à long terme dans les asiles. En effet, ces substances offraient aux cliniciens une meilleure compréhension des troubles psychotiques de leurs patients, en plus de faciliter la recherche en santé mentale et sur la dépendance. L’administration de doses uniques d’une substance psychédélique étaient ainsi vue comme un traitement intéressant et abordable, qui cadrait avec les objectifs du nouveau système de santé financé par l’État, lequel cherchait à soigner et autonomiser les patients qui autrement étaient détenus en asile.
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Contexte : découverte du LSD
En 1938, le chimiste Albert Hofmann synthétise pour la première fois le diéthylamide de l’acide lysergique (LSD) dans un laboratoire à Bâle, en Suisse. La substance demeure intouchée jusqu’au 16 avril 1943. Ce jour-là, Hofmann met accidentellement du LSD sur ses doigts alors qu’il manipule la substance. Celle-ci est absorbée par sa peau et c’est ainsi que le premier trip de LSD connu a lieu. Trois jours plus tard, le chimiste en prend une autre dose et rentre chez lui à vélo, ses perceptions changées par les effets « enivrants » et « oniriques » du LSD.
Rapidement, les propriétés hallucinogènes du LSD attirent l’attention des chercheurs. De 1950 à 1961, les revues médicales publient plus de 1000 articles portant sur cette drogue, dont des études sur ses effets sur les animaux et sur ses possibles utilisations cliniques chez l’humain.
Drogues psychiatriques dans les années 1950
Les années1950 sont témoins de changements majeurs dans la médecine psychiatrique occidentale, notamment par l’arrivée généralisée des médicaments psychotropes. C’est en effet pendant cette décennie qu’apparaissent sur le marché les antidépresseurs, les antipsychotiques et les anxiolytiques. Ces substances repoussent les limites de l’imagination dans la manière de traiter les maladies, et beaucoup voient d’un très bon œil leur utilisation en santé mentale.
Cette vague d’intérêt considérable pour les substances psychoactives touche également le LSD. Cette dernière, toutefois, offre une approche très différente de la guérison. Plutôt que de prescrire des pilules à prendre toute sa vie, l’approche psychédélique préconise une dose unique, qui permettrait au patient, au cours du trip, d’acquérir une compréhension approfondie de lui-même et peut-être même d’accepter son comportement. Autrement dit, il s’agit d’une séance de psychothérapie intensive qui, aux dires de certains à l’époque, équivaut à plus de 10 ans de séances professionnelles.
Programme de recherche en Saskatchewan
En 1944, les résidents de la Saskatchewan élisent le premier gouvernement socialiste d’Amérique du Nord. Le nouveau premier ministre, Tommy Douglas, a promis au cours de sa campagne de réformer le système de santé du tout au tout. Au cours des 17 années qui suivent, il jette les bases d’un programme national d’ assurance-maladie. Alors qu’il met ces réformes en place, Douglas reconnaît aussi le besoin d’investir en recherche médicale en plus d’effectuer des changements dans la politique gouvernementale. Il recrute donc des chercheurs de bien plus loin que la Saskatchewan pour créer une culture d’expérimentations scientifiques dans sa province.
Humphry Osmond et Abram Hoffer
Le psychiatre britannique Humphry Osmond arrive en Saskatchewan en 1951. Dans le cadre de sa pratique professionnelle à Londres, il cultive un intérêt particulier pour les hallucinations et les troubles psychotiques. Au Canada, il devient directeur clinique, puis superintendant, de l’hôpital psychiatrique de Saskatchewan à Weyburn.
Bien qu’il soit l’un des plus grands asiles d’Amérique du Nord, l’hôpital psychiatrique de Weyburn est surpeuplé. En effet, pour la plupart des patients, entrer à l’asile signifie y rester jusqu’à la fin de ses jours. De l’extérieur, l’ hôpital et ses jardins sont impressionnants et parfaitement manucurés. Entre les murs de l’établissement, toutefois, les patients souffrent. Par le passé, les directeurs ont causé une foule de scandales en embauchant leur personnel sur la base des relations politiques plutôt que de leurs compétences ou de leur expérience. Humphry Osmond, lui, est déterminé à transformer les soins en santé mentale offerts à Weyburn et ailleurs. Il entame donc une étude rigoureuse sur les hallucinations et la psychose.
À son arrivée en Saskatchewan, Humphry Osmond rencontre le psychiatre et biochimiste Abram Hoffer. Originaire de Saskatchewan, Abram Hoffer vient tout juste de terminer ses études de médecine à Toronto et est chercheur au sein de la division des services psychiatriques du ministère provincial de la Santé publique à Regina. Rapidement, les deux chercheurs deviennent d’importants collaborateurs, malgré la distance qui les sépare. En effet, ils sont liés par le désir d’améliorer les soins de santé mentale et de soutenir les réformes en santé entamées dans la province.
Objectifs de la recherche
Le programme de recherche de Humphry Osmond et d’Abram Hoffer est rapidement élaboré autour de deux objectifs principaux. D’abord, en utilisant du LSD et de la mescaline (une substance provenant du cactus peyote), Humphry Osmond approfondit ses premières études sur les psychoses expérimentales. Son hypothèse est que le LSD imite les effets psychotiques de la schizophrénie. En produisant un modèle expérimental de cette maladie, il croit arriver à mieux comprendre ce que les patients ressentent. Qui plus est, le personnel pourrait aussi bénéficier de cette compréhension accrue de leurs patients en faisant l’expérience de leur maladie par le biais d’un trip de LSD supervisé. Étant donné qu’ils arrivent à plonger une personne dans un état de psychose en lui administrant un mélange de substances, les deux chercheurs croient également que la psychose de leurs patients pourrait résulter d’un déséquilibre chimique. Cette hypothèse les encourage à examiner minutieusement la chimie du cerveau lorsqu’ils étudient des troubles comme la schizophrénie.
Le deuxième objectif de recherche du duo se rapporte à l’alcoolisme. Humphry Osmond et Abram Hoffer proposent que le trip de LSD imite la sensation terrifiante d’avoir touché « le fond du baril », telle que décrite par leurs patients alcooliques. Les gens ayant une dépendance à l’alcool refusent souvent d’obtenir de l’aide avant d’avoir atteint ce stade de détresse. Les chercheurs déduisent donc qu’ils pourraient court-circuiter le parcours naturel de la maladie en administrant du LSD aux patients alcooliques avant qu’ils atteignent véritablement le fond du baril. Par cette intervention précoce, ils espèrent amoindrir certains des effets néfastes que la dépendance à l’alcool a sur le corps, comme les maladies du foie. Ils espèrent aussi réduire les comportements agressifs et criminels qui accompagnent souvent l’alcoolisme. Ces recherches attirent rapidement l’attention du monde scientifique à mesure que l’on publie leurs résultats dans des revues médicales.
Invention du terme psychédélique
En mars 1933, Humphry Osmond reçoit une lettre de l’auteur britannique renommé Aldous Huxley, qui a entendu parler de son programme de recherche. Au gré de leur correspondance, l’auteur demande à vivre un trip supervisé. Humphry Osmond rejoint donc Aldous Huxley et sa femme Maria à Los Angeles pour leur donner de la mescaline. Cette rencontre forge une amitié solide qui durera jusqu’à la mort de l’auteur en 1963. La relation donne aussi naissance au terme psychédélique. « Pour sonder l’Enfer ou atteindre les cieux angéliques / Prenez simplement une pincée de PSYCHÉDÉLIQUE », écrit le psychiatre à son ami. Le court poème est en fait une réponse à celui d’Aldous Huxley, qui propose aussi un terme tiré du grec: « Pour passer du trivial au sublime / Prenez un gramme de phanérothyme ». En 1957, Humphry Osmond utilise le mot psychédélique pour la première fois dans un article médical, et le terme fait bientôt son entrée dans la langue courante anglaise.
La Saskatchewan, tête de file des réformes en santé
Aldous Huxley n’est pas le seul à l’extérieur de la Saskatchewan et de la communauté scientifique à reconnaître le potentiel des drogues psychédéliques. En effet, nombreux sont ceux qui commencent à solliciter les conseils des deux chercheurs saskatchewanais: journalistes, architectes, infirmières, directeurs d’hôpitaux, artistes, ingénieurs, musiciens, théologiens et guérisseurs autochtones (voir Chaman). Bientôt, de nombreux collègues charismatiques se joignent au projet de Humphry Osmond et Abram Hoffer. C’est le cas notamment du psychologue Duncan Blewett (qui a créé le premier programme de psychologie au campus de Regina de l’Université de la Saskatchewan), de Sven Jensen à Swift Current (qui a légitimé le rôle de la spiritualité dans le traitement des dépendances) et de Colin Smith, qui a travaillé à Weyburn, puis à Regina (et qui a influencé les politiques en santé dans le domaine de la psychiatrie).
Au cours des années1950, la Saskatchewan devient un pôle pour la recherche sur les drogues psychédéliques et les réformes en santé. Les penseurs et les réformistes travaillent de concert sur un ensemble d’études à la portée profonde et diverse, et dont les résultats sont prometteurs. Les études sur l’ alcoolisme, qui suivent des patients jusqu’à 2 ans, montrent des taux de guérison de 50 à 90%. Parmi les réformes hospitalières, on réaménage les installations et on forme les infirmières afin de réduire les risques d’hallucinations terrifiantes chez les patients. On enseigne aussi au personnel à offrir plus de confort aux patients et à faire preuve de plus d’empathie dans la prestation de soins.
Le début des années1960 marque la fin de l’âge d’or de la recherche sur les drogues psychédéliques. Ce déclin est dû en partie aux résultats mitigés de l’expérience politique de Tommy Douglas. En effet, la Saskatchewan peine à instaurer les dernières mesures de l’ assurance-maladie après des résultats divisés aux élections provinciales de 1960. L’année suivante, Douglas démissionne de son poste de premier ministre pour assurer la direction du Nouveau parti démocratique. Suit en juillet 1962 une grève des médecins en Saskatchewan, qui protestent contre l’assurance-maladie. Vers la fin de la même année, les Canadiens apprennent l’existence d’anomalies congénitales associées à l’utilisation de la thalidomide (voir Frances Oldham Kelsey). Ce scandale provoque un débat parlementaire sur la classification et la réglementation des drogues et médicaments et le LSD devient un enjeu politique.
Humphry Osmond quitte la province en 1961 pour enseigner à l’Université Princeton. Il s’installe éventuellement en Alabama, où il travaille à réformer un autre grand hôpital psychiatrique.
En fin de compte, le gouvernement canadien permet la poursuite des études sur le LSD. Cela étant dit, il modifie les règlements à son sujet, forçant les chercheurs à demander directement au ministère fédéral de la Santé le droit d’étudier la substance, une pratique qui est maintenue pendant des années. À la fin de la décennie, toutefois, l’utilisation récréative et l’abus de substances psychédéliques suscitent une inquiétude généralisée (voir Utilisation non médicale des drogues).
Changement des mœurs culturelles
Au début des années1960, la nouvelle d’un marché noir de l’acide se répand dans les médias grand public. Les reportages qui en découlent déclenchent un état d’alerte par rapport à cette drogue qui provoque des hallucinations, de la « folie » et de la violence. Les chercheurs reconnaissent rapidement l’émergence d’un tel marché malgré leurs efforts pour le contenir. La mauvaise presse a tôt fait de changer l’attitude des gens par rapport aux substances psychédéliques, et les unités de recherche subissent des pressions pour que leurs activités cessent.
Humphry Osmond et Abram Hoffer comprennent bien que l’association entre la violence et les drogues psychédéliques menace la recherche médicale, tout comme la réputation de l’acide elle-même, selon laquelle elle pousserait les gens à rejeter l’autorité. Humphry Osmond écrit aux autorités américaines pour les supplier d’aider à protéger la recherche médicale. Il se rend également chez des fournisseurs bien connus du marché noir pour les inciter à faire preuve de prudence. Enfin, il réprimande Timothy Leary, ancien professeur de psychologie de Harvard devenu gourou autoproclamé de l’acide. En effet, Timothy Leary suggère à qui veut bien l’entendre d’utiliser des substances psychédéliques pour « s’allumer, se recentrer et s’évader ». Leary et de nombreux autres contribuent ainsi à créer un lien fort entre les substances psychédéliques et la contre-culture. Aux yeux de beaucoup, ces drogues s’associent également à des comportements dangereux et débridés ( voir aussi Hippies).
Les chercheurs en médecine tentent néanmoins de continuer à étudier les utilisations thérapeutiques des substances psychédéliques, mais les organismes de réglementation des drogues en Occident serrent la vis. Ils augmentent la charge administrative liée à ces drogues à un point tel que leur étude devient quasiment impossible. Les chercheurs arguent aussi qu’ils n’arrivent pas à faire concurrence à un lobby toujours plus puissant de pharmaceutiques qui préconisent la consommation journalière de médicaments plutôt que la thérapie fondée sur une dose unique.
Pendant les cinq décennies suivantes, la recherche sur les drogues psychédéliques ne fait pas de vague. Les campagnes antidrogue cimentent encore davantage l’image du LSD comme substance dangereuse, capable de modifier la chimie du cerveau de façon permanente ou encore de provoquer une psychose.
Importance
C’est au 21e siècle que les drogues psychédéliques connaissent un regain d’intérêt, et l’on commence de plus en plus à soutenir le retour de la science étudiant les substances psychédéliques. À bien des égards, le travail de recherche reprend là où on l’avait laissé dans les années1960. Les études sur la dépendance, le trouble du stress post-traumatique, les diverses présentations de la folie et les soins de santé en fin de vie prennent du gallon, si bien que certains parlent même d’une « renaissance psychédélique ».
Les idées de réforme apportées par Humphry Osmond ont également une influence durable. Les chercheurs franchissent à nouveau les frontières géopolitiques et professionnelles afin d’explorer le rôle que peuvent jouer les drogues psychédéliques dans le remaniement des idées courantes sur la santé et le bien-être. Au 21e siècle, le contexte a bien changé: l’emprisonnement à vie dans les hôpitaux psychiatriques n’est plus un traitement valide de la maladie mentale. En outre, les critiques croient que la consommation journalière de médicaments peut avoir des effets négatifs dans le cas des troubles mentaux. La médecine fondée sur les preuves et les approches actuelles en matière de politiques s’interrogent également sur l’influence que la recherche de profits a potentiellement eue dans la création des règles qui soutiennent la vente des médicaments (voir aussi Industrie pharmaceutique). Enfin, les chercheurs désirent trouver d’autres façons de traiter la dépendance à l’alcool et au tabac, deux substances qui posent un risque sérieux pour la santé et entraînent des coûts importants pour le système de santé. Cela étant dit, malgré ces faits, les gouvernements refusent d’en interdire la consommation parce qu’elles représentent d’importantes rentrées fiscales.
Une nouvelle génération de chercheurs commence maintenant à s’attaquer à la relation problématique entre la réglementation sur les drogues et le secteur des soins de santé. Ils ménagent ainsi un espace pour la recherche sur les substances psychédéliques et contestent les raisons pour lesquelles des thérapies moins dispendieuses ne sont pas considérées. De telles idées ne sont pas nouvelles. Ce sont en effet ces considérations financières qui ont guidé la recherche en Saskatchewan dans les années1950, de même que le désir de mieux comprendre la façon dont les patients psychotiques se perçoivent.